Un très bon livre sur les relations franco-allemandes et la musique à programme.

Damien Ehrhardt est chargé de mission à l’université d’Evry-Val-d’Essonne. Il est président-fondateur de l’Association Humboldt-France et de l’Association musicale d’études franco-allemandes. Il est reconnu comme l’un des grands spécialistes de Franz Liszt.

La belle démonstration faite par Damien Ehrhardt consiste, si on devait la résumer, à suggérer qu’à l’inverse de ce que les historiens de la musique expliquent depuis longtemps concernant le XIXe siècle, la musique ne se réduit pas à un phénomène strictement national et à cette « harmonie des peuples » pour reprendre le titre de l’ouvrage collectif non moins intéressant paru en 2006   . Le siècle d’affirmation des nationalismes et des nationalités laissa une place fondamentale à la réflexivité et à la possibilité pour la musique à programme de s’épanouir dans une multitude de contextes transculturels dont la France et l’Allemagne furent les protagonistes malgré tout ce qui pouvait les opposer. Cette relativisation du fait national s’inscrit dans un courant universitaire transdisciplinaire qui tend ces dernières années à développer le thème de la transculturalité (théorie du transfert culturel de Michel Espagne et théorie de « l’histoire croisée » de Michael Werner), quitte à en démontrer les traces historiques là où leur empreinte est la moins soupçonnée, à savoir les relations franco-allemandes, a fortiori vers la fin du XIXe siècle et encore à la veille de la Première Guerre mondiale. La thèse de Damien Ehrhardt consiste à expliquer que l’émergence des cultures nationales résulta de l’interpénétration des différentes aires culturelles en raison de l’action d’une multitude d’acteurs que furent la personnalité dominante de Franz Liszt, le cénacle de ses défenseurs, dont Saint-Saëns, les sociétés musicales, les chefs d’orchestre allemands, certains musicographes et traducteurs auxquels il convient d’ajouter dès les années de la Monarchie de Juillet les émigrés allemands à Paris tels Hiller, Meyerbeer, Offenbach et Thalberg pour n’en citer que quelques uns.

Défini comme « l’appropriation par une entité culturelle d’un message venant d’une autre entité culturelle », le transfert culturel apparaît comme une sorte de traduction, d’appropriation et de mutation se produisant sur ce « socle interculturel » que fut l’interférence entre les nations française et allemande de 1830 à 1914 (et même au-delà). Malgré la rupture liée à la guerre franco-prussienne de 1870-1871, malgré toute la répulsion liée au rejet du wagnérisme chez certains compositeurs français, en dépit d’un sursaut revanchard et d’un nationalisme emphatique incarné notamment par Augusta Holmès, toute l’histoire du « champ culturel transnational » (Patricia Oster) révèle une mutuelle fascination, un même intérêt à connaître les compositeurs de l’autre pays. Le germanotropisme reste la règle après 1870 tandis que dès 1871, Heinrich von Ende fait part de son souhait d’un rapprochement entre les artistes des deux pays. Vécue en France comme un châtiment de Dieu ou comme un douloureux aveu de la supériorité intellectuelle des Allemands, la défaite de 1870 n’explique pas à elle seule la naissance de la Société Nationale de Musique (SNM) dont le projet date en réalité des années 1860. Cette affirmation officielle et réussie d’une voie exclusivement française donnée à la musique s’accompagne d’une habitude nouvellement prise de se rendre en Allemagne et plus particulièrement à Bayreuth, nouveau temple à la gloire de Wagner. L’appropriation de sa musique, avouée par d’Indy lui-même, exerce sur les compositeurs français une influence évidente faisant dire à Damien Ehrhardt que le wagnérisme œuvra au rapprochement franco-germanique.

Mais c’est incontestablement la musique à programme qui figure au cœur de ce processus transnational. La mode avant-gardiste du poème symphonique tel qu’il fut développé par Liszt puis par Saint-Saëns et d’Indy dès les années 1870 permit autant à l’école française de s’affirmer que de se rapprocher de l’école allemande, du moins d’une certaine école représentée par la Société musicale allemande (fondée en 1861) et en second lieu par la Neudeutsche Schule qui longtemps prit pour modèles Berlioz, Liszt et Wagner. L’Association du Nouveau Weimar (Neu-Weimar-Verein) fournit un cadre institutionnel au cénacle que Liszt mit en place dès 1854. Une forte médiation franco-allemande perceptible dans les liens qui unissent déjà Paris à Leipzig dès les années 1830, s’intensifie avec l’essor de la musique à programme considérée comme une forme instrumentale fondée sur un sujet évoqué à l’aide d’un programme, qu’elle prenne la forme d’une symphonie, d’une suite d’orchestre, d’un poème symphonique ou d’une ouverture. Après avoir émancipé cette dernière de sa fonction originelle consistant à ouvrir un opéra, Liszt fait du nouveau poème symphonique un manifeste de la modernité musicale, modernité qui se décline sous différentes formes entre la France et l’espace germanique, jusqu’à ce que Debussy rompe avec l’héritage de ses prédécesseurs, lui qui choisit de se contenter d’un titre simplement évocateur alors que la dimension narrative des œuvres antérieures variait elle-même entre la trame d’une action décrite au moyen d’une image et la représentation sonore d’un événement historique ou légendaire.

Après la musique à programme en tant que telle, l’auteur rappelle à quel point la réception de Liszt en France postula une reconnaissance de ses talents prodigieux de pianiste au détriment de sa capacité à composer. Divers obstacles à la reconnaissance du génie de créateur de Liszt permit à Saint-Saëns et à des interprètes de grande qualité, tels que Francis Planté, de mener un combat au moins jusqu’au centenaire de 1911. Un parcours tout aussi contrasté résume la réception de la musique de Berlioz en France et en Allemagne. Si la Neudeutsche Schule porta un intérêt de premier ordre à Berlioz, au point d’en faire une figure d’identification du Nouveau Weimar – Henrich von Ende fait de Berlioz un « Allemand de l’extérieur » -  il fallut attendre les années 1877-1878 pour que l’opinion française se rende compte de son erreur passée à avoir si longtemps nié l’évidence du génie de l’auteur de la Symphonie fantastique. Grâce aux efforts de Pasdeloup, de Comettant et de Colonne, le « grand réveil », c'est-à-dire cette reconnaissance tardive de la place fondamentale occupée par Berlioz dans l’histoire de la musique, aboutit à ériger l’auteur de L’Enfance du Christ en héros national seul capable de faire contrepoids à Wagner en tant que « musicien national » précurseur.

Damien Ehrhardt explique enfin que plusieurs générations de compositeurs français eurent un lien plus ou moins direct avec l’école allemande dont les œuvres étaient interprétées par les prestigieux chefs d’orchestre d’outre-Rhin dont les tournées à Paris constituaient à la Belle Epoque des événements incontournables. Même Debussy, dont on sait qu’il chercha à s’émanciper de l’influence wagnérienne et lisztienne, renoue avec l’idée poétique qui prévaut à la composition comme aimait à l’affirmer Schumann bien avant lui. Qu’elle fût de style plutôt narratif en France ou de style plutôt poétique en Allemagne, la musique à programme, en particulier le poème symphonique (malgré toutes ses nuances d’un auteur à l’autre) apparaît comme ce dénominateur musical commun aux deux nations qui opérèrent entre elles un complexe transfert culturel marqué par des moments forts et des moments faibles (l’auteur fournit des chronologies très précises de ces différentes phases). Ce bilatéralisme artistique dont Liszt fut le principal instigateur se conclut aujourd’hui sur la perspective de l’interculturalité à travers l’étude possible des configurations triangulaires liant par exemple la France, l’Allemagne à la Russie.

Au moyen d’un plan composé de 12 chapitres thématiques, Damien Ehrhradt réussit tant sur le plan cognitif que dans sa méthode à convaincre le lecteur de la pertinence à explorer ce thème si passionnant de la réflexivité culturelle en matière de musique. Le recours à des problématiques précises et rigoureuses, la présence d’une bibliographie faisant logiquement la part belle aux ouvrages en langue allemande,  la constitution d’un index des personnes et l’accessibilité des analyses musicologiques rendent la lecture de cet ouvrage relativement aisée dès lors que l’on s’intéresse à l’histoire de la musique ou encore à celle du couple franco-allemand