Un ouvrage équilibré et documenté qui réévalue la politique du Saint-Siège à l’égard du nazisme.

Entre la Cité de Dieu et la cité des hommes, l’Eglise se trouve partagée. Entre la préservation de l’institution et le salut des âmes, elle doit parfois concilier des impératifs contraires qui la renvoient à sa propre légitimité. Jamais la tension ne fut plus forte qu'aux heures noires du second conflit mondial, jamais son rôle ne fut plus controversé que dans les décennies qui suivirent. Depuis la parution du Vicaire de Rolf Hochhuth en 1963 et la dénonciation radicale du silence du Vatican face à la persécution des juifs, le débat sur la validité des choix de Pie XII et de la Curie romaine ne s’est pas éteint. Il s’est même amplifié par l’arythmie dissociant les interrogations issues de la controverse et la mise à disposition différée des archives pour y répondre, rendant toute explication partielle, et donc partiale. La nomination voici dix ans d’une commission d’historiens chargée de réévaluer le dossier a fait souffler un vent nouveau: l’Archivio Segreto Vaticano a rendu accessible de nouvelles archives, appelant un examen plus approfondi et mieux équilibré de l’attitude du Saint-Siège devant la montée des totalitarismes. C’est de ce contexte de renouvellement historiographique que relève l’excellent ouvrage de Hubert Wolf, Le pape et le diable.

Car il s’agit bien d’une réévaluation, non d’une révélation comme le laisserait penser la mauvaise traduction du sous-titre. L’ouvrage ne porte pas sur « Pie XII, le Vatican et Hitler » : la période de la guerre est évoquée au détour du quatrième chapitre ; et si l’ombre émaciée d’Eugenio Pacelli se déploie au fil des pages, c’est comme nonce en Allemagne (1917-1930), puis comme cardinal secrétaire d’Etat (1930-1939), non comme Souverain Pontife. Il n’en reste pas moins que les découvertes archivistiques sont au centre du travail très documenté d’Hubert Wolf, qui s’appuie sur les rapports de nonciature en provenance d’Allemagne et les entretiens entre Pacelli et Pie XI ou les ambassadeurs près le Saint-Siège. L’exploitation de ce massif ne donne pas lieu à l’escalade sensationnelle de nouveaux sommets, mais elle permet une mise en perspective redessinant les cartes existantes. Wolf examine en effet le cadre dans lequel sont formulées les positions du Saint-Siège face à l’Allemagne de Weimar puis au Reich hitlérien, et c’est à l’aune de ce cadre qu’il examine à nouveaux frais deux chefs d’accusation. Par une politique conciliatrice, aboutissant au Concordat avec le Reich, l’Eglise n’aurait-elle pas échangé la protection de l’Eglise allemande contre la reconnaissance d’un régime totalitaire? Et n’aurait-elle pas failli à sa mission en privilégiant le salut des seuls baptisés, et en gardant ses réserves sur la persécution des juifs?

 

Le pacte avec le diable : l’ouverture au compromis politique


 « Le dessous ne m’inquiète guère ; mets d’abord en pièces ce monde-ci, et l’autre peut arriver ensuite ». Les paroles de défi jetées par Faust à Méphistophélès pourraient être celles de l’Eglise confrontée à la montée du nazisme en Allemagne : l’urgence d’une situation menaçant le salut des âmes allemandes justifie l’entente avec le diable, qui prend d’abord la forme d’un compromis politique avec le IIIe Reich. Le mérite d’Hubert Wolf est de situer ce pacte faustien dans les cadres d’analyse du Vatican et de son représentant à Munich et Berlin, Eugenio Pacelli, cadres définis par un passé qui pèse lourdement sur leurs choix pour une communauté allemande fragilisée. Dans son organisation, elle est menacée par les intrusions de l’Etat qui contrôle la nomination des évêques et autorise l’existence des organisations catholiques. Se profile ici l’ombre d’un nouveau Kulturkampf, image différée de la répression bismarckienne contre l’Eglise entre 1871 et 1880. Dans sa pastorale, elle voit s’affirmer l’indépendance de l’épiscopat et des intellectuels catholiques. La Curie craint un regain d’influence des tendances modernistes, malgré la condamnation prononcée par Pie X en 1907. L’évaluation du présent à l’aune d’expériences passées appelle des solutions que Pacelli met en œuvre pendant sa nonciature. Contre la menace d’un nouveau Kulturkampf, il tente d’obtenir par des concordats l’autonomie de l’Eglise, de son clergé et de ses organisations, en échange de sa neutralité politique. Contre les tendances modernistes, il cherche à soumettre plus étroitement l’Eglise allemande au contrôle romain.

Mais diagnostic et remèdes ne tiennent aucun compte des bouleversements politiques et sociaux de l’Allemagne des années 1920. L’obtention de garanties concordataires protégeant la mission pastorale de l’Eglise en échange de son abstention politique entraîne le désaveu du Zentrum, essentiel à la stabilité de la République de Weimar. Et la subordination de l’épiscopat allemand à Rome le prive de sa capacité à répondre aux situations d’urgence posées par la montée du nazisme au début des années 1930. En cela, la démonstration porte : l’inadéquation de la politique vaticane en Allemagne a bien ouvert la voie d’un pacte politique avec le diable : le Concordat avec le Reich signé le 20 juillet 1933.

Mais la possibilité d’une entente avec le régime nazi laisse entière la question de sa valeur : ce compromis est-il le dernier recours de l’Eglise contre la menace totalitaire, ou le premier pas d’une alliance qui s’affirme ensuite ? Le fond du problème réside dans la succession chronologique des événements. Le 23 mars 1933, le Zentrum vote en faveur de la loi accordant les pleins pouvoirs à Hitler. Le 28 mars, l’épiscopat allemand retire sa condamnation du nazisme, formulée trois ans plus tôt, qui interdisait aux catholiques de participer au mouvement. Le 20 juillet, le concordat est signé, et l’Eglise échange sa neutralité politique contre la garantie que ses organisations seront protégées de toute ingérence. L’équation semble donc simple : le Vatican a troqué le concordat contre le ralliement des évêques et du parti catholique au nouveau régime, et porte une lourde responsabilité dans la chute de la République de Weimar. L’accusation est réfutée par Wolf, qui fait très justement valoir « qu’admettre de tels liens n’est envisageable que si toutes les actions de l’Eglise catholique... étaient pilotées de manière centrale. » (Hubert WOLF, Le pape et la diable, Paris, Editions CNRS, 2009, p. 134)). Au contraire, l’épiscopat a levé de lui-même l’interdiction sans demander aucune garantie ; le Zentrum a décidé seul de se saborder le 5 juillet 1933. Le concordat élaboré par Pacelli n’est donc pas un troc à jeu égal, mais une sommation pour l’Eglise qui a perdu ses monnaies d’échange. Le gouvernement nazi peut durcir ses conditions, ayant déjà obtenu le soutien des évêques et du Zentrum auquel il tenait ; le Vatican doit accepter ces restrictions pour ériger une digue aussi haute que possible contre la mise au pas de la société allemande.

Mais la distinction entre les conditions qui ont rendu possible le pacte avec le diable et les circonstances de sa signature fait apparaître certaines difficultés. Pacelli, pendant sa nonciature, «tenta, avec une grande intransigeance, d’imposer ce modèle romain uniforme, centralisé, de l’Eglise contre toutes les singularités allemande.»   . Mais comment expliquer alors l’indépendance avec laquelle l’épiscopat se rallie au régime en 1933? Ici manque la pièce intermédiaire du mécanisme : la manière dont les successeurs de Pacelli aux nonciatures de Munich et de Berlin ont prolongé l’action de leur prédécesseur. De même, l’accession de Ludwig Kaas, proche de Pacelli, à la présidence du Zentrum en 1928 peut ouvrir la perspective « d’exercer sur le Zentrum le contrôle dont rêvait Rome depuis la création du parti catholique en Allemagne »   . L’étude des discussions précédant la signature du concordat montre que cet espoir ne s’est pas réalisé, mais il manque à nouveau une étape intermédiaire pour explique cet échec : les rapports entre la Curie et le parti entre 1928 et 1933. Ces restrictions ne mettent pas en cause la conclusion apportée par Wolf sur la nature du concordat, mais invitent à la compléter par l’ajout de pièces manquantes, qui donneraient au tableau une plus grande cohérence.


Le pacte avec le diable: fermeture d’une entente doctrinale

Le concordat n’est donc, sur le plan strictement politique, que l’arme du dernier ressort pour protéger l’Eglise allemande. Mais parce qu’il est un outil diplomatique, il menace de glisser vers une reconnaissance idéologique du IIIe Reich. L’accommodement avec le monde pour mieux garantir les voix du salut apparaît ainsi comme une mise en cause du salut lui-même. Et pour éclaircir cette question, au fondement du débat sur le silence de Pie XII, Wolf illustre la manière dont le problème de l’antisémitisme se pose à la Curie par un exemple particulier : celui du débat sur la liturgie du Vendredi saint. Les usages de l’Eglise maintenaient l’hostilité au judaïsme dans les intentions de prière aux « juifs perfides ». En 1928, l’association Amici Israël demande une réforme pour abolir ces formules. Le débat au sein de la Curie, minutieusement restitué par Wolf, aboutit à une sentence contradictoire de Pie XI qui refuse la modification liturgique tout en s’opposant expressément à l’antisémitisme racial. Pour l’auteur, les débats montrent que l’antisémitisme ne fait pas l’objet d’une position nettement définie, entre le maintien d’une hostilité religieuse et le rejet de toute attaque raciale. C’est dans ce contexte aux contours mouvants que le Vatican reçoit les premières suppliques qui l’informent, dès 1933, de la persécution des juifs en Allemagne. Dans un premier temps, le respect du concordat amène le Vatican à ne réagir que lorsque la législation allemande met en cause les droits des catholiques. Avec l’amplification des persécutions, l’exigence d’une intervention publique se fait plus pressante, mais la mort de Pie XI le 10 février 1939 coupe court aux travaux préparatoires. Pacelli, devenu pape, est partisan d’une neutralité stricte de l’Eglise tant que sa mission pastorale n’est pas attaquée. En somme, ce sont les divisions de la Curie et les incertitudes de la transition de Pie XI à Pie XII qui expliqueraient l’absence de réaction du Saint-Siège face à la persécution des juifs, malgré une condamnation constante de l’antisémitisme racial. L’accommodement politique ne s’est donc pas accompagné de complaisance idéologique.


La démonstration, par les lacunes qu’elle laisse, semble ici moins convaincante. L’étude des débats de la Curie sur la liturgie du Vendredi saint, ouverte sur la confrontation institutionnelle entre la Congrégation pour les Rites et le Saint Office, aboutit à une critique  personnelle du cardinal Merry del Val, secrétaire du second, dont l’opposition à toute réforme soupçonnée de modernisme résonne « d’une interprétation aux fondements völkisch. »   . Le maintien d'une liturgie hostile au judaïsme se réduit donc progressivement à la responsabilité d'un seul, masquant les luttes de pouvoir divisant les factions vaticanes. Même si Wolf souligne que "dans cette affaire comme dans d'autres, la Curie ne constituait pas un bloc monolithique"   , il manque une étude précise des perspectives ouvertes, laissant apparaître derrière l’arbre rigide du défenseur du dogme la forêt bruissante des opinions contradictoires. Par conséquent, l’explication du silence du Saint-Siège face à la persécution des juifs tiendrait davantage au maintien de la ligne défendue par Pacelli, celle de la neutralité politique, mais cette direction n’est définitivement acquise que par son élection le 2 mars 1939. Plus que l'imprécision des positions sur l'antisémitisme, plus que l'influence de la politique de Pacelli, ce serait finalement la question de la subordination du dogme à la diplomatie, mettant en cause le magistère même de l’Eglise catholique, qui semble déterminante.


Au fond, ce problème de l’articulation entre la diplomatie et le dogme manifeste deux exigences contradictoires : l’affirmation de la doctrine catholique contre l’idéologie nazie, qui prend la forme absolue d’une vérité ; la volonté de maintenir les relations avec un gouvernement reconnu, qui prend la forme relative d’une opportunité. Par l’étude des procédures de mise à l’Index d’ouvrages condamnés, Wolf montre que les thèses nazies font l’objet d’une ample discussion entre 1934 et 1937, aboutissant au résumé des propositions contraires à la doctrine catholique. Mais ces travaux préparatoires ne peuvent être publiés sans condamner explicitement Mein Kampf et son auteur, chef d’un gouvernement reconnu par le Saint-Siège et soutenu par une partie des fidèles. La solution adoptée est une forme de compromis, élaboré dans l’encyclique Mit brennender Sorge du 10 mars 1937, qui condamne la doctrine nazie, sans mentionner ni Hitler ni son livre. Le compromis politique avec le gouvernement allemand n’entraîne donc pas la reconnaissance tacite de l’idéologie nazie, bien au contraire. Mais ce désaccord doit s’exprimer par des voies détournées pour ne pas heurter la diplomatie vaticane, atteignant la clarté du message lui-même.

Par ses conclusions, par la richesse d’une documentation de premier ordre, par l’équilibre de ses analyses qui tiennent à égale distance anathèmes et absolutions, le travail d’Hubert Wolf doit être salué pour sa contribution à une lecture renouvelée de l’histoire du Saint-Siège à l’heure des totalitarismes. L’absence de conclusion, toutefois, ne permet pas d’apprécier toutes ces qualités. Une synthèse des réponses qu’apporte l’ouvrage sur la question complexe des relations du Saint-Siège avec l’Allemagne nazie aiderait à mieux saisir l’apport qu’il représente. Mais davantage qu’une interprétation définitive du sujet, il se présente plutôt comme un rapport d’étape appelant d’autres travaux, complétant la vision romaine par une vision allemande, la vision curiale par une vision ecclésiale. Par là s’achèverait un cycle, synchronisant le rythme de la controverse à celui de l’enquête, annonçant le dévoilement progressif d’une des questions les plus débattues de l’histoire du XXe siècle