Presque inconnu en France, James Lees-Milne (1908-1997) est célèbre en Angleterre pour son rôle au sein du National Trust et comme auteur d'un journal intime qui n'est pas indigne de la comparaison avec ceux de Virginia Woolf, de Guide, ou de Julien Green. La biographie que lui consacre Michael Bloch fait revivre en outre un pan moins connu de la société britannique du vingtième siècle.

Quelles raisons avons-nous, pourrait demander un lecteur réticent, de nous intéresser à une personnalité effacée, qui n'a ni joué aucun rôle politique, ni occupé de fonctions administratives majeures, qui était pratiquement inconnu des lettres anglaises avant l'âge de soixante-sept ans, snob à faire pâlir le Legrandin de la Recherche, réactionnaire et ne s'en cachant guère, aussi loin que possible de l'avant-garde littéraire ou artistique du vingtième siècle, et dont la réputation repose avant tout sur un journal intime ? C'est tout simplement que le journal de James Lees-Milne, qui comprend douze volumes, publiés entre 1975 et 2005 (les sept derniers, posthumes, par les soins de Michael Bloch, son biographe), est peut-être le plus vivant, le plus émouvant, le plus spirituel de son siècle en langue anglaise. Couvrant les années 1942-49 puis 1971-1997 (année de la mort de son auteur), il n'a de rivaux que ceux de Virginia Woolf et d'Evelyn Waugh, et il n'est pas interdit de le préférer aux leurs, et de beaucoup. Mais Lees-Milne a d'autres raisons de nous intéresser, et cette biographie vient à point nommé pour nous montrer pourquoi.


Né en 1908 dans la propriété familiale de Wickhamford, dans le comté de Worcester, James Lees-Milne appartenait, comme il aimait le dire lui-même, à la classe supérieure inférieure. (Dans une société aussi stratifiée socialement que l'Angleterre édouardienne, ces distinctions n'étaient pas sans importance.) Son grand-père avait fait fortune dans le Lancashire, où il avait hérité de filatures de coton. Par sa mère, il descendait d'une prospère famille de métallurgistes du Pays de Galles. Une bonne partie cet argent ayant fondu lors de la crise de 1929, Lees-Milne lui-même ne sera personnellement jamais riche. À Eton, il s'est lié d'amitié – et même un peu plus – avec Tom Mitford, qui lui fait connaître ses sœurs. Plus que la francophile Nancy, ou que la rebelle Jessica, c'est Diana, future épouse de Sir Oswald Mosley, leader des fascistes anglais, qui devient sa favorite. Médiocre étudiant à Oxford, Lees-Milne est d'abord recruté comme secrétaire par Lord Lloyd, ancien haut-commissaire en Égypte. Son autre mentor, dont il sera plus tard le biographe, est le diplomate-écrivain Harold Nicolson, comme lui de nature principalemet homosexuelle, et marié, comme on sait, à Vita Sackville-West – inspiratrice de l'Orlando de Virginia Woolf, avec qui elle eut une liaison fameuse. Comme plusieurs intellectuels ou écrivains de l'époque – on pense à Waugh, à Graham Greene – Lees-Milne se convertit au catholicisme en 1934 ; sur ses vieux jours, déçu tant par l'évolution de l'Église à la suite de Vatican II que par ses positions en matière de sexualité, il retournera sans regret à l'anglicanisme.


En 1936, après un passage chez Reuters – dont il fera par la suite du président, Sir Roderick Jones, un portrait vengeur – Lees-Milne entre au National Trust for Places of Historic Interest or Natural Beauty. Fondée en 1895, cette institution se voue, avec l'appui officiel du Parlement britannique, à la préservation du patrimoine architectural du Royaume-Uni, et notamment aux "maisons anglaises", ces résidences de campagne qui vont du petit manoir élisabéthain à l'exquis jardin fleuri aux plus somptueuses  demeures abritant bibliothèque, collections d'art et meubles anciens et entourées d'un parc immense   . Grand amateur d'architecture du dix-huitième siècle, Lees-Milne, par la sûreté de son goût, par son sens de la diplomatie, par l'abondance de ses relations, est la personne idéale pour sillonner l'Angleterre et convaincre les propriétaires en difficulté de conclure un arrangement avec le National Trust afin que ces propriétés soient restaurées et ouvertes au public. Il y travaille à plein temps jusqu'en 1950, à mi-temps jusqu'en 1966. Bien plus tard, il tirera de son expérience un livre, People & Places (1992), que Michael Bloch n'est pas loin de considérer comme son chef-d'œuvre. Mais cette expérience a nourri aussi la série de livres que Lees-Milne a commencé à publier à partir de la fin des années 1940, d'abord sur l'architecture anglaise, puis sur ses modèles italiens: The Age of Adams (1947), Tudor Renaissance (1951), The Age of Inigo Jones (1953), Roman Mornings (1956), Baroque in Spain and Portugal (1960), ainsi qu'un livre sur Saint-Pierre de Rome, commandé par le Vatican, en 1967. Dans un genre apparenté, Earls of Creation (1962) traite de cinq lords collectionneurs et passionnés d'architecture de la période georgienne (Bathurst, Burlington, Leicester, Oxford et Pembroke). Un autre grand connaisseur, William Beckford, dont Lees-Milne a habité un temps l'une des maisons de Bath, fera l'objet, en 1976, d'une petite biographie très vivante, comme celle qu'il a consacrée en 1986 à Reginald Esher, émincence grise de tous les premiers ministres anglais de Rosebery à Lloyd George   .

En 1970 Lees-Milne publiait son premier ouvrage autobiograhique, dont le beau titre, Another Self, lui a été suggéré par son amie Rosamond Lehmann. C'est le seul de ses ouvrages paru jusqu'à présent en français   . Que cette autobiographie comporte, ainsi que Michael Bloch le démontre, une bonne part d'affabulation n'en fait pas un livre moins fascinant (avec notamment une étonnante évocation de la Corse). On n'y trouvera pas non plus de détails sur la vie sentimentale de son auteur, qui a connu un tournant en 1949. C'est en effet cette  année-là que commence sa liaison, suivie deux ans plus tard par un mariage, avec Avilde Bridges, qu'il épouse en 1951 une fois prononcé son divorce d'avec le vicomte Chaplin. Ce mariage, qui ne produira pas d'enfants, est aussi original que celui du couple Nicolson   . Beaucoup plus fortunée que Lees-Milne, Avilde, après avoir été la compagne de la princesse de Polignac à la fin des années 1930, aura elle-même une liaison tumultueuse avec Vita Sackville-West dans les années 1950. Cela ne l'empêche pas de se montrer d'une jalousie obsessionnelle au sujet des passions, platoniques ou non, de son mari, dont Michael Bloch, qui traite son propre rôle dans l'histoire qu'il raconte avec tout le tact souhaitable. Et ce n'est pas l'un des moindres intérêts du livre que de nous présenter cette haute société homosexuelle anglaise – le mot "gay" lui aurait été anathème – dont l'histoire reste à écrire, et qui florissait alors même que l'homosexualité restait un délit que la police et la justice anglaise ont continué de poursuivre, jusqu'en 1967, avec une brutalité et une cruauté qui dépassent l'imagination   . On croise donc dans cette biographie, parmi les amis (ou amants) de Lees-Milne Robert Byron (disparu en Méditerranée en 1941 lors du torpillage de son bateau), Eddy Sackville-West (cousin de Vita), Stuart Preston, riche Américain anglophile surnommé "le sergent", le chirgurgien ophtalmologue Pat Trevor-Roper, le musicographe Desmond Shawe-Taylor, Eardley Knollys, collègue de Lees-Milne au National Trust et l'un de ses plus proches amis, Patrick Balfour, aristocrate écossais qui, devenu Lord Kinross, a publié sous ce nom une biographie d'Atatürk et plusieurs autres ouvrages sur la Turquie, James Pope-Hennesy enfin, frère du célèbre historien d'art et amant de Lees-Milne à la fin des années 1930, qui finira assassiné en 1974.


Pleinement réconcilié, à la fin de leur existence commune, avec Avilde, devenue elle-même une créatrice de jardins réputée (elle compte Mick Jagger parmi ses clients), Lees-Milne, admiré autant par son œuvre au National Trust que par ses livres d'architecture et son journal, a connu à la fin de sa vie une sorte de célébrité, qui a même fini par traverser l'Atlantique. Pourrait-elle traverser la Manche et lui gagner un cercle d'admirateurs plus large que les anglophiles attachés à une certaine Angleterre dont Lees-Milne déplorait la disparition, parfois avec une pointe de racisme qui n'est certes pas son côté le plus attachant et qu'il partage avec le poète Philip Larkin entre autres ? Cette biographie parfaite, ni trop courte ni trop longue, est en tout cas la meilleure recommandation possible