Un ouvrage d'introduction écrit à plusieurs mains qui introduit de façon passionnante à la façon dont la théorie de l'évolution peut nous permettre de mieux comprendre l'être humain, sa psychologie et sa culture.

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L’ouvrage Darwin en Tête ! part d’une volonté de prendre au sérieux la prophétie sur laquelle, en 1859, Charles Darwin concluait la première édition de l’Origine des Espèces : "J’entrevois dans un avenir éloigné des portes ouvertes à des recherches encore bien plus importantes. La psychologie sera solidement établie sur une nouvelle base, c’est-à-dire sur l’acquisition nécessairement graduelle de toutes les facultés et de toutes les aptitudes mentales, ce qui jettera une vive lumière sur l’homme et son histoire." Pourtant, un siècle et demi plus tard, les sciences humaines rechignent encore à vouloir prendre en compte le cadre fourni de la théorie de l’évolution pour comprendre l’homme et les cultures humaines en général. Adhérant à ce que Tooby et Cosmides   appellent le "Modèle Standard des Sciences Sociales", nombreux sont ceux qui, un demi-siècle après la chute du behaviorisme, considère l’esprit humain comme une Table Rase réservée au stylet de la culture et sur laquelle l’évolution n’aurait rien inscrit.

 

Un pont entre sciences biologiques et sciences sociales : la psychologie évolutionniste

 

Dans les années 70, une première tentative d’unification de la biologie évolutionniste et des sciences humaines eut lieu sous le nom de ""sociobiologie". Néanmoins, la sociobiologie établissait un lien direct entre les gênes et le comportement, éliminant ainsi le niveau psychologique. Cette tentative fut un échec et constitue aujourd’hui un épouvantail utile contre les tentatives d’unification des sciences humaines et des sciences biologiques.

 

Néanmoins, dans les années 80, une alternative à la sociobiologie émergea sous le nom de "psychologie évolutionniste". Si certains l’assimilent volontiers à la sociobiologie, la psychologie évolutionniste repose en fait sur une démarche très différente. Elle ne postule pas que nos actions sont un effet direct de nos gènes (il n’y pas de gène de tel ou tel comportement) : nos actions sont le produit de nos états mentaux et de nos représentations. De la même façon, elle ne postule pas que nos représentations sont le produit direct de l’évolution et que l’environnement culturel n’aurait aucun effet sur elles. En revanche, ce qu’elle postule, c’est qu’une explication du comportement humain en termes d’états mentaux et de représentations suppose nécessairement l’existence d’un certains nombres de facultés mentales qui permettent à ces états mentaux d’exister. La psychologie évolutionniste est ainsi une "psychologie des facultés" (aussi appelées "modules", une notion développée dans le dixième et dernier chapitre) qui fait l’hypothèse que ces facultés sont diverses et produites par l’évolution. Elle permet ainsi de reconnaître à la fois la pertinence de l’approche évolutionniste en sciences humaines (l’homme n’est pas un empire dans un empire car ses facultés mentales ont une origine biologique) sans pour autant absorber les sciences humaines dans la biologie (les représentations manipulées par les facultés d’origine biologique ont une origine irréductiblement culturelle).

 

Mais si nos facultés mentales sont le produit de l’évolution, cela signifie qu’elles ont été sélectionnées pour remplir une tâche bien précise. L’hypothèse évolutionniste devient ainsi une heuristique pour mieux cerner le fonctionnement de l’esprit humain : moyennant certaines hypothèses sur le cadre naturel dans lequel nos ancêtres ont vécu et les problèmes qu’ils y ont rencontrés, il est possible d’étudier chaque faculté mentale comme un outil conçu pour résoudre un type particulier de problème et faire des hypothèses sur le fonctionnement actuel de cette faculté. La psychologie évolutionniste ne se réduit pas ainsi à l’hypothèse selon laquelle l’esprit humain est un produit de l’évolution mais est aussi une méthode qui consiste à partir d’hypothèses évolutives pour mieux comprendre comment nous pensons aujourd’hui (voir chapitre 1).

 

Un excellent et riche ouvrage d’introduction

 

La psychologie évolutionniste fournit ainsi un cadre permettant de réunifier sciences biologiques et sciences sociales sans pour autant réduire les secondes aux premières et dans lequel elles s’éclairent mutuellement, en se fournissant respectivement de nouvelles hypothèses. On est ici loin du dualisme méthodologique et des affrontements universitaires qui creusent le fossé entre les deux domaines, rendant ainsi inconcevable toute vision unifiée de la nature humaine. C’est pourquoi l’on ne peut que déplorer en France l’absence d’ouvrages d’introduction qui permettrait de découvrir les nombreuses façons dont l’approche évolutionniste (qui dépasse le seul cadre de la psychologie évolutionniste) permet d’éclairer des problématiques relevant classiquement des seules sciences humaines. Cet ouvrage vient brillamment et rigoureusement pallier ce manque. Brillamment, parce que l’ouvrage se structure sous forme de chapitres clairs et agréable à lire, chacun se concentrant sur un type d’application possible. Rigoureusement, parce que l’ouvrage ne tombe pas dans le panégyrique et est un exemple parfait de ce qu’est la rigueur et l’honnêteté scientifique : les auteurs ne se contentent pas d’exposer les thèses qui ont connu le plus de succès mais illustrent à de nombreuses reprises leurs propos en exposant des hypothèses qui se sont relevées fausses, permettant de saisir le mouvement même de la recherche scientifique.

 

Il serait trop long de résumer en détail tous les développements de cet ouvrage : ceux-ci touchent aussi bien le développement du langage et de la cognition sociale (chapitres 6 et 7) que la transmission et l’évolution culturelles (chapitre 5). Les disciplines présentées, loin de se limiter à la psychologie évolutionniste au sens strict (chapitre 1), sont pléthores : éthologie (chapitre 3), archéologie cognitive (chapitre 6), linguistique (chapitre 7), neurosciences (chapitre 8) ou encore intelligence artificielle (chapitre 9). Aucune d’entre elles ne se développe indépendamment des autres et cette formidable interdisciplinarité se ressent jusque dans le texte, quand tel chapitre fait référence à une découverte déjà aperçue dans un autre.

 

Premier exemple : la psychiatrie darwinienne

 

À titre d’exemple, néanmoins, on peut s’attarder sur quelques chapitres pris au hasard. Le deuxième chapitre, rédigé par Olivier Morin, constitue une introduction à cette discipline encore exotique qu’est la "psychiatre darwinienne". La psychiatre darwinienne cherche à expliquer les troubles psychiques à partir des troubles évolutionnistes. Cela conduit certains tenants de la psychiatrie darwinienne à supposer que les troubles psychiques, puisqu’ils ont survécu à la sélection naturelle, doivent avoir un avantage sélectif (ou du moins en avait un dans l’environnement ancestral). Le chapitre montre ainsi comment, dans ce cadre, il semble difficile d’expliquer des troubles comme la schizophrénie, qui, loin de ne dépendre qu’un gène, semble être le produit d’une somme de troubles génétiques minoritaire qui, pris ensemble, n’ont pas une fonction définie. Cela signifie-t-il que la psychiatrie darwinienne n’est d’aucune utilité ? Il serait hâtif d’en juger par un échec sur un seul trouble. Un autre cas développé dans ce chapitre est celui de l’anorexie. Selon certaines théories, de nombreux cas d’anorexie s’expliqueraient par la présence chez l’homme d’un mécanisme qui aurait permis à l’origine de mieux résister aux famines. Ce mécanisme se mettrait à fonctionner après une perte soudaine de poids et entraînerait une baisse substantielle du seuil de satiété ainsi qu’une augmentation de la vitalité. Cette théorie s’appuie sur des données issues aussi bien des sciences humaines (historiques notamment) que des sciences biologiques. Selon ce modèle, c’est donc la sous-nutrition qui vient avant l’anorexie et non l’inverse. De plus, ce modèle permet d’intégrer des explications biologiques (l’existence du mécanisme proprement dit) à des explications socio-culturelles (la sous-nutrition causant l’activation du mécanisme pouvant avoir des causes aussi diverses que les famines, un jeûne religieux ou un régime imposé par les canons de beauté locaux).

 

Deuxième exemple : la coopération

 

Le quatrième chapitre, rédigé par Nicolas Baumard, aborde directement le problème du lien entre psychologie évolutionniste et sciences sociales. Plus précisément, l’un des buts du chapitre est de montrer comment la psychologie évolutionniste permet de résoudre une tension interne aux sciences sociales entre d’un côté la théorie du choix rationnel, qui postule que tout agent est égoïste et cherche rationnellement à maximiser ses intérêts et de l’autre la psychologie et l’anthropologie qui nous apprennent que les humains ne sont pas fondamentalement égoïstes. Coopérons-nous parce que c’est là notre avantage (c’est ce que répondrait la théorie du choix rationnel) ou parce que nous sommes altruistes ? L’approche évolutionniste proposée par Nicolas Baumard permet de répondre : les deux à la fois. Cela est possible parce que la psychologie évolutionniste distingue le niveau psychologique (les facultés et les états mentaux des agents) et le niveau évolutionnaire (les raisons qui ont fait que ces facultés ont été sélectionnées au cours de l’évolution). Ainsi, d’un point de vue évolutionnaire, il était payant de coopérer : coopérer avec les autres permet de maximiser nos gains et de vivre mieux qui si nous étions restés seuls. On peut donc dire que ce sont des raisons égoïstes qui ont poussé à l’évolution de la coopération. Néanmoins, d’un point de vue psychologique, c’est-à-dire au niveau de l’agent, l’évolution aboutit à de véritables préoccupations altruistes. Autrement dit, nous sommes (psychologiquement) altruiste parce que nous sommes (évolutionnairement) égoïstes, de la même façon que nous sommes psychologiquement attirés par les rapports sexuels en eux-mêmes alors que du point de vue de l’évolution ce n’est qu’un moyen en vue de la reproduction.

 

Il s’agit là d’exemples parmi d’autres. Encore une fois, il convient de saluer la qualité et la clarté de cet ouvrage qui, espérons-le, permettra à une nouvelle génération de découvrir comment sciences biologiques et sciences humaines peuvent se rapprocher pour une meilleure compréhension de ce que nous sommes .