L’article le plus célèbre d’André Green, mis au cœur d’une élucidation du sens de son œuvre, entre Bion et Winnicott, avec et contre Lacan

L’histoire tourmentée d’une idée peu française.

"Mais comment peut-on parler des gens comme ça ?" Quand on se pose, au fil des pages, une question de ce genre, c’est qu’on a affaire à un bon texte de psychanalyse. La lecture elle-même devient une expérience, ou mieux une épreuve, dans laquelle vous êtes vous-même intérieurement silencieux, traversé d’émotions diverses, incapable de vous empêcher de visualiser imaginairement qui parle, sur quel ton, et bien conscient, en même temps, que dans ce petit théâtre intérieur que le développement du récit vous impose, tout ce que vous imaginez et projetez ainsi au-dehors en dit beaucoup sur vous, et sur ce que serait votre manière de vous défendre de ce qui, il faut bien le dire, témoigne de l’insupportable auquel se heurtent les hommes et les femmes (les patients) dont on vous rapporte les propos et les actes. C’est pourquoi il est si important que ces propos soient exacts, et que les gens qui les ont tenus aient vraiment existé. Le récit psychanalytique de cas obéit, pour être efficace, à la vieille contrainte édictée déjà par Aristote pour le mythe au fondement de la tragédie : il ne s’agit surtout pas d’y rendre vraisemblable le faux, comme dans la mauvaise fiction, mais, bien plutôt, d’y rendre l’impossible réel. Ces récits psychanalytiques sont ainsi des récits de fiction (idéalement, du moins, on y efface tous les traits qui permettraient à des tiers, seraient-ils des proches, d’identifier les patients) ; mais des fictions dont la qualité consiste à faire éprouver à ceux qui en prennent connaissance, et qui s’y exposent avec toute leur sensibilité, un réel plus "réel" que celui de la reconstitution historique et matérielle des faits. Les psychanalystes parlent alors de "réalité psychique". Or, dans les développements récents de la psychanalyse, disons depuis un bon quart de siècle, et dont ces Essais sur La mère morte donnent une bonne idée, la réalité psychique n’est pas tellement ce qui serait réel "seulement psychiquement", autrement dit "dans la tête". Elle est plutôt constituée de ces régularités étranges qui émergent dans l’entre-affectation du psychanalyste et du patient, dans cet aller-retour singulier où chacun s’affecte de ce qui affecte l’autre, dans leur entre-deux. Ces régularités, quelquefois, laissent deviner de puissantes et obscures contraintes au travail, et les faits matériels, telles mésaventures intimes et sexuelles, ou publiques et témoignant parfois douloureusement des effets de l’histoire, viennent s’intégrer au déploiement plus ou moins inexorable de ces contraintes. On lit donc ces récits de cas psychanalytiques, on n’en croit pas ses yeux, on est ému (fasciné, horrifié, ennuyé, apaisé, etc.), et l’on se souvient soudain que le mot de destin a un sens.

Le succès de l’article de Green intitulé "La mère morte"   repose sur cela : avoir rendu visible un tel schéma inconscient chez un certain nombre de patients qu’on ne jugeait pas, dans les années 1970, analysables (pour faire vite, les patients dit bordelines, pas névrosés, mais pas non plus psychotiques), mais en plus et surtout, d’avoir indiqué de quelle façon réglée et cohérente on pouvait faire varier le cadre classique de la cure pour rendre possible une réponse ajustée à leur état, et parfois la soulager. Si cet article a eu l’immense succès qu’on sait,  au point de marquer pour beaucoup la véritable fin du paradigme de la "psychologie du moi" à la Anna Freud dans les institutions psychanalytiques officielles (en-dehors du lacanisme), c’est parce qu’il a su intégrer de façon extrêmement cohérente au corpus freudien, dans une continuité quasi sans rupture, les apports de Winnicott ou de Bion, mais aussi d’un certain Lacan. Après avoir été rejetée ou du moins marginalisée dans les années 1970, l’œuvre d’André Green est apparue avec le recul comme fédératrice, sa forme synthétique et sa maîtrise indiscutable des "classiques" de la psychanalyse n’empêchant pas des apports originaux. Paru en anglais il y a 10 ans   , ce recueil voulait marquer la fin d’un relatif ostracisme. En France, où la violence des polémiques qui déchirent le milieu psychanalytique repose sur l’ignorance concertée de ce qui se passe chez ceux d’en-face, nul doute que l’importance de "La mère morte" sur l’évolution de la pratique psychanalytique ailleurs dans le monde suscitera des haussements de sourcils incrédules. Je me souviens, il y a dix ou quinze ans, de collègues expliquant sans rire que l’idée même de patient borderline démontrait la nullité clinique des gens qui posaient un pareil diagnostic.

De fait, comme souvent dans les écrits des psychanalystes, on ne sait pas bien si le schéma de la "mère morte" a été détecté, s’il était toujours là en attente qu’on le découvre, ou si Green a plutôt proposé une autre attitude devant ces patients difficiles, et que ce changement d’attitude a déplacé, en aval, en cascade, les positions des patients, auxquels d’autres réponses que celles de la mise en échec systématique des cures traditionnelles devenaient par ce moyen accessibles. C’est pourquoi Green ne manque pas au début de ces Essais d’indiquer sur quel fondement intime, dans son enfance, mais aussi dans ses trois cures successives, reposait ce changement d’attitude. Il faut apprécier l’aspect subjectif de ce genre de théorisation. Avec cela, pourtant, on est loin du compte. Ce que ces Essais mettent en évidence, en entourant l’article initial, "La mère morte" (hélas non-reproduit) de toute une série de commentaires, de réactions personnelles et d’explications savantes, c’est l’élaboration théorique sophistiquée qui a donné au destin particulier de Green une qualité plus abstraite, abstraction qui a rendu disponible à d’autres un schéma psychique inconscient auquel il avait quelques motifs privés d’être sensible. Mais Green ne théorise pas sur le mode de la grande rupture épistémologique (comme Lacan ou comme Bion). Au contraire, il dénonce le fameux slogan lacanien du "retour à Freud, lequel a toujours été, pour lui, un moyen de faire en réalité tout autre chose que la psychanalyse selon Freud. Aussi les thèmes conceptuels du schéma inconscient de "la mère morte" sont-ils constamment rapportés aux disputes internes au milieu des psychanalystes qui revendiqent une fidélité explicite à Freud, ainsi qu’à L’Association psychanalytique internationale qu’il avait fondée, et qui fut fort longtemps la représentante exclusive de la psychanalyse à travers le monde. Green situe donc avec précision  son travail par rapport aux principales écoles qui y sont ou qui y furent en compétition ("psychologie du moi", kleinisme, école de "la relation d’objet", etc.). On apprend beaucoup, en lisant ces Essais, sur ce qui les rend mutuellement inconciliables. Car le goût de Green pour la polémique fait ressortir crûment ce que les unes ou les autres perdent sur un plan en croyant gagner sur l’autre.
 
La "mère morte", et non le "père mort", la présence du psychanalyste, et non son absence

C’est pourquoi, dans la lecture de ce recueil, je suggérerais au lecteur non-psychanalyste, mais assez curieux pour avoir acquis le livre, de ne pas suivre tout à fait l’ordre de la table des matières. Après avoir commencé par lire "Dialogue avec André Green" avec Gregorio Kohon (l’éditeur du recueil), qui donne un ton subjectif et narratif à la théorie compliquée qui va suivre, qu’il se reporte à la fin, et parcoure "La dynamique de l’histoire de la psychanalyse : Anna Freud, Leo Rangell et André Green". Ce dernier texte, qu’on doit à Martin Bergmann, livre le contexte historique si parlant du travail de Green : il donne la mesure de l’aveuglement anthropologique complètement sidérant dans lequel avait sombré, au tournant des années 1970, la psychanalyse traditionnelle, dont on verra qu’elle n’attendait pas le coup de grâce de l’explosion des psychotropes, ou de la nouvelle psychiatrie anti-psychanalytique des DSM, parce qu’elle se le donnait suffisamment toute seule. Je dis "anthropologique" parce que ce dont il s’agit, en somme, c’est de la manière dont la souffrance psychique, le soi, et plus largement la condition moderne de l’individu se transforment, et qu’il est tout simplement invraisemblable que la psychanalyse, et plus largement toutes les techniques psychothérapiques, demeurent éternellement en l’état.

Mais, dira-t-on, en quoi consiste donc ce schème inconscient original de "la mère morte" ? Faut-il être psychanalyste, ou psychanalysé, pour en avoir une idée ?

Ce n’est pas sûr. Il me semble que la plupart d’entre nous seraient sensibles à la différence entre deux types d’énoncés ouverts (on les complète comme on veut), commençant le premier par "Une fois le père mort…", et l’autre par "Une fois la mère morte…" Le premier comme le second n’ont rien de réjouissant. L’un et l’autre en appellent à des mécanismes de deuil. Mais le premier se laisse facilement entendre, après coup, comme l’occasion de reprendre un flambeau, ou bien encore, comme un événement qui aura précipité une croissance, une individualisation nouvelle (Freud, par exemple, prend acte du fait que la Traumdeutung aura été une réaction à la mort de son père). Peu importe quoi, et de toutes façons, ce n’est nullement toujours le cas. Mais en tout cas, il y a une variété d’options. "Une fois la mère morte" sonne différemment.  On ne sait pas bien quoi mettre ensuite de positif, qui aille dans le sens d’une croissance ou d’un développement existentiel, serait-il douloureux ou tragique. Si c’est un jeune enfant qui est frappé, et même si cette mort de mère est symbolique ou métaphorique (c’est l’attitude maternante qui a été interrompue soudain, alors que la mère en tant qu’individu est restée vivante), c’est même un appui fondamental qui se dérobe, d’une toute autre teneur et qualité que l’appui sur le père.

Le concept psychanalytique de "mère morte" n’est pas autre chose que l’amplification de cette intuition ordinaire, et la mise en correspondance de ce qu’il implique psychiquement avec tout une série de phénomènes psychopathologiques relevant de ce qu’on appelle (qu’on soit psychanalyste ou pas) les bordelines. Ces derniers se caractérisent, entre autres, par une difficulté à penser (des sentiments poignants de vide intérieur), des passages à l’acte nombreux (notamment suicidaires), une remarquable intolérance à l’amélioration de leur état psychique, et assez souvent aussi des dehors de normalité sociale qui contrastent avec leur détresse vécue. Le trois premiers traits ont toujours paru des contre-indications à la psychanalyse. On voit mal de tels patients associer librement d’eux-mêmes, par exemple. Chez eux, la "réaction thérapeutique négative" (mieux ça va, et plus augmentent les risques de passage à l’acte ou d’effondrement dépressif) est un obstacle parfois insurmontable.

Je ne veux pas ruiner le plaisir de la découverte de ce que Green a dit à ce sujet. De toutes façons, beaucoup se devine au simple énoncé "mère morte". Un certain effacement dépressif, une défection radicale de la mère place précocement un petit être humain devant un vide très spécial. La dépression qu’il en ressentira ultérieurement n’est pas exactement la rencontre avec ce qu’impose un Surmoi cruel, comme Freud l’a exclusivement compris. Il y a une autre dépression : ce vide "autre" vécu par les patients est un lien avec un "autre" mort, et il fait obstacle au deuil comme à l’établissement de nouvelles relations internalisées avec les objets, comme si un trou, devenu bizarrement "positif", prenait en dedans toute la place. On n’y a pas affaire à l’investissement d’un objet mauvais, mais plutôt à un désinvestissement foncier qui devient un moyen de commémorer l’effacement initial de la "mère morte" (sans que cette commémoration inconsciente prenne la forme traditionnelle du refoulement). Tout cela donne à réfléchir. Pour ma part, ce qui m’a le plus frappé dans cette façon de voir, c’est la lumière qui est jetée par là sur une étrangeté récurrente dans les cures de certaines femmes : le refus final de ces patientes, après avoir péniblement rétabli le lien avec la mère idéale et aimante ensevelie sous la "mère morte", d'en faire aussi le deuil. Je pense par exemple à la tâche presque insurmontable, chez une femme qui s’est longtemps auto-accusée d’être une mauvaise mère sur fond de "vide", de non-rêve, de fuite dans l’activisme, de difficulté extrême à associer librement, que peut être ne plus se laisser voler par la « mère morte » qui hante son quotidien le deuil de la mère aimante primordiale qu’elle avait perdue — en sorte qu’elle puisse enfin s'autoriser à ne pas être mieux, elle-même, qu'une mère "bien suffisamment bonne comme ça" (autrement dit, traduit comme il faut, une good enough mother à la Winnicott).

La meilleure introduction au problème psychanalytique de la "mère morte" est donnée par Green lui-même dans le texte qui clôt le recueil : "L’intuition du négatif dans Jeu et réalité". Il s’agit  d’un commentaire détaillé de Green sur son point de départ théorique dans l’affaire : une lecture du fameux livre de Winnicott. On est là à un second niveau d’amplification : non plus celui de ce que chacun pressent plus ou moins touchant la différence entre la mort du père et celle de la mère, mais de ce qui est déjà présent, encore que ce soit justement sous la forme d’une intuition déjà plus élaborée, chez Winnicott. Cet article est remarquable. Green y raconte comment il a eu en cure chez lui, des années plus tard, précisément la même patiente à laquelle se réfère Winnicott, et qui lui avait servi à élaborer certaines de ses notions. Ce sont des conjonctures rares et précieuses. Plus généralement, cet article donne une idée claire de la profonde différence entre les manières françaises (lacaniennes) de psychanalyser, et la tradition britannique. Cette dernière met en effet l’accent sur la "présence" du psychanalyste dans la séance, donc sur la multiplicité des interprétations, ou sur l’analyse permanente des effets du transfert sur le psychanalyste (le contre-transfert). Dans le sillage de Lacan, à l’inverse, son "absence" (un silence méthodique, par exemple), s’est quelquefois imposée comme une norme — l’une et l’autre attitude au risque de la caricature. Green, mais surtout ses commentateurs britanniques très en vue, Christopher Bollas et Thomas Ogden, livrent ici des témoignages instructifs sur ce qu’est être "en présence" d'un autrui difficile. Le contre-transfert y est classiquement décrit comme l’expérience des effets de l'autre sur soi (y compris dans l'ennui ou dans l'excès d'intérêt pour le patient...). Sauf que c'est devenu une façon de vivre en général. C'est toute la vie psychique de l'analyste qui se trouve mobilisée, toute sa vie associative en dehors même du temps de la cure. Il faut prendre des notes sur le patient, dit Ogden, même quand il ne vient pas! Cela devient plus ou moins un style existentiel, sans la dimension de l'engagement, mais plutôt au titre d'une attention à soi démesurément élargie. En France, l'analyste qui interprète sort du silence, mais en Grande-Bretagne, quand il s'y retire, c'est un moment toujours constituant du processus interprétatif. Point remarquable, dans le paradigme de la "mère morte" : le père peut aussi fonctionner comme mère morte ! C'est à cela qu'on juge de la différence radicale des techniques, celle de l'absence symbolique du père (œdipien, donc toujours déjà mort) en France, et donc du silence qui s’appuie sur sa présence d’absent, et celle qui ravive la présence de la mère, au risque de dégénérer en soutien conversationnel empathique et réparateur.

Lacan avait joliment décrit la cure psychanalytique comme une paranoïa dirigée". On en retrouve quelque chose dans ces récits de cure. Car, non seulement tout y prend une "signification personnelle" pour le patient ("Mais que me veut-il ?", se demande le patient devant les faits et gestes de l’analyste), mais aussi et surtout pour l'analyste : tous les mouvements de son patient sont considérés par lui comme lui étant adressés, consciemment ou inconsciemment, et l’interprétation du transfert ("Ce que je suis ici pour vous", commente l’analyste devant presque tous les énoncés qu’on lui apporte) tend à noyer tout, y compris l’interprétation des symptômes. Le procédé est d’origine kleinienne, comme si Melanie Klein, par ce biais, avait tenté de soulager ses patients de leur sensibilité paranoïde, les mettant plutôt en position de recevoir et d’accueillir en retour, bref de contenir, voire de symboliser des mouvements psychiques marqués par le mélange du désir et de la destructivité, plutôt que de les projeter ou de les expulser. Le silence du patient en train de recevoir l’interprétation joue alors un rôle symétrique à celui du silence habituel de l’analyste : il est comme la mise en branle d’un processus de digestion psychique plutôt que d’un vomissement sans fin d’une parole faussement associative, ou comme un temps pour la rêverie en lieu et place d’un agir forcé et vain avec des mots creux. Les effets de ce choix pour la présence, où l’analyste met ses propres associations et ses affects au service de la cure sont ici impressionnants, parfois déréels, surtout quand on voit le vertige qu’ils occasionnent, et la façon dont les patients s’en emparent et en font quelquefois leur profit.

Donner à réfléchir, donner à rêver, ou faire de psychopathologie ?

Tout ne plaira pas à tout le monde dans les contributions rassemblées. Comme d’habitude, l’inégalité des talents saute aux yeux. La littérature psychanalytique est scientifiquement fragile. La théorie sans lendemain y abonde, mentionnée par révérence pour le puissant du jour au sein d’un petit cercle dérisoire. Il est sûr que la lubie privée y occupe trop souvent le devant de la scène, mettant l'inanalysable d’Untel, ce dont il ne veut pas démordre, "au service" de la psychanalyse, avec de douteuses conséquences. On a aussi cela dans les sciences humaines contemporaines, dont c’est une tare connue. Sauf qu'il s'agit chez les psychanalystes, qui n’ont pas de normes bien solides de professionnalisme, d’un défaut plus criant. Mais la psychanalyse est aussi fragile sur le plan rhétorique. S’y faire entendre est un défi. Si je me permets de suggérer un ordre de lecture un peu différent de celui choisi par les éditeurs des Essais sur La mère morte, c’est pour que le lecteur, après avoir saisi ce que Green apporte, perçoive la difficulté de certains des contributeurs en rester à ce qui est évocateur dans le concept de mère morte. Trop souvent, une pesante récupération à prétention descriptive ou pseudo-objectivante empêche justement le lecteur de poursuivre sa rêverie sur les cas. On a le désagréable sentiment que les mises en garde de Green sur les dangers de l’objectivation psychopathologique de la psychanalyse, prise comme une technologie néo-médicale de manipulation psychique des gens en souffrance, ne sont pas entendues, précisément par ceux qui voudraient rendre hommage à Green en lui faisant l’honneur non-sollicité de produire un nouveau paradigme de la psychopathologie des borderlines… C’est dans ces moments que le récit de cas psychanalytique, l’étrange et fascinante façon de raconter ce qui n’allait pas chez quelqu’un ressemble le plus à  de la littérature déchue.

Ces Essais sont pourtant extrêmement suggestifs pour quiconque veut observer comment se produit l'extension des concepts psychologiques ordinaires: comment les platitudes sentimentales acquièrent soudain une profondeur insoupçonnée, comment opère la dialectique de la psychanalyse, quand elle reconfigure le sens des notions psychologiques utilisés d'habitude dans le contexte de la conscience de soi, etc.

Le risque avec ces gestes, poétiques quand ils sont réussis, c’est aussi l'ignorance massive, sinon systématique, de la sous-détermination propre aux concepts psychologiques. C’est l’illusion, autrement dit, qu'il y aurait des critères clairs pour déterminer exactement si telle ou telle situation tombe bien sous le concept de mère morte. Mais ce vice ne frappe que les tentatives d’annexion du concept à des projets de psychopathologie dite clinique, mais en fait objectivante, que Green rejette. Plus on s’avance dans cette direction, moins l’idée de mère morte est convaincante. On a l’impression d’assister au regonflage désespéré, à coups de concepts psychanalytiques, de truismes établis par ailleurs et validés par les biostatistiques (quand la mère a été dépressive, les enfants finissent par aller mal, et d’ailleurs, on trouve tant pour cent de borderlines parmi eux ((De nombreuses enquêtes épidémiologiques ont cerné le fait depuis les années 1980. Encore tout récemment, on pouvait lire des travaux éloquents sur la corrélation entre dépression maternelle et risque accru d’accidents chez leurs très jeunes enfants (lire ici). En revanche il n’y a jamais eu d’accord évident sur la nature exacte des conséquences pour les adultes d’une mère dépressive dans leur enfance. D’un point de vue psychométrique et clinique, on trouve de tout (lire ici). L’approche psychodynamique des borderlines peut être considérée comme une tentative pour mettre de l’ordre dans ce désordre, ou mieux, une intentionnalité inconsciente organisatrice dans ce fatras de symptômes. C’est sur ce point que je voudrais terminer : un syntagme comme "mère morte" a une visée interprétative, bien plus que descriptive. Les Essais sur La mère morte gagnent ainsi à être lus comme la juxtaposition d’une bonne idée et des contresens ou des distorsions aveugles auxquelles elle donne lieu. Ainsi, tout à fait indépendamment du conflit violent qui a opposé Green à Lacan, "mère morte" est un équivalent de ce que Lacan appelait (rarement) "père symbolique" : il ne s’agit pas de savoir si cela existe, mais ce que cela change d’ajouter à l’expérience psychanalytique et au corpus hérité de Freud un pareil (et nouveau) "point de vue", ou mieux, un vertex, comme disait Bion. Sauf qu’il faut se laisser entraîner l’œil dans un nouveau lieu, et non pas changer de perspective en pensée, mais changer réellement de position dans le champ de la psychanalyse. Il y va, tout simplement, de ce qu’on attend des psychanalystes, et de ce qui rend leur "bonne formation" si polémique. Il y a va enfin, plus généralement, de la chance que nous nous laissons, ou pas, de parler des autres êtres humains (mais aussi, dans un soin psychique, aux autres êtres humains) d’une façon aussi extraordinaire, dérangeante, et créatrice.

 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.