F. Dupont critique l'influence de la 'Poétique' d'Aristote sur le théâtre occidental et revalorise la pratique. Un essai incisif, parfois trop précipité.

L’ouvrage de Florence Dupont a le charme revigorant des vrais pamphlets, occultations volontaires, maillage grossier et rigidité de la démonstration compris.


Contre Aristote

Si Nietzsche avait, autour de la tragédie grecque, fait de Socrate sa bête noire et son interlocuteur essentiel, Florence Dupont dresse quant à elle, par-dessus vingt-cinq siècles d’influences et de relectures jugées déplorables, le procès d’Aristote. Ce dernier, qu’elle présente sous les traits d’un théoricien terroriste, aurait en effet, par sa Poétique, au mépris des réalités de son temps, imposé sur toutes les composantes inhérentes au théâtre la suprématie de l’une d’entre elles, en l’occurrence la "fable" (le muthos, qui subordonne le temps et les modalités de la représentation au déroulement logique de l’action), et, par ce biais, la prééminence du texte – c’est-à-dire la prédominance de la poésie sur le chant, de la lecture sur le spectacle, du texte-objet sur l’événement. Privant de leur substance la part spectaculaire (qui ne deviendrait alors qu’un plaisir en surplus), la place de la musique et du chœur, l’importance signifiante de l’adéquation entre le "moment théâtral" et la vie de la cité (le kairos), et son caractère de performance rituelle, valorisant de surcroît les dénouements malheureux, il aurait ainsi mis au monde ex nihilo une entité artistique monstrueusement abstraite, un théâtre "littéraire, élitiste, profane, austère et solitaire"   , une véritable machine de guerre que le philosophe, pro-macédonien, aurait lancée contre Athènes afin de la détruire, parce que celle-ci trouverait dans son théâtre un moyen institutionnel de perpétuation et de renouvellement identitaire.

Remise régulièrement au goût du jour, réinterprétée et réaménagée à travers toute l’histoire du théâtre occidental, et même imposée par de puissants relais idéologiques (qu’ils soient d’ordre politique ou religieux), qui y auraient vu (et y verraient encore) l’expression de leur intérêt, la Poétique aurait engendré à terme un art étriqué, mortellement ennuyeux, incapable d’assumer pour la collectivité ses anciennes missions rituelles. Parmi ces relectures qui renforcent la puissance de frappe de l’armada aristotélicienne, Florence Dupont s’en prend tout particulièrement au XVIIIe siècle, période qui substitue le règne de "l’illusion réaliste" aux règles de la période classique. Elle déplore en particulier les influences néfastes de Goldoni chassant Arlequin au profit du "personnage vrai", de Diderot instaurant l’hypothèse du "quatrième mur", qui isole l’action du public et laisse entendre qu’elle pourrait se dérouler sans lui, et de Talma inaugurant le règne de "l’acteur crédible" au détriment de la virtuosité irréaliste du bouffon. L’apparition, au siècle suivant, du metteur en scène, qui surimpose son propre texte et sa propre exigence de lecture au premier tamis aristotélicien, et enfin, au XXe siècle, le brechtisme, qui, bien qu’incessamment affiché comme anti-aristotélisme, renforcerait au contraire et paradoxalement la promotion de la fable, poursuivraient cette entreprise de sape.

Contre ce récit, contre la puissance de cette doxa, Florence Dupont s’emploie à déconstruire la mécanique aristotélicienne et à dénoncer les interprétations fantasmatiques et erronées qu’elle a suscitées, de même que le legs immense qui est le sien, via Hegel, Nietzsche, et bien d’autres, de poncifs et d’idées toutes faites – en particulier sur le sujet de la réalité et de la destination de la tragédie grecque. Ce phénomène de vampirisme aristotélicien, doublé de multiples mésinterprétations, se serait poursuivi de façon évidente jusqu’à aujourd’hui : la rébellion du public contre la programmation du festival d’Avignon en 2005 en constituerait selon Florence Dupont un éclatant symptôme. Plus : il irait même vers une inéluctable aggravation. Les percées dites "post-dramatiques", dont le caractère agressif et transgressif ou la relation purement fantasmatique qu’elles entretiendraient avec les réalisations culturelles non occidentales, signaleraient trop bien à quel point nous ne sommes en en rien sortis du cercle aristotélicien.

Après l’implacabilité de l’exposé décadentiste et catastrophé interviennent, selon un schème bien connu et toujours efficace, la présentation de "l’âge d’or", puis de quelques pistes qui permettraient d’évoquer la possibilité d’un espoir en forme de régénération. Florence Dupont se propose alors d’écrire une "contre histoire" du théâtre. La présentation de ce théâtre non aristotélicien s’ouvre sur l’éloge de la comédie latine, qui repose non sur une fable mais sur un canevas (l’argumentum) soumis au jeu de la règle et de la variation, un "personnage" fondamentalement instable et composite dans la mesure où sa logique n’est pas dans l’action mais dans le comique spectaculaire, et une "métathéâtralité" (que l’auteur préfère appeler "intrathéâtralité" dans la mesure où il n’y a pas dans la comédie latine d’illusion théâtrale). Elle se poursuit avec l’évocation de la comédie-ballet de Molière, ainsi qu’un retour à l’analyse de la tragédie grecque, dont la structure et la logique seraient avant tout d’ordre musical et non pas liées à un quelconque muthos. Ce serait d’ailleurs là que résiderait fondamentalement l’altérité dionysiaque du spectacle tragique, sur laquelle de nombreux contresens sont pratiqués. Enfin, Florence Dupont donne quelques principes pour sortir de l’ennui : une rethéâtralisation du théâtre par le biais d’une redéfinition du rôle du metteur en scène ; un retour au théâtre de fête et au théâtre d’art.


Réhabiliter la performance

De cet essai, on peut dire que la cause et la méthode sont séduisantes et, en certains points, fort légitimes et bienvenues, mais qu’elles ne sont pas au-dessus de tout reproche, ni exemptes de toute ambiguïté. On sera donc avant tout sensible à la visée profonde de l’ouvrage et, en ce sens, on ira la chercher loin derrière le dispositif polémique et pamphlétaire du texte. À ce titre, il faudra attribuer d’abord et avant tout l’aspect particulièrement chargé de ce dispositif à une façon humoristique de sacrifier aux conventions du genre, et à l’exercice de style.

Le titre de l’ouvrage, d’ailleurs, de même que le ressassement quasi incantatoire de la thèse, qui doit bien évidemment être prise au sérieux, mais à la condition que l’on n’oublie pas, parallèlement, d’en sourire quelque peu, est certainement là pour inviter à un tel type de lecture. Tout comme le portrait à charge qui est effectué d’Aristote – tellement chargé, en certaines pages   , que l’on ne peut pas y voir autre chose, de la part de l’auteur, que l’effet d’une certaine vis comica, caractéristique de cette jouissance propre à l’exercice polémique et décapant. Portrait qui débouche d’ailleurs sur une quasi théorie du complot qui possède quelque chose de fort réjouissant : "selon nous, ce qui trame le texte aristotélicien était la volonté de détruire le théâtre comme institution, car elle identifiait la cité d’Athènes, la perpétuait et la renouvelait chaque année" et "l’esthétique du théâtre aristotélicien est le résultat d’un projet politique, celui des rois macédoniens, visant à détruire la liberté des cités." Complot que, pour les besoins de sa cause, Florence Dupont étend à travers le temps et l’espace européens en un effet de comble litanique des plus théâtralement réussi : "les spectres d’Aristote hantent peut-être à tout jamais le théâtre occidental contemporain. Ils ont des complicités partout, avec la philosophie du temps chrétien, l’idéal démocratique, l’agit-prop des militant néo-brechtiens, la survalorisation universitaire de la lecture, l’impérialisme du sens, ou la culture comme marchandise."  

Une part de chaque spectateur peut effectivement se reconnaître en cette expérience de l’ennui théâtral évoquée par Florence Dupont, expérience dont on place l’origine en certains excès taxés – à juste ou mauvais titre – d’élitistes. Ce seraient l’hégémonie du texte, la prévalence accordée à une psychologie et à une forme de cérébralité froide et austère, l’agressivité et l’inclination conceptualiste des avant-gardes, etc. : des excès dont les linéaments seraient d’ordre socioculturel, qui s’effectueraient au détriment de tout un autre pan du théâtre occidental, dont ils constitueraient donc, dans tous les sens du terme, un refoulé. À cet égard, certains points forts du récit construit par Florence Dupont (notamment sur le jeu de la censure et du théâtre de la foire, sur les paradoxes de la théorie brechtienne, ou sur l’unilatéralisme axiologique de certaines histoires du théâtre), de même que certaines évocations à caractère poético-laudatif portant sur des formes de spectaculaire populaire dont on aurait perdu l’esprit (la comédie latine, présentée de façon passionnante, le moment "boulevard du crime", etc.), se révèlent tout à fait convaincants et pertinents. Il en va de même pour le temps central de l’essai, pendant lequel les thèses d’Aristote et tous les propos de ses disciples somnambules sont retroussés comme des gants. Et nos habitudes aristotéliciennes les moins conscientes et les plus enfouies par la même occasion.

Et comment ne peut pas souscrire, en effet, à l’expression de ce désir que soient réhabilités aujourd’hui, hors de toute compartimentation sclérosante, les arts (mal) qualifiés de mineurs (le cabaret, le music-hall, le boulevard, le grand-guignol, etc.), et, avec eux, tout un "certain esprit du théâtre" : la contemporanéité et le sens spontané de "l’occasion" ; le retour, sur scène, de l’improvisation, de la virtuosité, de la corporéité, etc. ; et, dans la salle, une forme de réintégration participative du public – en un mot, cette ritualité ludique et spectaculaire dont parle Florence Dupont, dont les valeurs, la fécondité, la vitalité nourricière ne font en effet pas de doute, et se montrent en effet éminemment désirables. À la condition toutefois que cette défense ne se transforme pas à son tour en dogmatisme, voire en réaction – travers toujours possible des revendications anti-rationalistes, même quand elles ont leur légitimité, et d’une certaine façon de fantasmer le populaire. De ce point de vue, certains passages demanderaient une explicitation plus approfondie.


Les limites de l'approche pamphlétaire

L’esprit, donc, et non pas la lettre du pamphlet pris dans ses moindres détails. Car il est difficile, si on prend l’essai de façon trop littérale, de ne pas être heurté par certaines de ses constantes : la rapidité assez vertigineuse avec laquelle est reconstruite, pour les besoins de la cause, cette logique cachée qui serait celle de l’histoire du théâtre occidental ; la violence, forcément réductrice, de la dichotomie, fondatrice de l’essai, entre théâtre aristotélicien et théâtre non aristotélicien, et face à laquelle on ne sait trop comment situer toute une série d’œuvres, d’auteurs et de mouvements ; la somme des occultations partielles ou complètes de temps importants de l’histoire du théâtre, et sur lesquels on aurait aimé avoir pourtant quelques précisions, soit qu’ils puissent apporter de la matière à la thèse de Florence Dupont, soit qu’ils l’eussent obligée à la nuancer (pêle-mêle : le théâtre baroque, le siècle d’or espagnol, Shakespeare, le théâtre dans un fauteuil de Musset, Scribe et Sardou, Labiche et Feydeau, les symbolistes, les futuristes, le Bauhaus, Pirandello, Witkiewicz, Appia, Jaques-Dalcroze, Claudel, les praticiens du happening, les multiples idéaux festivaliers, Novarina, Mouawad, etc.) ; les présentations rapides et partiales (pour ne pas dire parfois fautives à force d’incomplétude) de certaines figures-clefs de la démonstration (pourquoi, de la multitude des œuvres théâtrales "mixtes" – ayant donc conservé un lien substantiel avec la musique – n’avoir évoqué que la seule comédie-ballet de Molière ? Diderot est-il vraiment à placer du côté des anti-bouffons ? Les romantiques allemands n’ont-ils pas aussi fait de Gozzi l’une de leurs figures de prédilection ? L’analyse proposée des théories multiples et contradictoires de Nietzsche, quand bien même on s’en tiendrait à La Naissance de la tragédie, leur rend-elle vraiment justice ? Meyerhold n’a-t-il pas aussi défendu le règne de l’acteur vrai ? etc.) ; enfin, on aurait aimé que certaines questions théoriques centrales de l’essai soient davantage abordées (quels liens généalogiques la notion de "naturalité" engage-t-elle avec le muthos ? Peut-on vraiment jouer la comédie latine aujourd’hui ou une transposition de son esprit est-elle envisageable ? Eu égard à l’importance que Florence Dupont attribue à juste titre au kairos, la constitution d’un répertoire théâtral est-elle théoriquement possible et souhaitable ? Le seul jeu de répétition et de variation par rapport au code et à la tradition ne risque-t-il pas, dans une ère marquée par l’idée d’historicité et la conscience de cette historicité, de lasser ? Et, de façon plus globale, la question, pourtant plusieurs fois envisagée comment étant au centre de l’essai, du devenir de la musique au théâtre, n’est-elle pas pour ainsi dire sacrifiée ? Quelles relations, alors, la scène lyrique entretient-elle avec l’aristotélisme ?). De même en va-t-il enfin, au terme du parcours, pour les propositions régénératrices, que la conclusion expédie dans un "peut-être" lapidaire de quelques paragraphes à peine, sans que les modalités de la reconstitution analogique à notre époque des caractéristiques de "l’âge d’or" (lui, parfaitement décrit) ne soient vraiment précisées.


En un mot, gardons à l’esprit l’essentiel et jouissons du caractère énergique et stimulant de cet essai au vitriol. Le plaidoyer en faveur du "retour des Bouffons" est légitime et percutant. Mais faisons comme Florence Dupont elle-même : n’allons pas trop regarder dans le détail.


*crédit photo : just a slice / flickr