La biographie d’un mythe contemporain qui tend parfois au mélo mais ne laisse pas de captiver son lecteur.

L’ouvrage se dévore car le personnage est captivant et le récit de sa vie peut susciter l’intérêt et l’admiration d’un large public. C’est la biographie d’un homme remarquable à défaut d’être une remarquable biographie. Dans Robert Badinter : l’épreuve de la justice (Éditions du Toucan), Pauline Dreyfus, en prenant délibérément le parti de s’attacher à la "dimension romanesque avant tout" et en cédant un peu trop souvent à des facilités de style, ne traite pas avec suffisamment de profondeur et de nuances la dimension intellectuelle de son personnage. Il faut toutefois reconnaître que la vie de Robert Badinter peut souvent évoquer celle d’un héros de roman et même celle d’un héros du roman national. C’est pourquoi cette biographie reste passionnante. Qui est Robert Badinter ?


Un enfant de la République

Robert Badinter apparaît comme un modèle de méritocratie et d’intégration républicaine. Ses parents étaient des immigrés juifs de Bessarabie. Il grandit dans un milieu modeste. Son père, pelletier, parlait un français fleuri d’expressions littéraires et voulait qu’on parlât français à la maison tandis que sa mère ne savait ni lire ni écrire. Il était très bon élève et témoignait d’un goût insatiable pour la littérature.

Né en 1928, Robert Badinter avait une dizaine d’années quand fut déclenchée Seconde Guerre mondiale. Comme la plupart des membres de la communauté juive, les Badinter ne comprirent pas tout de suite les menaces qui pesaient sur eux. Robert et son frère aîné Claude avaient été élevés dans l’amour de la France et de la République. Les épreuves de la Seconde Guerre mondiale – le vote du statut des juifs, la déportation du père qui ne revient pas, la fuite en zone libre – ravivèrent un sentiment communautaire. Robert Badinter décrivit ce phénomène ainsi : "Parmi bien d’autres victimes, le statut des juifs a fait une victime conceptuelle. Il a tué l’Israélite français. Le Juif a pris sa place." Proche de la communauté juive, Robert Badinter, esprit indépendant, n’en partagea pas toutefois toutes les prises de position.

Après la guerre, Robert Badinter commença des études de droit : c’est sa mère qui le voulait, pas lui qui, dans un premier temps poursuivit parallèlement des études de lettres avant de s’intéresser aussi à la sociologie. Il avait vingt-deux ans quand il fut admis au barreau de Paris. Les débuts ne furent pas faciles pour un jeune avocat sans relation mais il progressa vite en particulier grâce à Maître Henry Torrès. Devenu avocat pour plaider devant le conseil de guerre pendant la Première Guerre mondiale, Torrès est un personnage rabelaisien : il fume, il boit, il mange des tripes farcies, il est l’avocat du Milieu (du grand banditisme), mais surtout il est pétri de convictions humanistes. Il dit : "Tu défends un homme qui a tué ou volé parce que c’est un homme d’abord, ou encore." et aussi : "Porter atteinte à la personne humaine est plus grave de la part de la société que d’un quelconque criminel." et l’on voit quelle influence le maître a pu avoir sur le jeune avocat, qui plus tard en fit le portrait dans L’Exécution.

 

 

Devenu en 1955 le conseiller du magazine L’Express qui dénonçait les exactions de l’armée française en Algérie, Robert Badinter participa en 1960 au procès du réseau Jeanson, du nom de son inspirateur, comme avocat des "porteurs de valises" qui organisaient notamment le transport de fonds vers l’Algérie. La même année, il fut l’un des avocats du comité Audin qui s’était créé pour prouver que le jeune Maurice Audin était décédé lors d’une séance de torture en Algérie. L’enfant de la République s’était peu à peu engagé dans le combat pour la défense des libertés publiques et ne l’a jamais abandonné depuis.

 

Un mythe : Monsieur Abolition

Si l’on ne sait rien d’autre du personnage, on associe au moins le nom de Robert Badinter à l’abolition de la peine de mort. C’est d’ailleurs la principale mesure que les Français retiennent des années Mitterrand d’après un sondage que rappelle Pauline Dreyfus. Elle revient de manière circonstanciée sur le combat de Robert Badinter en faveur de l’abolition depuis les procès des années 1970 à la loi votée à l’automne 1981. On rappellera ici seulement quelques faits car ils sont assez bien connus, la biographe prend le temps de les raconter et Robert Badinter en a aussi donné sa version dans L’Abolition. C’est avec le procès de Claude Buffet et Roger Botems que Robert Badinter passa, selon ses propres mots, de "la conviction intellectuelle à la passion militante". Après un procès éprouvant pour lui comme pour sa famille, régulièrement menacés, au cours duquel il a voulu mettre la question de la peine de mort au centre des débats, l’exécution de Bontems lui laissa des stigmates ineffaçables. Comme avocat, il devait en effet y assister. Il participa par la suite à de nombreux procès, réussissant à éviter la peine de mort pour ses clients mais la redoutant à chaque fois lorsque ne pouvant espérer la grâce présidentielle. Les passages évoquant un orateur de talent, passionné, en état de transe, sont parmi les plus touchants de l’ouvrage. L’élection de François Mitterrand, qui s’était prononcé en faveur de l’abolition de la peine de mort pendant la campagne, permit à Robert Badinter de voir enfin l’issue victorieuse de son combat. Mais il a bien failli ne pas être Monsieur Abolition puisque la Chancellerie fut dirigée quelques semaines par Maurice Faure à qui François Mitterrand avait d’abord proposé le poste de ministre de la Justice avant qu’il ne décide de quitter le gouvernement. L’abolition fut le premier souci du nouveau ministre de la Justice Robert Badinter. Elle est votée le 30 septembre 1981. "Le mythe Badinter est né."

Mais, comme le rappelle Pauline Dreyfus, Robert Badinter n’est pas que Monsieur Abolition. D’ailleurs lui-même dit "en a[voir] assez" qu’on ne lui parle que de l’abolition de la peine de mort. Il mena en effet de nombreuses autres actions en tant que ministre de la Justice : la suppression des juridictions d’exception où des militaires jugeaient des civils et, symétriquement, celle des tribunaux permanents des forces armées, l’abrogation du délit d’homosexualité, celle de  la loi anti-casseurs votée après les événements de mai 1968, l’instauration du droit pour les citoyens français de saisir la Cour européenne des droits de l’homme.

 

 

Soucieux de moderniser la justice française mais aussi le système pénitentiaire, dans ce domaine-ci Robert Badinter a échoué. Il n’a pas réussi à améliorer l’état des prisons. C’est un sujet sur lequel il se prononce encore régulièrement aujourd’hui, les prisons françaises faisant l’objet de rapports nationaux et européens qui en dénoncent l’état.

Le "mythe Badinter" ne doit pas non plus faire oublier qu’il ne fut pas un ministre de la Justice très populaire. Si l’on retient aujourd’hui la formule d’Edmond Maire, "l’honneur de la gauche", pour le qualifier, il fut cependant très impopulaire. À une époque de recrudescence du terrorisme, d’aucuns le considéraient comme laxiste. Pauline Dreyfus propose une explication en le décrivant comme un homme engagé politiquement, comme un proche d’hommes politiques et notamment comme un ami intime de François Mitterrand (c’est chez les Badinter que Mitterrand signe l’acte de reconnaissance de Mazarine devant notaire) mais aussi comme un homme qui manque de chaleur humaine et qui n’est pas un fin politicien. On sent toutefois dans la plume de la biographe que ces défauts n’en sont pas au regard de la constance dont il fait preuve dans ses combats. "La cohérence de ses convictions frappe, écrit-elle, à une époque où tant d’hommes publics pratiquent la dispersion." Devenu président du Conseil constitutionnel en 1986, il continua son combat en faveur de la défense des libertés publiques. Selon lui, la mission de cette institution est en effet la suivante : "Veiller à ce que les passions, qui président inévitablement à tel ou tel moment de la vie politique, ne puissent jamais altérer ou réduire les libertés fondamentales." Aujourd’hui sénateur, il prend fréquemment position en faveur de l’abolition universelle de la peine de mort, de l’amélioration des conditions de vie des détenus, de la défense de libertés fondamentales.

 

Un intellectuel

Robert Badinter fut un temps égaré par l’attrait des paillettes, du moins est-ce ainsi que Pauline Dreyfus présente son mariage avec la comédienne Anne Vernon (qu’on connaît essentiellement pour son rôle dans Les Parapluies de Cherbourg où elle joue la mère de Catherine Deneuve, mais c’était déjà le déclin de sa carrière et de son mariage). Ces sept ans de mariage d’amour furent l’occasion pour Robert Badinter de côtoyer le milieu du cinéma et d’y trouver des clients. Mais son second mariage en 1966 avec Elisabeth Bleustein-Blanchet, fille du président de Publicis, dont on connaît aujourd’hui les écrits féministes et les travaux sur le XVIIIe siècle, non seulement sembla mieux convenir à "ses ambitions et à ses goûts profonds que sa précédente union" mais correspondit aussi à un tournant dans la vie de Robert Badinter. Avocat à la mode, associé à Jean-Denis Bredin pour fonder un cabinet d’affaires prospère, il avait aussi des ambitions intellectuelles.

 

 

Il devint professeur de droit après avoir réussi l’agrégation de droit en 1965, à 37 ans. Il enseigna à Besançon, à Amiens puis à Paris-I Panthéon-Sorbonne. C’est son enseignement qui nourrit ses notes pour Mitterrand auprès de qui il s’engagea politiquement puis ses projets de ministre de la Justice.

Son activité intellectuelle fut aussi une activité d’écrivain. Cela peut surprendre mais c’est apparemment alors qu’il présidait le Conseil constitutionnel qu’il eut le plus le temps d’écrire. Il rédigea une biographie de Condorcet avec son épouse, Elisabeth Badinter, il écrivit une pièce de théâtre sur Oscar Wilde, un vieux rêve mais qui ne semble pas avoir été un franc succès, plusieurs ouvrages historiques sur les juifs en France, Libres et égaux… L’émancipation des juifs 1789-1791, Un antisémitisme ordinaire. Vichy et les avocats juifs (194-1944)

Robert Badinter apparaît comme un homme d’action et d’engagement mais parce que cette action et cet engagement sont solidement ancrés dans des convictions, nourris intellectuellement. Cependant, et c’est là la principale critique qu’on peut adresser à l’ouvrage, on sait peu de ce qui l’a nourri intellectuellement. Certes sont évoqués son goût pour la littérature dès la petite enfance, le rôle de son premier maître Torrès, le commerce intellectuel et pas seulement politique avec Mitterrand mais on aurait aimé en savoir davantage : quelles furent ses lectures fondatrices ? D’où vient ce goût prononcé pour les idées ? Quels furent ses doutes ? Comment se décidèrent ses convictions ? Pauline Dreyfus s’est intéressée à "la dimension romanesque avant tout" refusant de rédiger "livre universitaire et rébarbatif". Soit. L’ouvrage se dévore, je le redis. Mais la vie de l’esprit m’aurait aussi passionnée.

 

Prenant parfois des accents mélodramatiques, Pauline Dreyfus fait partager à son lecteur son admiration pour Robert Badinter. Même si elle ne dissimule pas quelques aspects moins sympathiques du personnage (c’est un être passionné mais peu chaleureux, ce n’est certes pas un politicard mais il a pris le fauteuil de sénateur des Hauts-de-Seine d’une collègue respectée), cela n’entame pas l’aura qu’il dégage. La lecture de cette biographie tend à confirmer une opinion très largement partagée : "Comme son alter ego de droite, Simone Veil, [Robert Badinter] incarne une forme d’autorité morale et d’intégrité incontestables." L’enfant de la République est devenu un modèle républicain