Comme le souligne Emmanuel Todd dans Après l’Empire, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture ne constitue qu’une étape de la modernisation mentale qui tend à conquérir toute la planète. Dans le contexte de la globalisation, l’alphabétisation peut apparaître comme un obstacle à l’exploitation économique. Dans un contexte local, elle est un outil d’organisation de la société, pour le meilleur (le développement) et le pire (la manipulation). Cette délicate ambivalence, qui est active à l’échelle d’une société, voire d’une civilisation, a pour champ l’éducation, l’offre éditoriale – média et contenu – et le rapport à l’écrit. Si le livre est au centre de ce rapport, le support fourni par les nouvelles technologies de la communication devient un vecteur déterminant de connaissances.

L’émergence rapide des médias en Syrie a soulevé quelques contradictions quant au système de régulation du savoir que constitue la censure ; les paraboles donnant accès au réseau satellitaire contournent depuis une quinzaine d’années les procédures d’autorisation. De même, nombreux sont les sites, blogs et outils dits "sociaux" sur Internet frappés par la censure au portail ; quelques mails suffisent pour se procurer les "by-pass" et surfer à volonté. Facebook est interdit ; ses avatars constituent toutefois la carte de visite professionnelle de nombreux syriens. On écrit et on lit donc beaucoup sur le Net en Syrie, ce qui ne semble pas être le cas dans la rue ou à la maison. L’écrit reste cependant la forme d’expression la plus censurée.

"Si l’écrit est plus surveillé et encadré que les autres formes d’expression, c’est qu’il est plus facile à censurer que les autres", comme l’indique notre invité, Hassan Abbas. Théoricien et critique, Hassan Abbas est professeur chercheur à l’Institut Français du Proche-Orient de Damas dont il a été responsable des activités culturelles de 1992 à 2007. Il enseigne les théories de la critique littéraire à l’Institut supérieur d’études théâtrales de Damas.

À l’aube de l’ouverture du 25e Salon international du livre de Damas, nous avons demandé à Hassan Abbas d’évoquer les pratiques en matière de lecture en Syrie et les tendances littéraires qui ont marqué les récentes décennies. Certains des ouvrages évoqués ont été rédigés ou traduits en français (Actes Sud – Simbad principalement) ; ils signalent l’existence d’une littérature syrienne en quête d’émancipation d’un contenu générique et formaté, une littérature qui revendique un ancrage dans le temps présent, une littérature qui lutte contre l’oubli.

 

Nonfiction.fr : Les kiosques à journaux, les librairies et les grandes surfaces spécialisées dans l’édition jalonnent les artères des capitales occidentales, et il y est fréquent de voir les usagers des transports en commun plongés dans la lecture d’un journal ou dans un livre. Ce spectacle est rare à Damas ou à Alep. Cette apparente carence est-elle un symptôme de la situation syrienne en matière d’édition, ou plus généralement du rapport de la société à la lecture ?

Hassan Abbas : Etant donné que la composante principale de la culture acquise dans ce pays se fonde sur le texte d’une religion révélée – à savoir le Coran, il faut considérer que la lecture est nécessairement constitutive de la culture populaire. Mais poser sèchement la question de la lecture, c’est aussi prendre le risque de générer de nombreux d'amalgames, dans l’attente d’une réponse globalisante. Oui, la lecture est un élément important dans la formation de l'identité culturelle. Oui, les gens lisent si on se réfère aux chiffres. Mais la question est : que lisent-ils ? Sans aucun doute, plus des deux tiers du peuple lit le Coran.

 

 

Sans aucun doute, presque deux tiers du peuple lit des textes en relation avec l'explication coranique et l’histoire des prophètes. Mais dans le sens moderne du terme, la lecture se réduire-t-elle à ces textes ? C'est un apprentissage de la vie mais pas du monde. Malheureusement, la lecture, dans le sens d’une formation intellectuelle et généraliste, aux fins de se cultiver, est de moins en moins pratiquée en Syrie. Notre situation est de plus en plus proche de l’acculturation, et si les gens se cultivent, la lecture n’en est pas le moyen privilégié. La culture syrienne d'aujourd'hui est, dans sa majorité, une culture orale et non pas une culture écrite et lue.

Nonfiction.fr : Il peut sembler paradoxal que les efforts produits par les mouvements de la Renaissance Arabe en Syrie, au Liban et en Egypte à la fin de XIXème siècle pour normaliser l’arabe coranique et en faire la langue de référence d’aujourd’hui 23 pays, n’aient pas débouché sur une large production et diffusion éditoriales. Le bassin de lecteurs potentiels apparaît gigantesque, bien supérieur à celui de toutes les langues occidentales à l’exception de l’anglais.

Hassan Abbas : Il y a effectivement un potentiel de 250 millions d'êtres humains qui théoriquement lisent ou connaissent l'arabe. Mais revenons aux chiffres : le plus fort tirage vendu dans le monde arabe se monte à 25 000 exemplaires ; il s'agit d'un roman de Naguib Mahfouz. 25 000 exemplaires pour 250 millions de lecteurs potentiels ; c’est peu. Il y a des raisons à cela. Si en Syrie, le chiffre d'analphabètes est très faible, comme au Liban, le taux d’analphabétisme dans certains pays arabes atteint encore 40 voire 50% de la population. Ensuite, l’accès au livre n’est pas facilité. Par exemple, pour qu'un éditeur syrien réussisse à vendre ses livres dans un autre pays arabe, il faut d’abord qu’il en obtienne l’autorisation ici, et l’autorisation là-bas. Puis il devra passer la censure concernant le contenu du livre. Pourtant, le Salon du Livre est un phénomène qui a connu un développement extraordinaire, apportant une ouverture intéressante. Mais regardons la réalité en face. Quels sont les livres qui passent les frontières et qui sont vendus ? Avant tout, les livres "jaunes", c’est à dire le patrimoine religieux, pas le patrimoine littéraire ou scientifique. L’un des livres figurant parmi les meilleures ventes de ces deux dernières décennies en Syrie est une exégèse du Coran par Mohammad Chahrour : environ 5 000 exemplaires, pour une population de 23 millions d’habitants. Cherchez dans tout le monde arabe le plus célèbre roman de Naguib Mahfouz, Aoulad Haretna, 1959 [Les enfants de la Médina], vous ne trouverez pas un exemplaire.

Nonfiction.fr : Pour quelles raisons ?

Hassan Abbas : Il est épuisé ; les rééditions sont rares. Aucune maison d’édition ne s’y risque ; si elle n’est pas certaine de vendre 500 exemplaires, elle n’édite pas. Aucun éditeur n’a la certitude de rentrer dans les frais engagés dans la production – sans parler de gagner de l’argent. Il existe trois catégories d’éditeurs. Tout d’abord, les grandes maisons bien portantes adossées sur le patrimoine religieux. Puis il y a celles fondées sur un vecteur messianique et soutenues par les grands pôles idéologiques arabes, comme l’OLP, les Nassériens, les parti Baath, etc. ; la chute des idéologies les ont ruinées et la survie est désormais à l’ordre du jour.

 

 

Enfin, il existe des centaines d’éditeurs "en sommeil", qui ont obtenu leur licence lors de la récession économique du pays (1980-1986), avec le droit exclusif d’importer et de vendre sur le marché une marchandise alors réglementée et rationnée : le papier. La contrepartie était de publier au moins un livre par an. Le contexte économique ayant changé, le profit a disparu mais les licences ont été conservées. A la difficulté d’accès évoquée plus haut se conjugue le manque d’information. Je lis beaucoup et j’achète beaucoup de livres, mais je ne connais pas l'actualité littéraire au Liban, le pays arabe le plus producteur de livre. Idem pour l’Algérie, la Tunisie, le Maroc : nous sommes complètement coupés de leur production éditoriale. Le Maghreb rencontre beaucoup de difficultés à faire venir ses publications même dans le cadre des Salons du Livre. Organisés annuellement dans toutes les capitales arabes, ils constituent le dernier rempart. A Damas, le Salon se tient la première quinzaine du mois d’août. 

Nonfiction.fr : Existe-t-il un syndicat des éditeurs arabes ? Le cas échéant, quels sont son rôle et son action ?

Hassan Abbas : Les syndicats, ici et de manière générale, ne défendent pas les métiers devant les instances. Dans la majorité des pays arabes, les syndicats défendent les instances devant les métiers. Dans une société civile extrêmement centralisée comme la Syrie, les syndicats ont un but : impulser du haut vers le bas, et non du bas vers le haut.

Nonfiction.fr : Cette situation constitue plus un frein qu’elle encourage au développement. Si l’existence de la censure est connue, son fonctionnement dans les pays arabes mérite d’être précisé.

Hassan Abbas : En Syrie, la censure est une institution à trois niveaux. Le niveau légal, le niveau policier et le niveau psychologique. Le niveau supérieur, c’est la loi. Il existe des lois qui censurent dans des domaines qui sont interdits, autrement dit "la triade interdite" : sexe, politique, religion. Le contrôle est très strict, mais ses degrés sont variables et relatifs selon les pays et les cultures. Cependant cette triade existe partout. En Syrie, l’autorisation de publier émane de trois instances ;  l’Union des écrivains arabes pour les productions littéraires, le ministère de l’Information pour les écrits politiques et sociologiques, et le commandement national ou régional du Parti Baath pour les livres qui causent problème ou susceptibles de poser problème. Cette dernière instance la plus haute. Quant au niveau policier, c’est une censure post-production. Elle frappe des livres qui sont édités à l’étranger et qui arrivent d’une manière ou d’une autre dans les librairies. La police saisit alors les ouvrages et les retire du marché. Il est rare que les livres déjà vendus soient rappelés. Souvent les auteurs sont convoqués et interrogés. Le niveau le plus grave est celui de l’autocensure, qui fleurit avec la culture de la peur. L’inverse est aussi vrai ; le certain relâchement observé après l’arrivée au pouvoir de Bachar el Assad correspond à l’émergence d’une production littéraire en rupture avec les années précédentes. Des phénomènes nouveaux ont signalé une baisse de l’autocensure.

 



Nonfiction.fr : Quelles sont les circonstances de cette éclosion littéraire et sa postérité aujourd’hui ?

Hassan Abbas : Jusqu’à une époque récente, la littérature syrienne était très orientée vers le réalisme socialiste, même le réalisme tout court, bref, vers tout ce qui touchait le domaine sociopolitique, mais toujours dans le sens de ces mouvements dits de gauche qui ont gouverné les mondes d’ici après les indépendances successives. Même le parti Baath était dans cette mouvance là. C’était une littérature dominée par l’idée du héros positif, dévolu à la gloire nationale et déterminé à changer le monde. Un autre courant romanesque a fleuri dans le pays : le réalisme magique importé par la traduction des romanciers de l'Amérique Latine à l’instar de Gabriel Garcia Marquèz. Un petit courant survivait à côté : le mouvement existentialiste, qui est resté confidentiel et s’est éteint avec Georges Salem. La littérature de ce temps était engagée mais majoritairement autorisée. Puis l’on a vu naître, au tournant du nouveau siècle, quelques écrits s’intéressant à l’histoire contemporaine. Ce n’était pas le cas avant ; il faut préciser que l’histoire en Syrie s’est arrêtée en 1963, avec l’avènement du Baath. Tout ce qui est arrivé ensuite a procédé de la volonté du Baath. Les écrits historiques et critiques qui arrivaient étaient inédits. C’étaient des écrits contre l’oubli. D’abord sur les prisons politiques pour femmes, avec Le Cocon, 1999 de Hassiba Abdul-rahman. Puis sur ce que l’on appelle "les événements"   , avec par exemple le récit très explicite de Khaled Khalifa dans Madih Al-Karahiya, 2006 [L’Eloge de la haine], avec les mémoires du prisonnier politique Faraj Bayraqdar, et enfin Samar Yazbek, qui a évoqué l’ascension des barons du Mukhabarat [NDLR : services secrets syriens] et de leurs implication dans la répression. Dans la majorité des cas, ces ouvrages relèvent du récit historique. Actuellement, un damascène devenu fameux, Fawaz Haddad édite à Beyrouth ses écrits sur la corruption, l’emprise du Mukhabarat et les paradoxes du pouvoir. Citons encore Manhal Assaraj, originaire de Hama, qui narre dans Comme il se doit pour un fleuve les événements de Hama. Le livre a été édité à Sharjah [Emirats Arabes Unis] et n’a pas été autorisé en Syrie.

Nonfiction.fr : Quand les Syriens produisent de la littérature, dans quelle langue écrivent-ils ?

Hassan Abbas : La réponse est catégorique : en arabe. Un seul syrien écrit en langue étrangère mais est rarement traduit : Rafiq al-chami, qui vit à Berlin en Allemagne. Khalil Nouaimi et sa femme Salwa Nouaimi habitent à Paris mais publient en arabe. Moustafa Khalifé a publié La Coquille, 2007 en français chez Simbad – Actes Sud, puis l'a publié en arabe à Beyrouth. Pourquoi à Beyrouth ? Si vous pensez que votre livre ne passera pas la censure, vous ne vous confrontez pas à la censure. Vous allez l’éditer à Beyrouth ; vous évitez la censure et l’autorisation de publier, ce qui est une chose. Une seconde chose est d'obtenir l’autorisation de diffusion. Si on ne l’obtient pas, le livre passe la frontière dans un coffre de voiture et arrive dans les librairies. Il ne sera pas affiché dans la vitrine. Mais si vous le demandez, on vous l’apportera.

 



Nonfiction.fr : Existe-t-il beaucoup de vitrines de librairie à Damas ? Que pouvez-vous dire sur l’offre des bibliothèques et leur politique d’acquisition et de diffusion ?

Hassan Abbas : Il y a beaucoup de librairies religieuses ; une cinquantaine dans le quartier de Hidjaz, très anciennes et qui marchent bien. Les autres librairies, "laïques" entre guillemets, disparaissent petit à petit. Quant aux bibliothèques, elles sont nombreuses ; le ministère de la Culture gère un réseau d'environ 500 centres culturels dans tout le pays, et il existe donc 500 bibliothèques publiques. Etant chercheur, je serais très intéressé d’obtenir des statistiques sur leur fréquentation et les lectures de leurs usagers. Le fonds était intéressant quand les acquisitions étaient décentralisées. Maintenant, seul le ministère alimente les centres culturels en liaison avec l’Union des écrivains. La Bibliothèque nationale est la seule à pouvoir faire des acquisitions directes. Nous avons un dépôt légal en Syrie, géré par la Bibliothèque nationale Assad, ce qui ne remplace pas une politique d’acquisition et d’offre pertinente. Concernant la fréquentation des bibliothèques, elle est très importante pendant les périodes de révision des examens qui réclame calme et isolement, mais me semble se limiter à cela.

Nonfiction.fr : Vous avez évoqué les pratiques éditoriales "extra-muros", et notamment la publication dans les états du Golfe. L’édition participe-t-elle à l’essor stratégique des entreprises culturelles actuellement à l’œuvre dans cette zone du monde ?

Hassan Abbas : Les Emirats jouent la carte de la polarisation de la culture arabe. C’est pourquoi on trouve là-bas des choses qui ne se font nulle part ailleurs. C’est vrai pour les arts plastiques, avec notamment la Biennale de Sharjah, mais aussi maintenant pour le cinéma. Cet état qui ne produit pas un film par an propose l’un des meilleurs festivals de cinéma du monde arabe ! La littérature suit le mouvement.

Nonfiction.fr : Internet peut-il stimuler l’offre littéraire et favoriser la diffusion en Syrie ?

Hassan Abbas : Le nombre de sites Internet ouverts par des Syriens est très important. Ce ne sont pas des blogs car ils sont interdits en Syrie. Et des centaines de sites sont eux aussi interdits. Mais autant se créent chaque jour. L’accès à Internet s’élargit. De nouvelles sensibilités qui se créent ; même si on vit dans la peur, on va publier. Un livre traduit et édité à Paris, c’était encore et seulement dans nos rêves il y a quelques années. On trouve toujours des feintes pour contrer l’inertie.

 

 

Nonfiction.fr : Ces "feintes" se concrétisent dans la matière des livres publiés ailleurs, sur des serveurs informatiques lointains mais aussi dans d’autres expressions artistiques que la Syrie ne semble pas souhaiter conserver, montrer ni partager. Ces œuvres constituent pourtant son patrimoine, matériel ou non, comme signe d’une société ou d’une civilisation. Ne pas le fixer, ne pas le reconnaître, ne pas le diffuser : la société syrienne ne prend-elle pas un risque pour son propre futur ?

Hassan Abbas : C’est là une corde très sensible. Qu’est-ce que le patrimoine d’un peuple ? Il y existe deux catégories de patrimoine : matériel, et oral et immatériel. Quel est notre rapport à ces catégories-là ? Il est aisé de déduire que notre seul rapport est idéologique. Je critique l’idéologie dominante pour avoir réduit notre patrimoine à une partie congrue, et pour avoir filtré toute notre culture par ce tamis-là. Cette idéologie est responsable de l’identité culturelle du peuple à travers les écoles, les universités, les médias et les outils de production culturelle. Elle a beaucoup mis en valeur les textes de notre patrimoine qui servent les idéaux de la nation ainsi que la littérature religieuse qui caractérise notre culture islamique. Cette idéologie n’a toutefois fait aucun effort pour associer à cet ensemble patrimonial les arts visuels, l’architecture et la musique. En Syrie, l’apprentissage de la musique arabe n’est pas valorisé alors que cette dernière est un élément essentiel de notre culture. Nous avons un orchestre philharmonique à l’Opéra à demeure, mais pas un ensemble de musique arabe. Un orchestre est invité pour des occasions officielles. Notre patrimoine est victime de ségrégation. Si l’écrit est plus surveillé et encadré que les autres formes d’expression, c’est qu’il est plus facile à censurer que les autres. C’est aussi le canal idéologique les plus facile à manipuler



Propos recueillis le 24 juillet 2009

 

 

* À lire également sur Nonfiction.fr l'intégralité de la série d'interviews menée par Nathalie Leleu sur la politique culturelle syrienne :

- Le spectacle vivant aujourd'hui : entretien avec Oussama Ghanam

- L'histoire de l'art et la critique, d'hier à aujourd'hui : entretien avec Boutros Al-Maari

- Entretien avec Ahmad Moualla

- Bilan et perspectives de la politique culturelle syrienne avec Hanan Kassab Hassan