Dans une synthèse courte et efficace, Philip Nord interroge l'évolution du mouvement impressionniste par le prisme de la politique.

Les impressionnistes, peintres engagés ? Dans les années 1860, la jeune peinture apparaît comme un mouvement de contestation esthétique ; parallèlement, l'opposition républicaine se fait entendre contre le Second Empire. L’historien américain Philip Nord observe une convergence des deux phénomènes, qui fait de la politique un prisme séduisant pour analyser le développement de la peinture moderne et définir ses caractéristiques fondamentales. S'interrogeant sur le caractère novateur, voire "révolutionnaire" de la nouvelle peinture, il replace les évolutions du mouvement impressionniste dans le contexte de la France impériale et de la Troisième République. Il étudie les opinions des membres du groupe, leur réseau de mécènes, de critiques progressistes, et l'influence qu'eurent les débats du temps sur l'évolution des relations entre les différents artistes.

Les impressionnistes : des républicains sous le Second Empire

Dans son livre –publié en 2000 aux Etats-Unis-, Philip Nord constate la coloration républicaine du mouvement impressionniste dès le Second Empire. L'impressionnisme apparaîtrait alors comme une peinture d'opposition. Certains indices semblent pourtant ténus : voir dans l'opposition au système d'organisation du Salon, présenté comme le bras armé de la politique culturelle impériale, un engagement politique progressiste est peut-être excessif. En revanche l'auteur convainc lorsqu'il rappelle que les jeunes peintres en butte aux mandarins étaient soutenus financièrement par le réseau républicain. Les critiques qui s'engagèrent en faveur de leur peinture publiaient dans des journaux d'opposition : les contestataires politiques offraient ainsi une caisse de résonance à l'avant-garde esthétique.

Après la Commune, vis-à-vis de laquelle nombre d'artistes impressionnistes – en dépit de leur réputation de communards et d' "intransigeants" – se tiennent prudemment à distance, les peintres se rapprochent du régime républicain. Ils ne bénéficient pas cependant des largesses du régime. Ils se font les témoins des évolutions sociales, mettant en scène les nouvelles élites, parmi lesquelles leurs mécènes comme Charpentier ou Cernuschi. Mais pas plus qu'il ne faut imaginer un engagement républicain fervent et public des Impressionnistes, il ne faut croire que commandes publiques et achats pour les musées nationaux se multiplient brusquement. La nouvelle peinture ne s’impose pas comme l'esthétique officielle du nouveau régime ; d'ardents républicains défendent en effet une forme de libéralisme culturel concordant avec la domination croissante du tandem marchand-critique dans la sphère artistique    . Renonçant à l'attaque frontale contre la logique du Salon, les peintres contournent alors les jurys en s'appuyant sur les galeries privées et en organisant à partir de 1874 des expositions indépendantes.


L’impressionnisme, "art officiel" de la République triomphante ?

Philip Nord observe un tournant favorable aux Impressionnistes sous le gouvernement de Gambetta (1881-1882). Jules Ferry autorise qu'une rétrospective consacrée à Manet ait lieu à l'École des beaux-arts en 1884, mais ce sont surtout les Expositions de 1889 et 1900 qui consacrent les Impressionnistes. Cette célébration officielle n'est pas surprenante : l'impressionnisme est devenu représentatif d'une modernité consensuelle. Cependant, alors qu'il est à son apogée, les chemins individuels divergent tant au plan artistique que privé.

Pendant que Degas et Renoir opèrent un net retour à la ligne et à des formes architecturées, des coteries apparaissent dans le groupe. Les relations entre artistes évoluent à mesure que le très antisémite Degas prend l'ascendant. Des rivalités personnelles, sans lien direct avec la politique, émergent. S'y ajoutent des différends alimentés par l'affaire Dreyfus : Renoir ne veut plus exposer avec Pissarro – "Rester avec l'Israélite Pissarro, c'est la Révolution" écrit-il à Charles Deudon. Les convictions anarchistes de Pissarro l'éloignent de ses anciens amis conservateurs. A l'inverse, Cézanne devenu bigot avec l'âge se brouille avec son ami d'enfance Zola. Enfin la question du rôle des femmes dans la société devient une pierre d'achoppement.

Finalement, plus qu'une cause des dissensions au sein du groupe, les désaccords politiques entre les artistes en seraient peut-être un catalyseur. L'histoire s'achève comme elle a commencé : les artistes, sans être véritablement acteurs, par leur peinture, des bouleversements politiques, sont des citoyens qui s'intéressent en tant que tels aux débats de l'époque, et la cohésion du groupe s'en ressent.

Cette conclusion de Philip Nord n'est pas très spectaculaire. Mais le cheminement n'en a pas moins été agréable, servi par un style fluide – malgré une traduction parfois un peu maladroite – et un recours à l'anecdote très justement dosé. En croisant des informations biographiques, des commentaires esthétiques, et en s'intéressant à la critique du temps, l'auteur restitue le récit de l'épanouissement du mouvement impressionniste et de sa chute paradoxale, alors même que chacun de ses représentants connaît individuellement un grand succès