une réflexion politique sur le suicide et la liberté, mais aussi sur la passion de la lecture et de la solitude.

Le premier volume de Dernier Royaume, Les Ombres errantes, a valu à Pascal Quignard le prix Goncourt en 2002. Après Sur le Jadis et Abîmes la même année, Les Paradisiaques et Sordidissimes en 2005 (tomes II à V de Dernier Royaume), il a publié un roman, Villa Amalia, un ouvrage inspiré par la peinture, La Nuit sexuelle et plus récemment un petit livre sur la musique, Boutès. Dans La Barque silencieuse, le tome VI de Dernier Royaume, paru en septembre 2009 au Seuil, l’écrivain conduit son lecteur dans le temps, dans ses rêves, dans ses lectures, dans les fragments de sa vie. Il lui propose un voyage intime, secret, tendre et passionné au cœur de soi, de quelques-unes de ses œuvres, en compagnie des écrivains qu’il aime le plus, à la recherche de ce qu’il nomme dans Vie secrète un « non genre ». Il revient sur la lecture, l’écriture qui sont au cœur de sa vie et modèlent sa rhétorique. Sans céder à la mode actuelle de l’autofiction, il rappelle des lieux qui l’ont marqué, des personnes qu’il a aimées à présent disparues. Deux femmes qui ont énormément compté pour lui enfant et dont le souvenir revient avec une infinie tendresse au fil de ses œuvres : Cäcilia Müller, la jeune allemande évoquée dès la première page des Ombres errantes et sa grand-mère décédée, seule à Paris, dans la proximité de ses livres, dans l’appartement où elle lui avait appris à lire. Il évoque son enfance au Havre, ville de vent et de ruines dans sa mémoire. Il note brièvement des événements qui l’ont affecté, son accident hémorragique en 1997, la mort de Bettelheim et celle de Duras. Autant de souvenirs qui luisent comme de petits galets au fond de l’eau.

 

Au-delà de ce partage de soi, La Barque silencieuse est une invitation à rêver par l’évocation de petits faits vrais, de rapprochements étonnants, de déplacements. P. Quignard y redonne vie à des figures du passé par de nombreuses et brèves histoires, celles de Vernatus l’édile de Rome, de Robert le diable, le père de Guillaume le conquérant, de Louise Brûlé, de Ninon de Lenclos, de la Valliotte, la plus grande tragédienne de Paris dans la première moitié du XVIIe siècle. Il invente des contes cruels et beaux, qu’il prend manifestement de plus en plus de plaisir à écrire et qui célèbrent d’étranges noces avec la mort : Les Fêtes des chants du Marais, histoire d’une voix muée ou Comtesse de Hornoc, une femme terrible conduite dans la mort par un tailleur bien étrange, Monsieur de Hel, avatar sans doute de Jeûne le tailleur et du Seigneur du Hel dans Le Nom sur le bout de la langue.

 

Dès la première page de La Barque silencieuse, P. Quignard nous convie à le suivre dans sa quête des mots qui font défaut ou qui font signe. Ainsi, le corbillard. Un mot dont l’étymologie : « Coche d’eau », « bateau de nourrissons » mène dans l’inconnu de la mort. Il nous embarque dans son histoire intime avec les mots qui dérivent, échappent, reviennent, sans fin portés par la question ontologique de l’avant et de l’après vie qu’il aborde, non dans une perspective philosophique, mais dans ce qu’elle peut porter en chacun de nous d’angoisse, de rêves, de fantasmes ou d’ambivalences. Cependant, dans son jeu brillant, parfois déconcertant sur les mots, passés au crible d’une langue incisive, il propose une succession presque vertigineuse pour son lecteur de cet effet boomerang d’expériences du passé affluant dans le présent : celles du plongeur, de l’amant, de l’astrophysicien imaginant les trous noirs, du dépressif et du nourrisson ne pouvant revenir dans le ventre de sa mère. D’où la pensée, parce que « la vie est une intensité, le temps une mesure », qu’il faut vivre une « vie vive » et non une vie morte, et, pour cela, être libre de soi. De là, pour son lecteur, une invitation à une longue méditation sur la liberté.

 

L’écrivain revient sur la naissance, expérience, avec celle de la mort, la plus commune qui soit, déterminante pour lui, déjà évoquée dans les précédents volumes de Dernier Royaume en particulier. Il reprend une idée essentielle pour lui. Il y a quelque temps déjà : « Une femme nous a abandonnés dans le temps. » Elle nous a projetés dans la mort. Or, nous ne nous remettons jamais complètement de cet abandon originaire. Conséquence : « Dès l’origine paraît un état voisin de la mort. » Cet état revient dans les dépressions nerveuses et au cœur même de la volupté. Il est la mélancolie du retour. Dès lors, au regard des deux inconnues de la naissance et de la mort, comment chacun peut-il penser être libre, alors qu’il est pris en tenaille entre deux événements qu’il ne maîtrise pas ? Il propose à notre réflexion trois directions.

 

Être libre, c’est d’abord lever l’ancre du social qui retient chacun de nous. Mais ce n’est pas se singulariser par rapport au groupe, ce qui est encore une façon de se penser par rapport à lui et d’être dans sa dépendance ni se conformer aux prescriptions du nom qui échoit à la naissance. C’est devenir ce que l’intimité de chacun l’appelle à être en recherchant en soi sa « voix personnelle » et non la voix que fait résonner le groupe. Liberté qui est conscience des codes que la société impose et de la nécessité de s’en affranchir. Dit autrement, la liberté est « ce qui sonne le rappel à la sauvagerie source ». À entendre comme notre inscription dans une phylogenèse et une ontogénèse. De là, par déplacement, la pensée de l’athéisme à comprendre comme la butée de la pensée rationnelle et l’exercice sans fin de la « lucidité », d’une vigilance et d’une liberté critiques qui ne peuvent se satisfaire, face à la montée des fanatismes religieux, d’une tolérance de bon aloi. Il faut se désabuser, nous dit P. Quignard, redonnant au mot toute sa puissance étymologique. Il faut cesser d’être les dupes d’une croyance.

 

Être libre, c’est aussi penser le « un jour mourir ». Dans une perspective stoïcienne conçue comme attention à soi et au monde pour mieux vivre, pour se soustraire à la dépendance de ce qui est extérieur à soi et qui entrave, P. Quignard nous raconte une série de courtes histoires qui toutes nous disent quelque chose de nos interrogations sur la mort. Il donne vie à des histoires de mort, celles de César, de Pompée, de Mazarin ou encore celles d’Henriette d’Angleterre et de Madame de Lafayette et, plus près de nous, de Duras. Il imagine Énée aux enfers, l’arrivée de l’empereur Alexandre au paradis, une descente chez les morts. Avec en arrière-plan une question : qu’ont à voir tous ces morts avec les morts pas tout à fait morts que sont les vivants pas tout à fait vivants ? Pour le dire autrement, peut-on être libre si on ne vit pas une vie « vive » ? Ou encore, autre formulation plus radicale : le suicide est-il la modalité extrême de la liberté de soi ?

 

Le mot « suicide » n’apparaît dans la langue française qu’au XVIIe siècle. Les anciens parlaient de mort impétueuse. L’Église depuis le XIIIe siècle et à sa suite la société le condamnent. P. Quignard s’élève avec force contre ceux qui ont réprouvé le suicide de Bettelheim. Il pense le suicide, en référence à Heidegger, hors de toute réprobation morale, sociale ou religieuse, comme l’affirmation de la liberté du sujet et son exigence d’une vie pleine, pour laquelle, il lui faut être libre de soi, pouvoir quitter le groupe, la cité, décider de sa fin, en fixer le temps, mourir seul, soi. Point ultime de la possession de soi et de la solitude. Il rappelle le suicide de Caton : « Nun emos mimi. », « Maintenant je suis à moi ». Appel à la subversion. « Sui-caede », « Sui-cide », « extase mortelle » du repliement sur soi. Pensée a-sociale qui permet de tenir et qui soutient. Cela dit, sa prise de position face au suicide appelle deux remarques. Pour ceux qui restent, le suicide est, jusque dans l’acceptation de l’ultime décision, la mesure au fond de soi de la distance infranchissable avec autrui, une blessure inguérissable, une immense culpabilité, la figure de l’insoutenable, une coupure au cœur de soi. Par ailleurs, qu’en est-il de la liberté de soi pour l’adolescent qui brutalement quitte son collège pour aller se jeter sous les roues du RER ? N’est-il pas plutôt agi par la pulsion de mort qui le submerge qu’acteur de sa liberté ?

 

Enfin, être libre, c’est lire. Faut-il y voir une preuve ? Liber/libre/livre : l’étymologie du mot livre est en soi un appel à la liberté. P. Quignard reprend dans La Barque silencieuse, sa méditation sur la lecture, engagée très tôt dans Le Lecteur, le récit le plus autobiographique de son œuvre et poursuivie dans chacun de ses ouvrages. Si bien d’autres avant lui ont écrit leur rapport à la lecture, Augustin, Montaigne, Proust en particulier, lui – et c’est là une de ses singularités – inscrit sa pensée de la lecture dans le champ du plus intime en soi et du plus essentiel. Une condition à cela : le retrait dans la solitude. P. Quignard évoque à ce propos sept états de solitude. La première solitude, fœtale, entière, obscure, est celle du premier monde qui dure neuf mois. Et d’autres : la solitude nocturne, celle du rêveur, des plaisirs solitaires. Celle encore de la prière des moines retirés au désert, de la lecture, du silence qui sont ouverture à la création. Enfin, la solitude de l’agonie et l’ultime solitude de la mort. Solitude vécue, non comme un mal, mais comme un but à atteindre, comme un bien s’il est possible de la vivre sans éprouver la culpabilité toujours là de s’écarter du groupe. Comme dans la vie secrète, séparée. Comme dans l’amour. La solitude est alors exercice de sa liberté.

 

P. Quignard précise qu’en chinois, les mots « livre » et « seul » sont homophones (shu). Dans l’angle du social, le lecteur est le solitaire. Seul avec son livre, dans l’angle du temps, il est libre parce que lire, c’est dans un même geste s’affranchir du temps et de la société. C’est se replier vers « son autre monde » secret et intime. Le livre est alors ouverture vers l’« espace originaire », remontée vers le premier monde liquide, chaud, obscur qui était soi avant la naissance. Il rend possible l’accès au secret qui fonde chacun.

 

En 1994, P. Quignard s’est démis de toutes ses fonctions. Depuis, il lit, il écrit « pour des yeux perdus », pour l’ombre des morts bien davantage que pour ses lecteurs à venir. Il aime la « vie de roi » qu’il mène. Quand il peut tout oublier : enfance, famille, dépendance pour se laisser aller à la magie du rêve, de la lecture et de l’écriture, il vit pleinement la vie libre des lettrés. En quelques mots, comme des appeaux le long de notre chemin, il nous invite à le suivre, à déserter par la lecture, par la littérature, la vie agroupée. À décider de notre vie pour en éprouver le continu surgissement, l’intensité, la joie. À savoir en finir pour être libre. Cela est vrai aussi pour un livre, pour un amour.

 

La Barque silencieuse, le livre sans doute le plus intime, le plus intense, le plus apaisé et le plus ferme de l’écrivain, est un hommage lucide, sans concession à la vie, à tout ce qui en fait le prix, la solitude, la lecture, l’amour, la littérature. Son ton est ferme, assuré, objurgatif, violent parfois ou d’une infinie tendresse. Sa voix s’y fait entendre dans un style épuré, parfois elliptique qui peut, pour un temps, dérouter avant que n’opère le charme des histoires, comme autant de chemins ouverts à la réflexion sur ce qui fonde notre humanité