Autour du film culte de Jacques Tati, un ouvrage qui propose un regard triple sur le cinéma, sous l’angle théorique, visuel et génétique. 

Observer le réel

 

L’essai sur le film qui ouvre le livre nous invite à une initiation à l’univers de Jacques Tati, à reprendre les pièces d’un puzzle qui composent le cinéma d’un des créateurs majeurs du cinéma français.  À partir de la double figure de Jacques Tati, d’abord comique populaire avec le succès de Jour de fête (1949), puis artiste maudit avec l’échec de Playtime (1967), Kermabon entend situer Les Vacances de M. Hulot (1953) à une sorte de point d’équilibre. De fait, dans Les Vacances de M. Hulot, c’est une conception spécifique du regard, du réel et du monde qui apparaît.

 

Pour définir l’esthétique de Tati, Kermabon choisit de partir du réel. Tati passait des heures à la terrasse des cafés à observer les gestes, les attitudes, les mimiques, les "petites scènes" de la vie quotidienne, à traquer les bruits également, tant le son tient une place importante dans son cinéma. Dans les films de Tati, cette expérience du réel se traduit, pour le spectateur, en une invitation à voir et à entendre. Kermabon parle ainsi de l’expérience du spectateur sortant de la projection d’un film de Tati, et se surprenant à regarder le monde d’un œil différent, transformé, plus attentif aux détails et aux incongruités du réel. Bref, le réel serait "modifié" par la perception cinématographique, ce qui amène Kermabon à montrer à quel point, partant du réel, l’esthétique de Tati excède le "réalisme". Ce que Kermabon appelle réalisme, à la suite d’André Bazin, c’est le réalisme au cinéma   , c'est-à-dire une suite de conventions et de règles qui visent à faire disparaître la forme, le montage, la discontinuité du matériau filmé dans le réel, pour donner du récit une image continue ; c’est le cinéma du récit, de la narration, celui qu’à notre sens Tati s’évertue justement à déconstruire méthodiquement, à saboter de l’intérieur, à rendre totalement obsolète. Tati compose des films-mondes, vases clos et hermétiques, où il assemble des instants insolites et hétérogènes. Mais cet assemblage ne doit rien au réalisme.

 

Contradictions

 

L’idée qu’un cinéma du plan s’opposerait à un cinéma du montage, idée portée par Bazin en premier lieu, est une idée que de nombreux films de l’histoire du cinéma sont venus contredire. Définissant dans un premier temps l’esthétique de Tati par rapport à la conception bazinienne du réalisme (cinéma du plan fixe, du plan séquence, effacement du montage par une composition dans l’image qui facilite le passage d’un plan à un autre), Kermabon s’en éloigne ensuite, parlant d’un monde dont nous ne captons que des bribes, "des portions inachevées". Il tend ainsi à court-circuiter cette opposition entre réalisme et stylisation pour rappeler que le réel dans le film est "d’emblée représentation". Bazin lui-même, dans son article consacré au film de Tati, reprenait la structure d’un film non plus linéaire, mais constitué de séquences, une "succession d’événements indépendants". Bazin ajoute même "C’est pourquoi il ne saurait y avoir de "scénario" pour Mr Hulot"   .

 

Dans Les Vacances de M. Hulot, le plan s’étire dans le temps. Mais le montage n’est pas pour autant transparent, au contraire, il dénote des changements de temps, de blocs/séquences, il crée des ellipses narratives, en bref il rompt la continuité factice du réalisme pour instituer la discontinuité du réel, de ses sons et de ses images même. La fixité et la longueur des plans ne sauraient nous tromper sur la nature du cinéma de Jacques Tati, très éloigné des problèmes du néoréalisme. Ce cinéma naît d’une "myriade de micro-événements"   car le monde, à l’intérieur même du cadre, est à nouveau fragmenté en actions et en espaces, recadré, comme le montrent admirablement les photogrammes du film proposés par l’auteur. Le son devient alors un des indices essentiels qui nous donne la clef d’un monde fragmenté dans lequel le regard circule.

 

Voyages dans l’image et intrusions sonores

 

Kermabon propose un principe original pour la lecture des images de Tati : "Notre regard, écrit-il, doit brouter sur l’image afin d’en saisir tous les événements qui s’y passent."   Et c’est le son qui, le plus souvent, incite le regard à se déplacer dans cette image, à voyager dans l’image-tableau, de la même manière que le proposait Mark Rothko lorsqu’il écrivait, dans La réalité de l’artiste : "En fait, l’artiste invite le spectateur à entreprendre un voyage dans le champ de la toile."   Rothko proposait une conception "topographique" de la toile et nous pensons que cette conception pourrait bien être rapprochée de la conception du plan par Tati : le plan-tableau comme espace à parcourir à la fois par les personnages et par le regard, espace clos mais ouvert sur l’ailleurs par le son ou par les entrées et sorties du cadre incessants des objets et des personnages. Pour reprendre Kermabon nous dirions que le regard "broute" sur l’image comme il "voyage" chez Rothko. Le cinéma de Tati est ainsi affaire de composition. L’"image composite, surface des êtres et des choses"   de Kermabon rejoint une "poétique du son", parfaitement décrite dans l’analyse de l’ouverture du film, alternance entre son réel des vagues et musique du film. "Moment de passage", écrit Kermabon. La notion de passage concerne également celui qui opère d’un plan à un autre. Kermabon analyse à la fois la continuité visuelle recherchée par Tati dans la composition de l’image, et l’effet de rupture qu’il veut susciter par l’usage du son (passage du son du ressac sur la plage aux cris et annonces de la gare au début du film). Continuité et discontinuité sont donc les deux éléments clés d’un cinéma qui, au niveau du son comme de l’image, est "savamment rythmé par un jeu d’oppositions entre bruits et silences, sons d’extérieurs et sons d’intérieurs, (…) lointain et proche". Kermabon cite la critique de Jean-Jacques Henry : "Le son n’est pas chez Tati l’agent de liaison, le recolleur d’espaces", à quoi nous pourrions ajouter la définition de Michel Chion, dans Le son au cinéma, pour qui "s’il y a un son qui pose problème", chez Tati, "la seule réponse possible est à trouver là, dans le tableau."   Tati joue du collage des sons avec l’image, en postsynchronisation : il s’étonne et nous étonne "du caractère arbitraire et sans discussion de la liaison entre la vache et le « meuh », entre les choses à voir et les choses à entendre".   De là naît une esthétique du contraste entre son et image, qui prend sa source dans un travail d’isolation des sons par rapports aux objets, et également un déplacement, une transformation de l’image par le son.

 

Hulot "passage" et le monde des signes

 

L’analyse de Kermabon restitue toute son importance au corps volatile, vacillant sans cesse, pris entre légèreté et lourdeur, de M. Hulot. "Hulot n’est que passage"   à l’image de cette séquence fascinante où il disparaît dans le montage, dans le passage entre deux plans, laissant le son de ses pas et ses traces au sol prendre le relais de sa présence physique. Hulot est ce poids plume, trop léger pour se stabiliser, attiré par le haut, "il incarne le mouvement perpétuel, toujours menacé d’être aspiré par le hors-champ".   Toujours en décalage, inscrivant même le décalage dans les lieux qu’il traverse, comme lorsqu’il déplace sans le vouloir les tableaux du salon de la maison de Martine, dans la séquence où il l’attend pour jouer une partie de tennis. Les dernières pages de l’essai de Kermabon affilient ce jeu des hasards et ces décalages à une construction plus globale et à une esthétique de la précision.  Le monde créé par Tati n’y est plus le réel, ni le réalisme, il est constitué par le film, il ne "préexiste pas au film".   Kermabon montre comment "il importe pour Tati, même au détriment de la vraisemblance, de signifier avant tout la répétition".   Une analogie avec la peinture et ses motifs peut alors apparaître : Kermabon décrit comment l’espace chez Tati part toujours du lieu vide, de la "toile blanche" qu’il peut remplir et vider à sa guise. De là naît, dans l’œuvre de Tati, une esthétique du décor, de la reconstruction, du contrôle, le travail de Tati étant avant tout "de rétention, de stylisation, de tension vers l’épure".   Les personnages chez Tati sont des caricatures, "leur univers s’arrête aux apparences", ils rejoignent en ce sens les automates de L’Année dernière à Marienbad de Resnais mais également les acteurs du Truman show de Peter Weir. Kermabon traque alors un monde pris dans son devenir signe, s’appuyant sur Baudrillard, dévoilant chez Tati une critique de la société de consommation, qui enregistre le moment où le monde "est passé dans l’ère de la simulation".   "Le monde chez Tati n’existe plus qu’en tant que déjà signe".  

 

Les séries : décrire

 

L’intérêt des ouvrages monographiques proposés par Yellow Now tient traditionnellement dans la circulation et le dialogue inédit qui naît de la confrontation entre un texte et des images, photogrammes arrêtés dans le cours du film. Le cahier Arrêts sur images proposé par Jacques Kermabon ne déroge pas à la règle. Il montre comment des thèmes esquissés dans le texte peuvent prendre un nouveau relief par la confrontation avec les images, comment de nouvelles pistes peuvent surgir dans des photogrammes présentés sous forme de séries. Comme pour cette idée  de "l’espace" qui "devient habitat", et du "voir sans être vu, du calfeutrage dans les cabanes" qui renvoie à la position du spectateur et permet de mettre en relief une série de vues depuis des fenêtres, des vitres de voitures qui forment un motif récurent à l’intérieur du film. Cette figure du spectateur est doublée par un personnage regardant à l’intérieur même de l’image, et cette série de regards qui "mettent à distance", "ouvrent sur l’arrière plan", "déploient la perspective" comme des boîtes qui s’ouvrent et font surgir un décor, constituent comme un univers qui se déplie à partir d’un regard.

 

A travers plusieurs séries de ce cahier central, Kermabon opère plusieurs ajouts, par petites touches, comme des retouches à un tableau ou des variations à partir d’un thème préétabli. Le photogramme permet ainsi de saisir quelques instants du personnage de M. Hulot qui, dans son mouvement perpétuel, se fige en un corps flou, insaisissable.

 

Genèses : recomposer

 

La troisième et dernière partie de l’ouvrage ouvre la question de l’analyse génétique des  œuvres au cinéma. Jacques Kermabon y compare minutieusement les différentes versions du scénario, puis les différentes versions du montage au regard des scénarios du film. Il faut rappeler que Les Vacances est un film qui a fait l’objet de plusieurs remontages par Jacques Tati. Le film sort en 1953 dans une première version. Tati profite ensuite d’une ressortie du film en 1962 pour revoir considérablement le montage et faire réorchestrer la musique et la bande sonore (première recomposition). Ensuite, en 1975, après avoir vu Les Dents de la mer, Tati repart tourner sur la plage de Saint-Marc une ultime séquence en hommage au film de Spielberg.  Mais le remaniement le plus important intervient entre la version de 1953 et celle de 1962 : Tati, en recomposant intégralement musique et bande sonore, coupe au passage de nombreux dialogues et réduit le montage du film pour, dira-t-il, "accélérer le rythme".

 

Une séquence, éliminée du film de 1962 mais présente dans la version originale de 1953 ainsi que dans le dernier scénario du film, nous intéresse particulièrement. Elle devait constituer la fin du film et montrait Martine dans le train du retour, regardant avec d’autres estivants les photos souvenirs des vacances. Le dernier scénario décrivait les photographies ainsi : "Sur chaque photo, le sourire figé et standard de Pierre contraste avec l’activité de Hulot qui est chaque fois coupé d’un bras ou d’une jambe, toujours en mouvement".   On ne saurait mieux résumer l’entreprise tatiesque. Le monde, observé dans ses apparences, ses gestes, ses habitudes, est photographié, composé une première fois par le regard de la caméra, puis recomposé une deuxième fois au montage et au mixage. Et le mouvement, toujours, s’échappe entre les images.