Une mise en perspective féconde de pratiques qui se situent au carrefour de plusieurs disciplines.

On fait volontiers passer la « République des lettres » pour un espace où les représentants de divers peuples et cultures seraient capables de dialoguer en bonne intelligence, pour la plus haute gloire de l’art et de la connaissance. À l’inverse, on sait les haines inexpugnables que sont capables de se vouer écrivains ou universitaires : de Voltaire contre Rousseau à tel historien interdisant que tel autre entre à l’Institut tant qu’il sera vivant, on ne cesse d’écrire contre l’autre, de le viser de ses sous-entendus ou de l’attaquer par des notes de bas de page assassines. Les tensions sont parfois si fortes que les institutions en portent la trace : nombreuses sont les villes où, au lendemain de mai 68, la séparation entre plusieurs universités ne s’est pas faite selon une répartition rationnelle des facultés mais selon une distinction droite/gauche permettant de séparer des « chers collègues » qui ne pouvaient se voir.

Au-delà de ces idées communes, utiliser la notion de « violence intellectuelle » est dangereux, tout comme plus généralement tenter de suivre un concept sur près de deux millénaires. Le risque est bien entendu de plaquer des conceptions actuelles sur des périodes où elles n’existaient pas. Comme le point de départ de Vincent Azoulay et Patrick Boucheron, respectivement maîtres de conférence en histoire ancienne et histoire médiévale, est « une notion issue du sens commun », cela implique de définir soigneusement son objet afin d’éviter de se fourvoyer. La violence est donc essentiellement considérée comme une transgression de la norme, celle du débat et de la parole afin d’imposer ses idées à autrui.

Le mot « intellectuel » lui-même est anachronique puisqu’il n’apparaît que pendant l’affaire Dreyfus quand Brunetière l’utilise pour attaquer des dreyfusards avant que Clemenceau ne revendique le terme et s’en fasse le porte-drapeau. La question est alors de savoir si des comparaisons peuvent être aisément faites entre des pratiques qui se situent dans des espaces et des temporalités qui ne possèdent rien en commun et où les notions socialement construites de « savoir », de « savant », de « violence », de norme (car la violence est avant tout une transgression de la norme) possèdent des sens dissemblables.

L’ouvrage est issu d’un colloque organisé en juin 2007 au Couvent des Cordeliers. On retrouvera en ligne les travaux préparatoires de ces journées avec notamment la discussion d’un certain nombre de textes théoriques. Les diverses contributions permettent de circonscrire le sujet et d’illustrer un propos large par des appréhensions différenciées.

Contrairement à l'image construite du champ intellectuel comme lieu de débat mené selon une éthique propre - celle de la vérité - et faisant abstraction de l’autre en tant qu’homme pour n’en conserver que son discours scientifique et ses travaux, celle entre savants n’est certainement pas la moindre des violences. Mais leurs conséquences sont multiples. Ce sont même certaines de ces querelles qui contribuent à autonomiser et à faire apparaître des communautés d’ « intellectuels » situées dans des espaces sociaux propres bien qu’articulés au reste de la société et ainsi à la naissance d’intellectuels dans des espaces publics créés pour l’occasion. Parfois même, ces polémiques sont à la base de la constitution de discipline, et ce depuis les origines. É. Anheim souligne l’importance de la polémique la plus violente dans la naissance de l’humanisme à travers l’exemple des Invectives de Pétrarque. Exclure l’autre permet de fonder des communautés et de définir un ensemble de pratiques, de valeurs communes (A. Wenger). À l’inverse, ce sont des attaques qui ont donné une unité au groupe des peintres « fauves » ou à celui encore plus divers et éclaté des « libertins » (S. Van Damme).

Ce n’est pourtant pas à dire que ces espaces soient autonomes ou séparés de la société dans laquelle ils prennent place. Pascal Brioist montre ainsi comment la langue de la controverse savante de la Renaissance emprunte à l’escrime tandis que Nicolas Schapira souligne l’imaginaire guerrier qui habite les esprits au siècle suivant. Les valeurs, les pratiques et le vocabulaire restent ceux des champs militaires et politiques qui demeurent aux fondements de l’imaginaire « intellectuel ».

Même si l’écrit dépersonnalise et neutralise la polémique, l’analyse des recherches des autres – comme dans un compte rendu – amène forcément à une certaine violence dès lors que le compte rendu remplit son rôle, celui de n’être pas un simple panégyrique ou une publicité gratuite offerte à un « cher confrère ». La violence est-elle alors transgression ? sans doute dans la mesure où il existe une mesure de critique acceptable et d’autres qui ne le sont pas, un point de rupture qui peut varier selon les habitudes des divers champs disciplinaires et les époques. Les recensions d’il y a un siècle étaient souvent d’une violence qui serait aujourd’hui insoutenable et passerait pour l’expression d’une haine personnelle. La célèbre affaire Sokal, où un chercheur a soumis un faux article scientifiquement ridicule pour prouver l’inanité de certaines revues de sciences humaines post-modernes, fait précisément scandale parce qu’elle passe les limites communément admises : elle constitue une de ces transgressions car elle ne respecte pas les habitudes des champs intellectuels en piégeant son adversaire (L.-H. Vignaud).

Et encore l’absence de polémique n’est-elle pas tant le signe de l’harmonie de la science que de la prééminence d’une théorie ou d’une posture dont le monopole est certainement déjà une violence supérieure. Le silence est ainsi peut-être la plus terrible des violences. Ne pas même juger que son contradicteur soit digne d’une réponse, voilà le plus grand des mépris. On remarque ainsi des auteurs passant soigneusement sous silence les travaux de certains de leurs confrères, des ouvrages qui n’ont droit à aucun comptes rendus. Au niveau d’une discipline, V. Azoulay montre à travers le cas d’Isocrate que cela peut aller jusqu’à rayer de la tradition un auteur n’ayant pas réussi à enraciner sa présence ou à être défendu par des élèves.

Il ne faudrait pourtant pas penser que la violence soit uniquement symbolique. Les auteurs étudient également l’articulation de la violence intellectuelle et de la violence physique ; celle-ci pouvant être préparée par celle-là (comme au Rwanda où les appels au génocide de la radio des Mille Collines a préparé celui des Tutsis) ou la violence verbale peut au contraire être un exutoire qui évite de passer à l’acte (comme l’agitation antisémite du début du XXe siècle ou le Mai 68 français).

L’ouvrage parvient à naviguer entre les écueils qui menaçaient un projet aux fondements intellectuels incertains. Il se place ainsi dans une histoire des pratiques intellectuelles en plein approfondissement, notamment, comme dans ce colloque, grâce à une approche multidisciplinaire (historiens, littéraires, philosophes, sociologues). On ne s’étonnera donc pas que Christian Jacob, maître d’œuvre des Lieux de savoir, ait participé à sa table ronde conclusive.

Aussi, bien loin des images convenues d’intellectuels (gentils) pourchassés par le pouvoir (méchant) parce qu’ils possédaient une vérité qui dérange, ce livre démontre que le monde de la connaissance n’est pas une sphère éthérée de discussions sereines et d’amitiés intellectuelles. La violence – symbolique ou non – est partout. Et cela n’est guère surprenant quand on consacre sa vie entière à la recherche : toute mise en cause de ses connaissances est alors vécue comme un assassinat en bonne et due forme. Encore une fois, il n’est pas forcément inutile de revenir à la littérature afin de tirer toutes les conséquences des idées émises dans cet ouvrage : dans Démolir Nisard, le romancier Éric Chevillard attaque le latiniste mort voilà plus d’un siècle avec une acrimonie, un humour et une mauvaise foi jubilatoire. Un second degré pas toujours très éloigné des pratiques réelles ?
 

* Ouvrage publié avec l'aide du CNL.