Une réflexion stimulante sur les enjeu liés à la popularisation de la philosophie, et donc aux formes qu'elle pourrait ou devrait revêtir.

Le philosophe est en quête d’une vérité qu’il n’est jamais assuré de posséder tout à fait. Mais dès lors qu’il communique sa pensée, celle-ci risque toujours de se figer, dans des formules ou des dogmes. L’élan de la pensée retombe et celle-ci peut devenir prisonnière des mots qui la disent. C’est pourquoi la question de la forme et du langage de la philosophie est essentielle. Le choix d’une forme par un auteur, loin d’être un simple souci littéraire, "engage le sort de sa pensée comme pensée partagée."

La preuve en est la très grande variété des formes utilisées dans l’histoire de la philosophie. Les attitudes des philosophes se rangent selon deux grandes tendances, entre d’un côté la volonté optimiste de faire partager sa pensée, et de l’autre l’exigence d’un effort plus ou moins grand de la part du lecteur pour comprendre. D’une part une pensée qui se veut claire et compréhensible par tous, mais qui court le risque de la simplification et du catéchisme ; et de l’autre une pensée qui prend le parti de l’hermétisme et s’expose à la tentation de n’être plus que poésie voire mysticisme.

C’est cette problématique qu’aborde l’ouvrage de D. Thouard - directeur de recherche au CNRS, spécialiste de philosophie allemande et notamment de la tradition herméneutique - à partir d’études consacrées aux Lumières ainsi qu’au romantisme et à l’idéalisme allemand.


La philosophie peut-elle être populaire ?

"Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire !" Tel était le mot d’ordre de Diderot. Le vrai doit être dit pour tous, car il vaut pour tous. Avec les Lumières, écrit Denis Thouard, "la diffusion des connaissances est portée par un enjeu qui l’excède, à savoir la révélation de la liberté universelle"   .
 
Mais la philosophie peut-elle et doit-elle pour autant être populaire ? N’exige-t-elle pas une initiation, longue et difficile, voire une conversion ? En réaction à certaines tentatives de philosophes des Lumières, Hegel s’était dressé contre cette prétention à rendre la philosophie accessible à tous. Selon lui, cette prétendue philosophie ne peut qu’être l’ennuyeux reflet de la platitude du quotidien et des pensées du sens commun. "La philosophie doit reconnaître la possibilité pour le peuple de se hausser jusqu’à elle, mais elle ne doit pas s’abaisser jusqu’au niveau du peuple." Le risque de ce qu’on appelle la vulgarisation, c’est de flatter un public qui réclame de la philosophie facile plutôt qu’il ne se donne les moyens d’accéder à la véritable pensée.

Toutefois, le mot populaire, dans l’idée de philosophie populaire, doit être pris en un double sens. Certes, il signifie "adapté au peuple" et qualifie une philosophie conçue pour un public qu’on se représente souvent moins subtil qu’il n’est. Mais l’adjectif peut également désigner la modalité même du discours philosophique : tout peut se dire pour tous, clairement. Cela implique une certaine conception du rapport entre la pensée et le langage et l’idée d’une universalité de la raison, du bon sens – chose du monde la mieux partagée.


Rhétorique de la raison, rhétorique de la clarté

C’est dans la lignée d’un tel rationalisme que les Lumières ont cherché à "populariser" la philosophie, en privilégiant la clarté. "Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément" écrivait Boileau ; de même, du moment qu’une idée est claire, la compréhension doit en résulter. C’est la conviction que la raison est naturellement égale en tous les hommes, pour reprendre les mots de Descartes, qui fonde ces tentatives d’un discours adressé à tout être raisonnable. L’évidence du vrai s’impose d’elle-même à tous, sans que l’on ait besoin de recourir aux artifices de l’art oratoire. Il suffit de laisser la parole à la raison, et on peut en ce sens parler d’une "rhétorique de la raison". De là ce paradoxe, relevé par Denis Thouard, auquel est confrontée la philosophie populaire des Lumières : si la raison a raison, comment est-il possible de ne pas se ranger à ses raisons ?


Forcer à comprendre

L’examen de cette rhétorique de la clarté se conclut sur le cas exemplaire du philosophe allemand Fichte, en évoquant son Rapport clair comme le jour, adressé au "public le plus large" et se présentant explicitement comme une "tentative pour forcer les lecteurs à comprendre". Il s’agit en effet d’une tentative radicale de supprimer par avance toute possibilité de mécompréhension. Or l’échec d’un tel projet révèle les contradictions de cette rhétorique de la raison, poussée ici à l’extrême. Au final, écrit D. Thouard, "la volonté d’un langage sans rhétorique serait plus violent pour les consciences que toutes les tentatives de manipulations rhétoriques parce qu’il s’appuierait sur un modèle de certitude immédiate qui ne vaut que dans le rapport de chacun à soi".  

C’est précisément en réaction aux illusions d’une telle communication accomplie sous le signe de la raison universelle, que des stratégies alternatives ont vu le jour, notamment avec le romantisme et l’idéalisme allemand.


Romantisme et philosophie : la tentation de l’obscurité et de la littérature

C’est d’abord la conception du langage et du rapport entre le langage et la pensée qui se trouve ébranlée. Jusqu’alors le langage était conçu comme l’instrument de communication des pensées : ce que l’on conçoit bien, s’énonce clairement. Cette relation se trouve inversée par le romantisme. Le langage devient la condition de la pensée et n’est pas indifférent à sa formation. Toute pensée s’ancre et émerge dans une langue singulière, celle d’un pays, d’un auteur. On devient alors plus sensible à la tension irréductible entre la visée d’universalité d’une pensée qui prétend au vrai et l’individualité de sa forme.

En réaction à la "naïveté" de certains philosophes des Lumières et leur désir de communication universelle, diverses formes de discours ont été explorées : le fragment, le dialogue, le récit, etc. Il s’agit d’activer la spontanéité du lecteur, de susciter son effort d’interprétation, de reconstruction d’un sens qui n’est que proposé, suggéré, et non plus imposé et explicité comme un dogme immuable. Le discours poétique apparaît alors comme porteur de possibilités expressives faisant défaut à la philosophie et au langage de la raison. Pour traduire le mouvement instable et infini de la pensée, on se tourne vers l’aphorisme et le fragment, la forme inachevée.

Mais le risque est grand d’une réduction de la philosophie à l’écriture, à la pure forme, et d’aboutir à l’obscurité et l’incommunication la plus totale.


Pour un pluralisme des formes

C’est sur la solidarité entre clarté et obscurité que conclut Denis Thouard.  En effet, "c’est une obscurité relative qui seule peut pousser le lecteur à chercher à comprendre, alors que la clarté promet une intelligibilité qui n’est que trop souvent illusoire"   . Inversement, lorsque la forme se désolidarise de la visée d’universalité, elle devient purement esthétique et arbitraire.

"Le partage des idées", à l’heure de la communication et de la diffusion des savoirs, propre à nos sociétés démocratiques, n’est possible que si le lecteur accomplit à son tour, pour lui-même, le geste de comprendre et de juger ce qu’on lui présente. Et c’est précisément la tension entre la forme et le sens qui peut provoquer cet effort de la part du lecteur. En ce sens, la seule pédagogie à sauver, écrit D. Thouard, concerne l’art du jugement. En spécialiste de l’herméneutique, l’auteur rappelle  "le primat de la compréhension sur la communication. La survalorisation de la communication en et pour elle-même est une réponse purement technique au problème essentiel de la participation du plus grand nombre aux idées."  

C’est pourquoi l’auteur encourage l’invention de nouvelles formes, car seule cette pluralité peut pourvoir à cette formation du jugement, inséparable d’une patiente formation à la lecture.

   
Au final, le livre de D. Thouard est un ouvrage stimulant, mais aussi, conformément à sa conclusion, exigeant. Les études qu’il réunit concernent des auteurs peu connus ou étudiés : d’André Chénier à Schlegel et Schleiermacher, en passant par Garve ou Hamann. Ce corpus original contribue à l’intérêt de l’ouvrage : si la thèse soutenue est en soi classique, les études montrent comment ces questions ont été posées et explorées avec radicalité à une époque charnière, au seuil de notre modernité. Opérer ainsi un retour sur les tentatives romantiques pour trouver "la forme de la philosophie" permet d’éclairer la situation actuelle, et une telle réflexion paraît indispensable à l’exercice même de la philosophie. S’il s’agit d’un livre de chercheur qui ne se présente pas comme un ouvrage "grand public", néanmoins, la précision et la rigueur de son écriture, ne cherchant pas à masquer les difficultés de son objet, permettent de suivre le propos. L’introduction et la conclusion offrent une problématisation et une mise en perspective de ces études très convaincantes.