Entre histoire et cinéma, un ouvrage qui explore le spectre toujours vivace du fiasco vietnamien aux Etats-Unis.

Quand l’Amérique envahit les territoires étrangers, à tort ou à raison, le cinéma national déclare ses propres guerres à domicile. Chaque affrontement là-bas se répercute ici en ouvrant une ère peuplée de chefs-d’œuvre cinématographiques – car la guerre, paradoxalement, stimule comme jamais l’esprit artistique. Le conflit au Viêt-nam l’a prouvé : Platoon, Apocalypse Now, Rambo… Autant de films devenus des exemples de ce qu’Hollywood a pu créer de meilleur, d’autant plus passionnants que leur analyse esthétique peut évoluer selon les mœurs de l’époque qui les visionne : ainsi, au cœur d’une Amérique en proie au doute existentiel, à la crise identitaire et aux conflits en Afghanistan et en Irak, les films sur le Viêt-nam viennent-ils à nouveau hanter un peuple que le traumatisme asiatique n’a jamais vraiment laissé en paix.

Le trauma militaire de l’Amérique

L’idée de départ de Michel Jacquet, transparente, se pose comme telle : si la défaite des Américains au Viêt-nam fut le grand traumatisme politique et social des années soixante-dix, ses ramifications psychologiques ont laissé des traces dans les expressions cinématographiques qui ont marqué les décennies suivantes. Et le problème dépasse largement la simple bulle chronologique, puisque nous pouvons trouver, dans des films postérieurs au Viêt-nam mais dont le contexte narratif reste antérieur, des échos de ce traumatisme : par exemple, le capitaine Miller (Tom Hanks) souffrant de cas de conscience face à au meurtre de ses ennemis allemands dans Il faut sauver le soldat Ryan, en 1998. Jacquet fait de l’analyse cinématographique une science dénuée de frontières temporelles, et il a raison : les grands films s’adressent à toutes les époques.

De fait, s’il est notoire que la force du cinéma américain réside dans sa prompte réactivité face aux événements historiques, facilité par un système de production efficace et un engagement idéologique important – on l’a vu depuis 2001 avec le 11-Septembre et l’invasion irakienne, dont le corpus de films grossit d’année en année – il ne faudrait pas pour autant renoncer au principe modéré de distance critique, essentiel pour porter un regard raisonné sur les choses. L’intervalle historique séparant l’événement et la représentation de cet événement gonfle celui-ci d’un sens nouveau, inoculé par les dispositions nouvelles de la société qui la produit. Après la défaite au Viêt-nam, finies les projections de héros sans peur et sans reproche, capables de briser la résistance d’une foule d’adversaires armés jusqu’aux dents ; terminées les incursions victorieuses d’hommes modèles dans les camps ennemis comme Gary Cooper arrêtant seul une centaine d’Allemands dans Sergeant York, en 1941. La guerre du Viêt-nam a marqué, pour la société américaine, le surgissement du doute et de la vulnérabilité, en même temps qu’elle a signifié la perte de l’innocence ; le cinéma s’est donc fait l’écho de ces changements en profondeur. Les films sur le Viêt-nam sont avant tout des films sur la tragédie américaine et sur les renversements idéologiques de sa société. A titre d’exemple, en 1970, Ralph Nelson réalise Soldat bleu, œuvre particulièrement critique sur le massacre des Indiens à Sand Creek par les Américains au temps de la conquête de l’Ouest, et en creux, point de vue politico-artistique sur la légitimité de la présence yankee en Asie du sud-est.

Ce sont ces films, sortis pendant ou après le conflit vietnamien et portant un regard lourd de sens sur l’événement, que Michel Jacquet se propose d’analyser, en gardant toujours à l’horizon les fluctuations de l’opinion publique sur une guerre considérée tour à tour comme légitime puis comme " sale ", sans que s’y soit véritablement posée la question de la moralité.
   
La guerre comme simulacre de guerre

Sur la couverture, une photo de Robert de Niro tirée de Voyage au bout de l’enfer, vêtu en G.I. au milieu de la jungle vietnamienne, le regard perdu vers le lointain. Sans doute l’une des images parmi les plus célèbres du cinéma sur la guerre du Viêt-nam, en sus de l’épreuve de " roulette russe " dans le même film. Le signe est fort, mais paradoxal : si le chef-d’œuvre de Michael Cimino reste exemplaire de cette période trouble de la décennie soixante-dix aux Etats-Unis – période qui, rappelons-le, fut marquée au-dehors par le Viêt-nam et en-dedans par des contestations de toutes parts, étudiantes (manifestations contre la guerre) comme citoyennes (destitution du Président Nixon suite au scandale du Watergate) – si l’image de Christopher Walken se pointant sur la tempe un revolver dans une geôle vietnamienne conserve jusqu’à nos jours sa qualité de symbole fort de l’ingérence américaine en Asie, Michel Jacquet choisit curieusement de commencer son analyse par le rejet sans appel de Voyage au bout de l’enfer (1978) et de ses subsides d’époque – Apocalypse Now en tête – arguant que ces films ne peuvent servir à la compréhension du conflit. Des films en forme d’ " écrans de fumée ", simulacres de la réalité et rien de plus, trop " artistiques " pour donner à l’analyste une juste appréciation du Viêt-nam.

Car l’idée que l’auteur frôle sans l’approfondir, c’est que le cinéma américain, même proche de son sujet, même critique et transgressif, n’est jamais que la simulation d’une réalité historique qui s’échappe à mesure qu’on tente de la saisir. C’est ce qu’il semble vouloir nous dire en prétextant d’un " trop plein artistique " des œuvres de Cimino, Coppola et Kubrick (Full Metal Jacket, 1987) qu’il analyse en prémisse de son ouvrage. Son postulat est simple : ces films, parmi les plus souvent cités sur le sujet, ne sont pourtant pas les plus représentatifs car ils échouent à apporter un éclairage sur les enjeux et les motivations de la guerre, c’est-à-dire qu’ils ne véhiculent aucune valeur documentaire, que l’historien ne peut en tirer nul enseignement sur les faits. En cela, Jacquet a raison : le pragmatisme de l’histoire courbe forcément l’échine face à l’instable colonel Kurtz (Apocalypse Now) ou l’intransigeant et sadique sergent Hartman (Full Metal Jacket), face au déploiement de folie qui submerge l’attaque des hélicoptères chez Coppola ou les vétérans de Cimino. Toutefois, ce postulat trouve sa limite dans ses propres qualités : Jacquet analyse ces trois films comme s’ils ne faisaient pas partie d’un ensemble cinématographique cohérent autour de la guerre du Viêt-nam alors que, précisément, c’est en effleurant leur sujet qu’ils en disent le plus sur l’état d’esprit des hommes qui vécurent le conflit. On s’interrogera alors sur l’affirmation que Voyage au bout de l’enfer n’apprend " strictement rien " sur ce qu’ont vécu les soldats au Viêt-nam, qu’Apocalypse Now n’a rien d’un témoignage personnel, et que la violence de Full Metal Jacket (1987) permet seulement à Kubrick de réactiver la réflexion qui lui est propre, initiée par Orange mécanique (1971).

La vérité du Viêt-nam serait donc ailleurs, en particulier chez Oliver Stone que l’auteur apprécie grandement. On comprendra que, dans cette approche spécifiquement historique qui est celle de Michel Jacquet, l’aspiration artistique passe au second plan derrière le souci d’objectivité – que Stone, vétéran lui-même, sait distiller avec talent. Cependant, Jacquet semble volontiers mettre à part une dialectique qui est au cœur du sujet et au centre de la fiction hollywoodienne : l’extravagance du cinéma américain ne fait, le plus souvent, que refléter celle de la nation américaine, car aux Etats-Unis, la réalité a depuis longtemps cédé le pas à la représentation. Il évoque la question sous forme d’une remontrance, en se demandant si le nombre important de films sortis entre les années soixante-dix et quatre-vingts n’a pas participé d’une stratégie d’occultation de la réalité de cette guerre, l’objectivité historique s’y trouvant substituée par le brio cinématographique, gage de succès ; la fiction, affranchie du besoin de réalité, s’est proposée de réécrire l’histoire. Sauf que, dans un sens purement théorique, le cinéma américain est l’histoire, et en cela la production hollywoodienne joue toujours le double rôle de témoin et de gage des événements historiques. D’Apocalypse Now, Jean Baudrillard nous dit justement que Coppola le fait " comme les Américains ont fait la guerre (…) avec la même démesure, le même excès de moyens, la même candeur monstrueuse … et le même succès " ; et que, précisément pour ces raisons, il s’agit là du meilleur témoignage possible   . Il y a donc, quelque part, une forme de confusion : Jacquet recherche dans ces films un sens – documentaire – qui ne s’y trouve pas, mais échoue dans le même temps à en tirer la substance métaphorique.

La " vraie " guerre cinématographique

C’est donc chez Stone que l’auteur pense trouver cette objectivité de la guerre qui est l’objet de sa quête. Le cinéaste, ancien soldat au Viêt-nam, opère un retour vers ce que Jacquet appelle la " vraie guerre " via une trilogie du traumatisme commencée par Platoon (1986), qui peut être considéré comme le premier film à caractère historique sur cette guerre. Il est vrai que le fantasme et l’extravagance cinématographiques sont ici laissés au second plan pour privilégier une approche réaliste, quasi-documentaire, dont l’objectif est de plonger le spectateur dans le feu de l’action. Cette action est condensée dans le conflit qui oppose deux soldats, le désabusé (Willem Dafoe) – persuadé que la guerre est perdue – et le nationaliste (Tom Beranger) – acharné à croire le contraire. Stone continuera, dans une majeure partie de son œuvre, à faire " amende honorable " sur le Viêt-nam : Né un 4 juillet (1989), Entre ciel et terre (1993), Salvador (1986, dont le sujet, un reporter pris dans les affres de l’ingérence U.S. en Amérique centrale, ne trompe personne) A mille lieux de la flamboyance hollywoodienne, l’Amérique de l’après-Vietnam a besoin de films qui tirent vers le réalisme psychologique et sociologique, donc vers une nécessaire introspection nationale.

Cette introspection prend corps chez John Rambo, vétéran du Viêt-nam devenu vagabond itinérant, refoulé par ses compatriotes, personnification en celluloïd de ces soldats revenus chez eux et dont on ne sait plus que faire – on ne peut ni les fêter comme des héros, ni les lapider comme des perdants, ni même tenter de comprendre les douleurs et les traumatismes emmagasinés " là-bas " : la frustration et l’amertume condensées en un seul corps qui se rebelle face à l’incompréhension et à la solitude. C’est à partir de la création de ce personnage qu’un fossé se creuse entre les films de la réhabilitation des vétérans – les suites de Rambo et toutes ces bandes qui ont tenté, peu ou proue, de refaire la guerre du Viêt-nam et de redorer le blason des soldats américains – et les films de la contestation, portée dans la décennie soixante-dix par des francs-tireurs tels que Robert Altman (M.A.S.H., 1970), Peter Watkins (Punishment Park, 1971) et Elia Kazan (Les Visiteurs, 1972). Dans ce dernier film, deux vétérans rancuniers s’en prennent à un camarade de régiment qui les a dénoncés pour le viol et le meurtre d’une autochtone. Le sujet et la métaphore deviennent tous deux des modèles de ce que sera, pendant plusieurs décennies, le " film de guerre " américain : l’absence de moralité dans le comportement de l’armée d’invasion (on retrouve l’affaire du viol dans le très beau Outrages à la fin des années quatre-vingts et dans le récent Redacted, sur la guerre en Irak, tous deux de Brian de Palma) devient la parabole d’une violence sourde qui, désormais, n’épargne plus le territoire des Etats-Unis. De fait, les déséquilibres de la société contemporaine trouvent, au cinéma, une cause logique dans le traumatisme vietnamien : ils sont devenus fous, ceux qui sont revenus de cette guerre dénuée de sens (Taxi Driver, Birdy, etc.), et ce sont leurs dérives dans les grandes villes américaines qui parlent le mieux du Viêt-nam.

La militarisation du spectacle, et inversement

Le fiasco vietnamien aurait-il autant marqué l’Amérique s’il n’avait été ainsi relayé par des représentations médiatiques toujours plus critiques et transgressives ? Probablement pas. Au-delà du travail introspectif produit par la fiction cinématographique, l’image d’actualité a joué un rôle peut-être plus important encore quant aux conséquences psychologiques du conflit : photographies de carnages perpétrés sur place (la petite fille qui court nue lors du massacre de My Lai, parmi de multiples exemples), images des sacs plastiques contenant les corps des soldats américains revenant au pays… Ce lot de photogrammes fut une véritable bombe à retardement pour des autorités dépassées, incapables de contrôler le flux d’information. Depuis, la leçon a été bien apprise : lors de l’invasion irakienne de la première guerre du Golfe, en 1991, l’administration présidentielle occupe toutes les autoroutes médiatiques afin de ne plus rien laisser filtrer. En outre, à l’occasion, apparaissent de nouveaux concepts militaires : ceux de " guerre propre ", en opposition aux antiques " guerres sales " des décennies soixante et soixante-dix, et de " guerre technologique " visant à réduire au maximum le nombre de pertes – c’est ce qu’on appelle également l’idéologie du " zéro mort ". L’ennemi devenant une vague abstraction, la non-image de sa disparition – des édifices détruits par des bombes chirurgicales, sans cadavres apparents – ne peut provoquer aucun effet " indésirable ".

C’est là où le travail de Michel Jacquet prend toute son importance ; là où l’on aurait aimé que sa thèse nous menât bien plus tôt, et pour plus longtemps. En analysant les effets du traumatisme vietnamien sur la représentation des nouvelles guerres américaines – Koweït, Somalie, puis Afghanistan et Irak – l’auteur ouvre un champ de recherches immense et fascinant. Car l’horreur et la démesure du Viêt-nam ont peut-être rendues impossibles les véritables guerres, celles qui voient d’importantes pertes humaines dans des affrontements de front : c’est tout le propos de Jarhead, réalisé par Sam Mendes en 2005, dans lequel un jeune soldat envoyé en garnison au Koweït pendant les événements dans le Golfe, découvre l’attente et l’ennui inhérents à la guerre technologique. Le " zéro mort " résulte en un " zéro action " qui démoralise les troupes ; et si l’individu n’est toujours pas au centre des préoccupations politico-économiques des décideurs américains, au moins s’efforcent-ils au maximum d’empêcher les débordements meurtriers qui, dans les années soixante-dix, avaient inexorablement retourné l’opinion contre le pouvoir. Preuve ultime que le Viêt-nam s’invite encore et toujours chez les cinéastes contemporains : après avoir traité de l’immoralité des soldats U.S. dans Outrages, De Palma filme à nouveau la même histoire, ou presque, avec Redacted vingt ans plus tard, qui en sus intègre l’importance de la diversité des points de vue médiatiques. Théorie " depalmienne " : le sujet vietnamien est vivace, seul les moyens ont changé, de part et d’autre – du côté du pouvoir comme du côté des témoins.

Dans Jarhead, au cours d’une soirée cinéma, on passe aux jeunes soldats le film Apocalypse Now, en particulier la séquence de l’attaque des hélicoptères au son de la Chevauchée des Walkyries ; l’excitation des spectateurs se transforme alors en véritable furie, comme si ces images, culturellement intégrées par la société américaine et partie intégrante de l’éducation de ces soldats, développaient chez eux un enthousiasme meurtrier. Et, de fait, ne voit-on pas, dans les images d’actualité et les documentaires sur l’invasion irakienne post-11-Septembre, de jeunes G.I.’s reproduisant inconsciemment les poncifs du film de guerre hollywoodien spectaculaire, roulant à toute vitesse au volant de leur véhicule blindé en écoutant très fort un hard-rock aux percussions écrasantes ? La réalité s’inspire désormais de la fiction, le film remplace le politique (l’apprentissage militaire de Jarhead est d’abord fictionnel). C’est l’idée maîtresse de cet ouvrage : la guerre est devenue un spectacle cinématographique, sa valeur morale s’effaçant devant la valeur ajoutée artistique. La nuit n’est pas encore tout à fait tombée sur le Viêt-nam ; telle une veilleuse, sa lumière persiste dans l’obscurité idéologique.