La version publiée d’une thèse de doctorat qui est dorénavant la référence sur l’histoire du BCRA.

Les quatre lettres de l’acronyme « BCRA » (Bureau Central de Renseignement et d’Action) ont nourri bien des fantasmes pendant la Seconde Guerre mondiale. Les services spéciaux de la France libre   ont cristallisé toutes les oppositions au général de Gaulle au cours du conflit. Certains l’ont décrit comme le « BCRA-Gestapo », un repère de cagoulards ou de fascistes. Pour d’autres, le service était infiltré par des communistes plus préoccupés de la prise du pouvoir que de la victoire.

Dans cet ouvrage, version publiée de sa thèse de doctorat   , Sébastien Albertelli, présente une histoire complète des services secrets de la France libre. Dans la veine de l’histoire du renseignement   , l’auteur, qui s’appuie sur des ressources archivistiques d’une richesse et d’une ampleur impressionnante, ne se contente pas d’une présentation administrative du Bureau. Sébastien Albertelli l’insère avec talent dans l’histoire turbulente des Français libres et dans celle, plus large, des rapports entre services secrets et Etats contemporains.
   
Naissance et croissance : renseignement ou action ?

Le BCRA fut une création ex nihilo, un véritable pari réalisé par le général de Gaulle. Parmi les hommes aux pseudonymes de stations du métro parisiens -Saint-Jacques, Bienvenüe, Corvisart et Drouot- aucun ne possédait d’expérience du renseignement en 1940, à l’image de leur chef, le colonel Passy (André Dewavrin), polytechnicien et ancien professeur de fortification à Saint-Cyr. Pourtant, ce service « d’amateurs » a contribué de manière décisive à la victoire en Europe. Le patron des services secrets américains (l’OSS) estimait dès 1945 que 80% des informations nécessaires à la préparation de l’opération Overlord avaient été fournies par ce bureau.

Le BCRA répondait au double objectif que s’était fixé le général de Gaulle : revendiquer une place pour la France dans les actions militaires contre l’Allemagne et forger un État légitime aux yeux des Français demeurés sur le territoire national. Ainsi, le service fut chargé d’une mission à la fois militaire et politique. Cette dichotomie n’a cessé de poser problème, car les deux domaines étaient en tension permanente. L’action clandestine en métropole fut perçue très tôt par les responsables du BCRA comme le moyen idéal pour la France libre de prétendre à sa part de gloire dans les combats de la Libération. La collecte du renseignement et sa transmission fut sa  tâche principale et permit d’affirmer la crédibilité des services secrets du général vis-à-vis des Alliés. Sébastien Albertelli rappelle cependant qu’avant de recevoir plus d’une centaine de télégrammes de France par jour au premier semestre 1944, les premières expériences furent très décevantes. Les problèmes d’acheminement étaient nombreux et la communication avec les agents sur place souvent défectueuse. De même, le contre-espionnage représenta un danger constant, à l’image de l’opérateur radio du commandant d’Estienne d’Orves. Retourné, il intoxiqua Londres pendant de longs mois après l’arrestation de son chef.

En parallèle, le BCRA fut un outil redoutable pour permettre au général de Gaulle d’atteindre ses objectifs politiques. Les Alliés pouvaient offrir au mouvement gaulliste une reconnaissance internationale pendant que la Résistance, en l’absence d’expression publique en France, devait lui conférer une légitimité d’essence démocratique. Ainsi, entre de Gaulle, la Résistance et les Alliés, le BCRA posséda un rôle politique déterminant. Il permit au général de parler au nom de la France et de se poser comme un interlocuteur incontournable. Si initialement de Gaulle avait souhaité séparer l’action clandestine de la lutte politique, l’arrivée à Londres de Pierre Brossolette fit voler en éclat l’apolitisme dont se réclamait le BCRA. Le service affirma alors haut et fort que le chef de la France libre aurait à assumer une charge publique dans le pays libéré. De plus, de Gaulle utilisa le BCRA lors de sa querelle avec le général Giraud pour mener une action politique parallèle, différente de celle poursuivie par ses représentants diplomatiques officiels.

Un instrument de combat politique


Au cours de la guerre, les relations entre de Gaulle et les Alliés ont rarement été cordiales. Pourtant, la réalité des services spéciaux ne correspondit pas forcément à la volonté des dirigeants politiques. Ainsi, vis-à-vis des agences britanniques (Special Operations Executive et Intelligence Service), le BCRA a d’abord tenté une collaboration franche et loyale. Ce n’est qu’à partir de 1942 qu’il a dénoncé les activités clandestines britanniques en France. De même, alors que Roosevelt refusait la moindre confiance en de Gaulle, l’OSS s’évertua à travailler avec le BCRA. Mais, la faiblesse des ressources américaines a empêché toute réalisation concrète.

L’action décisive du BCRA ne fut pas tant de défendre la souveraineté nationale à l’égard des Alliés que d’imposer en France l’autorité du général. Pour cela, il était indispensable de faire connaître, puis reconnaître le leadership de De Gaulle à la Résistance. Le service s’est donc appliqué à devenir son unique interlocuteur hors des frontières. De leur côté, les Résistants ont longtemps tenté de le court-circuiter. Ils espéraient, par un contact direct avec les services étrangers, se soustraire à l’organisme contrôlant les ressources offertes par les Alliés.

Les moyens humains à disposition du BCRA furent très faibles. Certes, à Londres, il disposait de « cadres sédentaires » dont les effectifs ont été multipliés par cinq entre novembre 1941 et février 1943 (de 23 à 119 personnes). Cela demeura cependant très insuffisant. Les agents envoyés en France pour les missions de renseignement furent moins de 170 avant le 6 juin 1944. En février 1943, ce ne sont que cinq émissaires qui sont acheminés en moyenne par mois. Dans le domaine de l’action, Sébastien Albertelli minore les chiffres jusque-là admis pour ne retenir que 200 à 250 agents pour ces missions. Ainsi, avant le débarquement, moins de 400 hommes ont opéré sur le territoire national. Le problème le plus aigu est venu du recrutement. Malgré le succès de la littérature d’espionnage dans l’entre-deux-guerres, le BCRA a toujours peiné à recruter. Les Français libres, ralliés volontaires au général de Gaulle, ont longtemps préféré s’illustrer sur les champs de bataille plutôt que dans le combat clandestin.

Un service au centre de toutes les critiques

Au sein de la France libre, certains se sont émus de la place croissante prise dans les structures du mouvement par le BCRA. Le monopole sur les renseignements venus de France lui aurait permis de devenir un État dans l’État. Ainsi, les responsables de l’action politique du Commissariat à l’Intérieur, coupés du territoire national, en étaient totalement dépendants. C’était un officier du Bureau, chargé de la liaison avec ce commissariat, qui décidait des informations communiquées au Commissaire. C’est pourquoi, après la naissance du Comité Français à la Libération Nationale à Alger en juin 1943, le titulaire du portefeuille de l’Intérieur s’est appliqué à affirmer la prééminence de l’autorité gouvernementale sur les services secrets.

Passy et ses hommes ont cristallisé nombre de haines qui sont venues rejoindre le fleuve de l’antigaullisme. Ces critiques ressemblent aux accusations portées bien avant la guerre à l’égard des méthodes et des sympathies d’extrême droite prêtées aux services secrets. La section contre-espionnage du BCRA, dirigée par le futur patron de la DST   ), était soupçonnée de nourrir une ambition autoritaire en raison de son système de fiches (50 000 en septembre 1942). Les plus antigaullistes ont bâti la légende noire du service, le « BCRA-Gestapo », repère de Cagoulards ou le Passy « Himmler de la France combattante » en exploitant les dérapages réels ou supposés qui ont émaillé la guerre. L’affaire Dufour en est symptomatique. En 1943, l’homme intenta une action en justice contre de Gaulle, accusant les officiers du BCRA de l’avoir torturé. Cet épisode, point de départ d’une véritable machination politique   , a été saisi par les adversaires du général pour tenter de démonter les atrocités auxquelles les services secrets gaullistes étaient prêts.

La Résistance a également vivement critiqué le BCRA qui la considérait comme naturellement subordonnée. Refusant d’abdiquer son indépendance elle a accusé le BCRA – tout comme Jean Moulin – d’outrepasser ses fonctions et de s’interposer entre elle et de Gaulle. Ces attaques contre les services secrets permettaient en réalité de viser l’autorité que le Général prétendait exercer sur les combattants de l’intérieur.

Fondé sur des sources extrêmement riches, tant françaises qu’étrangères, l’ouvrage très rigoureux de Sébastien Albertelli, offre une nouvelle vision de la France Libre tout en apportant une contribution importante à l’histoire du renseignement
 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.