Un ouvrage universitaire sur le phénomène de la gladiature dans l’Antiquité romaine.

Des peintres pompiers du XIXème siècle au film Gladiator, les représentations contemporaines du gladiateur témoignent de par leur abondance d’une fascination intemporelle pour un phénomène qui reste en définitive très mal connu.

C’est du moins ce que l’ouvrage d’Eric Teyssier, maître de conférences et spécialiste de la question, entend démontrer patiemment en entreprenant un travail complet de lecture ou de relecture de la documentation disponible sur la question.

Certes, ce livre de plus de 500 pages – fruit des travaux de recherche de l’auteur – constitue d’abord un ouvrage universitaire de référence sur la question, mais il n’en reste pas moins accessible à tous ceux qui, passionnés de sport, de combat ou tout simplement d’histoire romaine, souhaitent se plonger dans une synthèse qui fait la part belle aux sources et aux représentations iconographiques.

Au carrefour de plusieurs branches de l’histoire – histoire sociale, militaire, économique, voire politique et histoire du sport – et de l’anthropologie, le propos fourmille en effet d’illustrations, de schémas ou encore de reproductions de graffiti, qui sont analysés en profondeur et complètent la lecture aussi agréablement qu’utilement. Un lexique détaillé figure en annexe et permet de ne jamais s’égarer parmi les nombreux termes techniques employés.

Redonner un contenu historique à la gladiature

Si l’objectif de l’auteur est bien de comprendre un « dossier » sous tous ses aspects, sans les biais et autres a priori modernes et anciens que l’on a pu avoir sur la question, l’étude est avant tout chronologique et relate d’abord l’évolution de la gladiature. Cette histoire s’étale sur huit siècles dans le monde romain antique, mais la majeure partie de l’ouvrage est consacrée à la période considérée par l’auteur comme celle de la « gladiature classique », le Haut-Empire romain, d’Auguste à la crise du IIIème siècle. D’autre part, la démarche adoptée mérite aussi d’être mentionnée en raison de son originalité : non content de reprendre et de croiser les données iconographiques, épigraphiques, littéraires et archéologiques, l’historien laisse également une place à une forme de recherche tout à fait passionnante, l’« expérimentation archéologique », qui s’attache à reconstruire au plus près la réalité du combat voire de l’existence du gladiateur. Comme Eric Teyssier l’annonce d’ailleurs dans l’introduction, l’objectif n’est donc plus d’observer le gladiateur « du haut des gradins » ou d’émettre des jugements moraux, mais bien de le suivre au ludus (l’« école » des gladiateurs) et de décrire le phénomène dans toutes ses dimensions.

Du jeu funéraire au spectacle

Après avoir défini l’objet étudié – le gladiateur, et non les condamnés aux bêtes ou les venatores (chasseurs), même si les trois sont donnés en spectacle dans le même lieu, l’amphithéâtre – l’auteur retrace la « préhistoire » de la gladiature dans le monde hellénistique puis italien, tout en enquêtant sur ses fondements, certainement religieux et funéraires, peut-être d’ailleurs déjà identifiables dans un passage de l’Iliade d’Homère.

Au cœur de la gladiature, il y a d’abord l’idée de combat rituel, qui n’est pas lié à un conflit, et dans lequel les adversaires ne se sont pas provoqués et ne s’en veulent pas personnellement. Surtout, la gladiature au sens classique du terme naît avec le développement du système des armaturae : ce terme désigne les différents « types » de gladiateurs (il en existe une dizaine sous le Haut-Empire), dont certains nous sont familiers – comme le « mirmillon », ou le « rétiaire » reconnaissable à son trident et à son filet – tandis que d’autres le sont beaucoup moins. C’est cette différenciation et cette structuration en plusieurs figures de gladiateurs, caractérisées par un équipement et une technique de combat bien particuliers, et opposés les uns aux autres (le rétiaire se bat généralement avec celui que l’on appelle le secutor) qui donne tout son intérêt au combat-spectacle et explique en grande partie le succès de la gladiature dans l’Antiquité romaine. Dans le même temps, la gladiature elle-même évolue : l’idée de jeu funéraire disparaît peu à peu, la fonction spectaculaire se développe, tandis que les gladiateurs eux-mêmes, d’abord esclaves et prisonniers de guerre, sont de plus en plus des volontaires très entraînés et deviennent de véritables professionnels du combat dans l’amphithéâtre, bâtiment qui se répand simultanément dans le monde romain. Cette évolution longue aboutit à un système qui semble organisé de manière quasi-définitive à partir du règne d’Auguste, et qui ne subit plus de transformation importante pendant près de deux siècles, constituant de fait un cadre intéressant pour étudier le phénomène dans ses différentes facettes.

C’est du reste à l’intérieur de ce cadre que l’auteur choisit de décrire les armaturae, en particulier à travers des pages captivantes consacrées à la relecture d’un texte d’Artémidore de Daldis   , tout en montrant, à la lueur des données archéologiques, des nombreuses représentations iconographiques, et des sources littéraires, le perfectionnement constant des équipements et des techniques de combat enseignées par les doctores (entraîneurs).

Des comparaisons éclairantes avec un passé récent

Si ces descriptions souvent très techniques pourront paraître longues aux non-spécialistes, elles intéresseront cependant les curieux – en particulier les (peut-être) trop brèves pages concernant les résultats de l’archéologie expérimentale – tandis que certains passages ne manqueront pas d’attirer l’attention de tous : ainsi du phénomène des femmes gladiatrices, qui constituent semble-t-il un spectacle de choix pour les Romains, ou encore de la démythification du trop fameux Ave Caesar, morituri te salutant. De même, le moment de la mort du gladiateur, représenté certainement à tort dans l’imaginaire contemporain par un pouce dressé ou abaissé, est-il repris à la « source » (le fameux verso pollice de Juvénal) et analysé en profondeur afin de couper court à la mythologie qui entoure cet instant, afin surtout de le replacer dans son contexte et d’en montrer les enjeux, pour le gladiateur comme pour le public.

Notons également que l’historien, sur une question qui se situe souvent à la lisière de l’anthropologie, a souvent recours à des comparaisons éclairantes avec un passé plus récent : ainsi, l’attrait pour la gladiature observé chez les jeunes nobles romains a certainement sa contrepartie dans l’engouement bourgeois pour la pratique de la savate au début du XXème siècle, de même que le monde du football actuel, avec ses vedettes, ses enjeux financiers et ses désastres (le drame de Furiani est comparé à un événement similaire autour d’un combat de gladiateurs) permet-il certainement de mieux comprendre certains aspects de la lutte dans l’amphithéâtre.

Enfin, la dernière partie de l’ouvrage, consacrée à l’étude de « la gladiature dans la société romaine », est en réalité un développement de points laissés en suspens dans les parties précédentes : si l’importance économique du phénomène y est dépeinte avec l’aide de la modélisation et de données très concrètes, on y trouvera également la description de l’ultime évolution de la gladiature, entre brutalisation et uniformisation (qui la conduiront à sa disparition bien plus sûrement que les condamnations morales) et surtout des réflexions sur les représentations entourant les gladiateurs. Entre fantasmes et réalités, ceux-ci sont autant admirés pour leur courage que méprisés pour leur condition : en effet, si le gladiateur a la condition d’ « esclave du laniste   », sa violence, sa technique et son choix de vie fascinent les contemporains du phénomène autant que nous.

Le dossier gladiateurs est un ouvrage d’un grand intérêt pour qui s’intéresse à l’histoire de la gladiature antique, et plus largement pour tous ceux qui veulent se plonger dans une enquête historique croisant l’ensemble des sources disponibles sur un « dossier » dans le but de faire resurgir un phénomène bien particulier et, au-delà, tout un pan de la civilisation romaine, le seul peut-être à être aussi universellement connu qu’il est peu compris