Un essai  sans grande révolution qui tente d'analyser le rôle de la critique entre une approche sociologique pragmatique et un  militantisme qui ne dit pas son nom.

* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.

 

Le titre est alléchant et le contenu semble prometteur. L'auteur, ancien compagnon de recherche et d'écriture de Pierre Bourdieu, avec qui il officiait au Centre de Sociologie Européenne puis dans le cadre de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, tente depuis sa rupture – partielle - avec cette école sociologique critique de la dépasser afin de développer ce qu'il a nommé, avec ses collègues du Groupe de sociologie politique et morale de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, une sociologie pragmatique de la critique. Cet ouvrage réunit trois exposés, développés en six chapitres, donnés  fin  2008 au cours de plusieurs cycles de conférences.

Une critique qui trouve écho


La production intellectuelle de Luc Boltanski s'expose et s'exporte dans différents champs comme  celui de la politique et récemment au sein de la Société Louise Michel   , un nouveau think thank fondé en 2009 et lié au NPA   . Cette boite à idées, accolée à cette partie de la gauche dite radicale (la gauche de la gauche, la gauche de gauche, etc.), est-elle réellement nécessaire quand on lit sous la plume de l'auteur que dans " l'histoire sociale du mouvement ouvrier, les révoltes du passé n'ont jamais attendu pour se manifester avec éclat que leur soit présentée une " alternative " dessinée dans tous ses détails, sur le modèle de ce genre littéraire et philosophique que l'on appelle " l'utopie ". On peut dire, au contraire, que c'est toujours à partir de la révolte qu'a pu surgir quelque chose comme une " alternative " et non l'inverse "   ? Le programme sociologique de Luc Boltanski consiste à se réapproprier et de repenser, sous un jour nouveau est-il annoncé, un ensemble de concepts (critique sociale, domination, exploitation, aliénation, relations de pouvoir, valeur, idéologie, justice, déterminisme, autonomie, structure, action, pratique, etc.) pour, toujours selon l'auteur, contribuer au renouvellement actuel des pratiques de l'émancipation et tenter de surpasser (par sa gauche) la sociologie critique bourdieusienne, c'est-à-dire " à la fois en opposition (…) et avec la visée d'en poursuivre l'intention fondamentale "   .  


La sociologie et la critique sociale


La problématique de savoir si la sociologie, considérée dans un cadre scientifique normatif, doit être exclusivement descriptive et neutre ou participer à la critique sociale, c'est-à-dire être active (militante) et impliquée, ne recueille pas l'unanimité d'accords et pose bien des questions aux sociologues   . A ce niveau, Luc Boltanki, tentant " de clarifier la relation entre sociologie et critique et [examinant] la façon dont elles pourraient converger dans des formations de compromis qui ne sont jamais exemptes de tensions "   se range indubitablement du côté d'Emile Durkheim, pour qui la sociologie ne vaudrait pas une heure de peine si elle n'était que spéculative   . Luc Boltanski en actualise la formulation, considérant que " la sociologie serait une étrange activité si, par une sorte de pudeur déplacée ou de  frilosité, elle s'interdisait une pratique qui contribue à un tel degré à la détermination de son objet. A force de vouloir mettre à distance le monde social, comme pour le dominer de l'extérieur, elle se priverait elle-même de ce qui lui donne une assise sociale "   . Le sociologue a l'impératif catégorique d'agir et de participer au mouvement de la critique des " sociétés démocratiques-capitalistes occidentales "   et " les théories critiques ont pour spécificité de contenir des jugements critiques sur l'ordre social que l'analyste assume en son nom propre, abandonnant ainsi la prétention à la neutralité "   .   

De timides avancées


La première salve critique de Luc Boltanski a pour cible les concepts de pouvoirs (les relations de pouvoir) et de dominations sociales (dont les institutions constituent un objet central). A ce niveau d'analyse et de développement théorique, il n'y a fondamentalement rien de bien neuf depuis les travaux de Pierre Bourdieu (sur l'autonomie de la critique, la réflexivité, le dévoilement, la métacritique   , l'illusion, la méconnaissance des agents, l'intériorisation, les dispositions, les structures, etc.) qui puisse accélérer et " ouvrir la voie de la Grande Critique "   . Et savoir que " la dépendance de la critique à l'égard de la sociologie a pour corollaire la dépendance de la sociologie à l'égard de la critique "   ne semble pas être une révolution.

Si, selon Luc Boltanski, la sociologie critique de type bourdieusienne semble avoir eu des manquements   et des effets démoralisateurs (agents dépendants, passifs, baignés d'illusions et de quasi-fatalité/déterminisme, etc.), malgré le fait qu'elle a été " sans doute l'entreprise la plus audacieuse jamais menée pour tenter de faire tenir dans une même construction théorique à la fois des exigences très contraignantes encadrant la pratique sociologique et des positions radicalement critiques "   , la sociologie pragmatique de la critique de type boltanskienne a pour objectif de combler ces lacunes, de surmonter et dépasser cette sociologie critique, en y intégrant les capacités et l'action pratique des acteurs, à la fois raisonnables et révoltés, en vue de leurs émancipations " faisant passer les dominés d'un état fragmentaire à un état collectif "   , transformant " des peines et des rêves en revendications et en attentes "   . Il s'agit pour l'auteur, depuis plus de vingt ans, de " prendre des distances avec la sociologie critique et à chercher à aborder la question de la critique par une autre voie – celle d'une sociologie pragmatique de la critique "   , de " poursuivre et même amplifier l'ancrage dans une sociologie empirique rigoureuse (…) en offrant de meilleures descriptions de l'activité des acteurs en situations "   , soit " relancer la critique, en l'arrimant solidement à la réalité sociale "   . Travail classique de la sociologie.

Une sociologie militante

En prônant " l'éternel chemin de la révolte "   , certes peu courant dans les ouvrages de sociologie,  Luc Boltanski termine son ouvrage par un appel aux acteurs, plus particulièrement aux dominés, contre le capitalisme en souhaitant " rendre au mot de communisme – devenu imprononçable- une orientation émancipatrice que lui ont fait perdre des décennies de capitalisme d'Etat et de violence révolutionnaire "   . Est-on encore dans la sociologie ? Ou dans une " sociologie scientifique " liée à un  idéal de communisme révolutionnaire, si ce n'est plus sûrement à l'anti-capitalisme ? Y verrait-on le retour du spectre du " communisme scientifique " dans les sciences sociales ? A la fin de l'ouvrage, on regrette de ne pas y avoir pas trouvé un éclairage novateur sur le monde social.