La vie et l'œuvre de Beckett, son rapport complexe à la langue, évoqués dans une biographie à mi-chemin entre l'intime et la critique littéraire.

* A l'occasion des 25 ans de la disparition de Samuel Beckett, Nonfiction vous invite à relire le compte-rendu de cette biographie éclairante de l'artiste par James Knowlson.

La biographie de Samuel Beckett par James Knowlson compte parmi les deux seules autorisées par l’auteur lui-même. La première est le fait de Deirdre Bair (1978), tandis que quelques années avant de disparaître, Beckett avait accepté que le britannique James Knowlson entreprenne sa biographie, parue en anglais sous le titre Damned to Fame, The Life of Samuel Beckett, en 1996, puis traduite en français en 1999 chez Actes Sud, et rééditée chez Babel.

James Knowlson, ami et disciple de Beckett pendant plus d’une vingtaine d’années, enseigne le français à l'université de Reading en Angleterre, où il a créé les Archives Beckett. Cette biographie, à mi-chemin entre l’anecdotique, le recueil de témoignages personnels, voire intimes (de nombreux échanges de correspondance ou autres documents y figurent) et la critique littéraire, scientifique et rigoureuse, retrace en vingt-six chapitres chronologiques la vie et l’œuvre de Beckett, depuis ses « Images d’enfance » jusqu’à son « Voyage d’hiver ». Si la segmentation par chapitres aide le lecteur à marquer des repères dans l’itinéraire beckettien, elle lui permet surtout d’appréhender l’homogénéité progressive – malgré un désordre apparent – de sa création.

Le biographe insiste dans un premier temps sur les influences et goûts littéraires de Beckett (Shakespeare, Dante, Joyce, Racine, Diderot, Stendhal, Swift, Sterne ou Rabelais), sur son éducation, ses relations familiales, sur tout ce qui, en amont, permet de déceler les orientations futures de l’auteur. Il place notamment au cœur des facteurs décisifs de son œuvre son attrait indéfectible pour le cirque, le music-hall, le cinéma, la peinture et la musique, considérés comme supérieurs à la littérature. Car c’est avant tout l’exploration de formes diverses qui passionne Beckett dans l’art, et c’est peut-être ce qui garantit précisément la cohérence globale de cette biographie, à l’image de son parcours. Ainsi, de son modèle, Joyce, Beckett hérite l’équivalence suivante : « La forme est le contenu, le contenu est la forme », qu’il durcira plus tard au profit du jeu et de la recherche pure des différents modes d’expression – avec à son actif des poésies, romans, essais, textes brefs, pièces de théâtre, radiophoniques et pour la télévision, un livret d’opéra et même un film quasi-muet au titre tautologique, intitulé Film, avec Buster Keaton dans le rôle du protagoniste principal. Quel que soit le genre retenu, il se veut l’inventeur de formes littéraires, toutes rongées par la tentation de l’échec et de l’épuisement sans fin : des « foirades » aux « dramaticules » en passant par les « mirlitonnades » ou les « pochades », chacune se présente comme une tentative nouvelle afin de toucher au plus près le « pire » (terme cher à Beckett), afin d’ « entreprendre l’analyse de l’impuissance et de l’ignorance » (J. Knowlson).

Né en Irlande en 1906, d’une famille protestante, Beckett arrive à Paris à la fin des années 20, comme lecteur à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Au début des années 30, il entreprend à Londres une psychanalyse avec Bion, avant de passer quelque temps en Allemagne, où il se forge une culture picturale – Deux hommes contemplant la lune de Caspar David Friedrich, L’Annonciation d’Antonello de Messine ou encore L’Autoportrait de Giorgione attirent particulièrement son attention – et assiste en 1936 à la montée du nazisme. De ces expériences d’exil et de déracinement, Beckett retient un rapport à la langue qui ne cessera de le fasciner tout au long de sa création : « Se démener pour apprendre à se taire dans une autre langue, quelle absurdité ! je suis complètement absurde, complètement inconséquent. Se démener pour se rendre maître d’un silence de plus ! », consigne-t-il dans un carnet, le 18 octobre 1936. Beckett s’expliquera d’ailleurs après la guerre quant à son choix de la langue française, perçue comme étant « sans style », c’est-à-dire attachée davantage à la musicalité, aux sonorités, au rythme, qu’au sens.

Lorsque la guerre éclate, Beckett décide de rester en France ; il mène quelques actions de Résistance sous l’Occupation, avant de se réfugier dans le Vaucluse, à Roussillon. Cette expérience marque à jamais son œuvre, dans la mesure où à partir de là, écrit J. Knowlson, « Beckett choisit de ne plus parler que de la pauvreté, de l’échec, de l’exil et de la perte ; ou, pour le citer, de s’intéresser à l’homme en tant qu’“il ne sait pas et ne peut pas”. » Tiraillée entre un amour de la langue patent et un désir fou de s’en affranchir, toute l’œuvre de Beckett rend compte de cette tension constructrice. Pour autant, à aucun moment, l’auteur ne transige avec ses exigences de rigueur et de précision qui transparaissent très clairement dans son travail de mise en scène.

En définitive, James Knowlson prend le parti de placer sous les yeux du lecteur à la fois attentif et attendri un homme et une œuvre qui n’en finissent pas de donner une leçon d’opiniâtreté teintée d’humilité. Ainsi, lorsqu’en 1982, âgé de 76 ans, Beckett est sollicité pour une nouvelle création, il répond par la négative, en ajoutant : « J’essaie toujours, néanmoins. » Enfin, avant de mourir le 22 décembre 1989, Beckett livre un dernier écrit, un poème intitulé « Comment dire » ("What is the word" en anglais), s’ouvrant sur le mot « Folie » et butant encore et toujours sur l’impossibilité de la langue à retranscrire fidèlement la réalité du monde d’une part et à s’épuiser, à s’éteindre dans un silence définitif d’autre part. Jusqu’à la fin et sans relâche, Beckett aura par conséquent mené une quête du silence, du mot dernier. Et James Knowlson de nous raconter l’histoire de cet homme et de cette œuvre « aux prises avec les derniers mots qui n’en finissent pas », avait déjà confié Beckett dans une lettre de 1957.

À propos de Fragments de théâtre I  et II, Beckett déclare à Alan Schneider, le 1er janvier 1980 :
« Pour moi ce sont des avortons. Mais qu’est-ce qui ne l’est pas ? Plus ou moins. »


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