Cet ouvrage dévoile l'importance des réseaux sociaux dans le monde de l'art et focalise pour cela son attention sur le rôle de l'amateur d'art.

Une fois encore il faut saluer le remarquable travail des éditions Champ Vallon et de sa collection "Epoques" qui nous donnent à lire depuis une quinzaine d’années le meilleur de la recherche française en histoire moderne, de la Renaissance aux Lumières. Avec le livre de Charlotte Guichard, issu d’une thèse de doctorat, elles participent au renouveau de l’histoire de l’art. Malgré un titre modeste, presque banal, cet ouvrage ambitionne de redessiner les frontières classiques du monde de l’art au siècle des Lumières. Fidèle à une approche qui vise à restituer la densité sociale et culturelle des pratiques et de la figure des amateurs, l’auteure bouscule une histoire institutionnelle de l’Académie des Beaux Arts ou des collections qui avait tendance paresseusement à amalgamer tous les registres : la curiosité avec l’amateur, l’amateur avec le connaisseur, le connaisseur avec le collectionneur.

Or sur un peu plus d’un siècle se déroule un travail de différenciation et de distinction qui va faire toute sa place à cette culture de l’amateur. Mentionné pour la première fois en 1694 dans le dictionnaire de l’Académie française et désignant "ce qui aime", le terme s’autonomise en 1751 dans l’Encyclopédie pour s’attacher aux beaux arts. Le livre s’articule autour de trois espaces où se déploient les activités de l’amateur.

Trois espaces relationnels

L’auteure en premier lieu entreprend une analyse fine des processus d’émergence et de légitimation de cette nouvelle figure institutionnelle de l’amateur. L’amateur est en effet reconnu depuis la création de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1663, par un statut (celui des honoraires amateurs). Or, ce statut est profondément modifié et réévalué en 1747 par la création de la classe des associés libres, composée des amateurs et associés libres. S’ils n’ont aucun pouvoir délibératif, ces amateurs sont présents aux séances et se définissent par "leur relation d’admiration, de protection et d’amitié à l’égard de l’art et des artistes"   . Cette période correspond à celle de la relance de l’Académie, et à celle de la promotion de la figure de l’amateur par le Comte de Caylus qui livre dans une conférence de 1748 sa définition du statut qu’il oppose au curieux hors de l’Académie. Dans le prolongement des réflexions sur le goût qui abondent au XVIIIe siècle, Caylus insiste sur les relations de sociabilité que les artistes entretiennent avec les artistes. Ce discours vise à redonner "une centralité à l’Académie royale dans l’espace du jugement artistique" (29). L’affirmation du modèle de l’amateur d’art entraîne ainsi une modification dans le recrutement : les gens du bâtiment du roi, du monde de la finance cèdent la place au pouvoir politique qu’incarne le marquis de Voyer d’Argenson, élu à l’Académie en 1749 ou encore le baron de Breteuil en 1787. Comme l’écrit Charlotte Guichard, "les élections, souvent négociées, des honoraires s’emploient à maintenir cet équilibre entre distinction sociale et affirmation du goût".

L’assiduité souligne la force de cette mutation sociologique dans le recrutement des honoraires : désormais la présence aux séances signifie moins l’appartenance à l’administration des Bâtiments du roi, qu’une "nouvelle visibilité publique et mondaine" (41). Deux leviers vont contribuer définitivement à installer cette légitimité du statut : le renouveau des conférences qui couronne une "intellectualisation des arts visuels" par la création d’un corps de doctrines ; le rôle des amateurs dans les salons à partir de 1747 qui les alimentent en tableaux et participent à leur reconnaissance publique par le biais de livrets. En affirmant la prééminence du goût sur la logique administrative, l’Académie s’appuie sur les amateurs pour mener à bien cette réforme contre la corporation. Il s’agit de s’affirmer comme la seule représentante de la communauté artistique au détriment de la corporation qui incarne une communauté d’artisans.

Le conflit ouvert entre l’académie et la corporation de Saint-Luc va ainsi s’appuyer sur l’amateur comme protecteur, chaque institution jouant de ses réseaux sociaux et de sa proximité avec le pouvoir. Ce conflit scelle l’alliance avec le Parlement, célèbre le mécénat ministériel, et se fonde sur une nouvelle alliance sociale entre l’amateur et l’artiste. En réutilisant le langage de l’amitié, Caylus par exemple fait plus que réactiver le topos des relations entre artistes et commanditaires souvent employé depuis la Renaissance, il singularise et personnalise son rapport à l’artiste-ami (Watteau en l’occurence), et prolonge un "travail de conseil" (74). Cette conception relance le débat sur la dignité sociale de l’artiste et encourage "un polissage social". Se faisant, elle subvertit la verticalité des liens de dépendance pour créer un espace commun entre l’amateur et l’artiste. Ce regard institutionnel permet à Charlotte Guichard de mesurer les effets contradictoires des réformes de 1747, qui donnent une nouvelle centralité à l’Académie, mais en même temps favorisent par les conférences des salons la structuration d’un espace public qui lui échappe. Marginal dans le premier espace, l’amateur va devenir la figure légitime du second. A l’image d’un Caylus, entre1747 et 1765, les amateurs vont proposer une nouvelle lecture du "champ" artistique.

Mais Charlotte Guichard ne s’en tient pas simplement à cette histoire institutionnelle, elle souhaite montrer que cette ascension se fonde sur des opérations et des pratiques qui accordent toute leur importance à la visibilité sociale. L’amateur n’est pas un collectionneur comme un autre, il fait de sa collection le lieu de son expertise et le théâtre de sa renommée. La seconde partie s’interroge sur les relations d’abord entre la publication de la collection, la reproduction et la réputation, puis entre le lieu et la pratique de l’expertise. Si l’auteure note bien la diversité des objets éditoriaux que l’amateur  invente, c’est pour mieux élargir ou enrichir la seule analyse des catalogues. Guides de voyage, recueils de collection, gravures, biographies de l’oeuvre, frontispices sont autant de lieux textuels qui démultiplient la présence de l’amateur. Ils sont en charge non seulement d’inventorier un monde d’objets, mais surtout se proposent de détacher la relation entre l’objet observé et le connaisseur par la reproduction.

Avec l’imprimé, les collections voyagent, et les réputations aussi. Il crée un nom et de la valeur. Cette mécanique précisément analysée par l’auteur peut faire penser à ces dispositifs analysés en histoire des sciences pour mettre en forme à distance les savoirs lointains. Mais ces monuments de papiers ne sont pas seuls, ils accompagnent une logique spectaculaire : le théâtre de la vente publique qui invente une "communauté des enchères" et fixe dans le tissu urbain les institutions culturelles que sont les hôtels des ventes. Cette nouvelle topographie de la consommation de l’art est ainsi confortée par une "esthétique de la possession" (chapitre 4). Former une collection au XVIIIe siècle à Paris n’est pas une pratique naturelle et spontanée, elle reflète une réflexion sur ce que l’on veut désormais acheter (l’acquisition est un geste qui se justifie), et montrer (non plus la totalité de l’histoire de l’art, mais les collections françaises). Elle réclame une scénographie particulière qui va mettre en scène devant un public choisi les compétences de l’amateur : son amour de l’art exprimé comme un plaisir partagé ; son éducation du goût ; sa manière de manipuler le tableau. Charlotte Guichard conclue élégamment : "La collection est à la fois le lieu d’une politique de la valeur et d’une poétique de l’identité personnelle" (185).

La troisième partie propose alors de visiter un autre espace de valorisation de la figure de l’amateur, celui de "la culture mondaine de l’image".  On sait depuis les travaux d’Antoine Lilti sur les salons parisiens du XVIIIe siècle que la mondanité n’est pas futile, qu’elle est un univers de pratiques sociales comme un autre. L’auteure se propose ici de démonter les ressorts mondains de ce rôle de l’amateur. Entre Paris et Rome, se déploient des réseaux de sociabilité qui permettent la construction des carrières d’artistes et des réputations : "Le voyage à Rome occupe une place centrale dans la constitution des réseaux de commande autour des peintres français, il participe à la construction des réputations et il a un rôle majeur dans l’émergence d’un nouveau goût marqué par l’antique" (190). De retour de Rome, artistes et amateurs prolongent le compagnonnage et favorisent une économie de la commande, mettant à l’honneur le talent d’artistes à la mode comme Joseph Vernet et Hubert Robert. Ces relations de proximité ouvrent un nouveau marché pour les peintres français modernes. Mais ces relations interpersonnelles ne s’arrêtent pas là, elles sont prolongées par la diffusion des arts du dessin dans la bonne société (chapitre 6).

Loin d’être uniquement l’apanage de professionnels, cette pratique se multiplie à Paris dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cet art du dessin devient même l’emblème de la pratique du graveur-amateur. Cet engouement participe encore à l’appropriation du style de l’artiste comme l’indique l’analyse remarquable de la réception de Rembrandt. Il valorise le goût du détail et de la trace du savoir-faire du peintre. En copiant, en imitant, l’amateur se fait artiste. Dans le sillage du "moment Caylus", la figure de l’amateur atteint ainsi son apogée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, avant d’être attaquée à la veille de la Révolution française. Tourné en ridicule par Diderot et bien d’autres, l’amateur se voit contester dans ses goûts et ses pratiques. Il subit les effets de la commercialisation des arts et des divertissements ainsi que la "politisation des critiques" qui associe l’amateur à l’ancien régime. Il tente néanmoins de renouveler ses modes d’intervention en intégrant le discours patriotique, en utilisant aussi la pratique de la souscription, et en créant de nouvelles sociétés comme la Société des Amis des Arts sous la Révolution, dont le modèle va se perpétuer jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Une nouvelle histoire culturelle de l’art

Plusieurs apports singularisent l’ouvrage. En premier lieu, en mettant l’accent sur les différents personnages qui peuplent cet univers de l’art, il enrichit la description d’un monde composé de "médiateurs qui ne sont pas dans une relation secondaire par rapport à l’oeuvre : ils participent activement à sa création, à sa reconnaissance et à sa réception, grâce aux relations d’interdépendance qui structurent les mondes de l’art" (15). Influencé par les travaux sociologiques d’Howard Becker, le livre donne une idée plus juste et plus complexe de ces connections sans partir d’une hiérarchie ou d’une stratification a priori (l’académie, la corporation, les lieux de vente, etc), mais en ayant toujours le souci de ressaisir l’espace dans lequel l’amateur voit reconnaître ses pratiques. Ainsi, sa méthode vise à ne pas partir de définitions préalables ou univoques afin de "respecter la polysémie du terme", mais surtout afin de suivre les opérations de qualification des individus, des pratiques et des objets.

C’est bien le monde de l’art qui devient amateur au XVIIIe siècle, qui est reconfiguré à partir de ce nouveau centre de gravité : "le XVIIIe siècle est l’âge d’or de l’amateur, entre l’apogée du mécène au XVIIe siècle et celui du collectionneur au XIXe siècle" (339). La grande force de l’ouvrage est de montrer que ce monde de l’art n’est rien sans la prise en compte des réseaux sociaux, de l’inscription institutionnelle et de la relation mondaine qui se tisse entre l’amateur et l’artiste. Il ne s’agit pas d’une contextualisation  mais bien d’une clé essentielle pour comprendre les oeuvres elles-mêmes : "L’amateurisme devient ainsi un "nouveau régime artistique" qui contraste avec d’autres régimes de pratiques culturelles (comme celui des sciences par exemple), car "l’exceptionnalité de l’oeuvre d’art s’oppose à la répétition possible des expériences dans le domaine des sciences" (343). Il ne s’agit donc pas de réhabiliter une figure sociale oubliée ou minorée, mais bien de saisir à partir d’elle, les effets d’un changement social et culturel. Figure "plurielle, constitué par un faisceau de pratiques", l’amateur d’art apparaît à la fois hégémonique et discret. Sa force est justement dans cette banalité de la distinction et du jugement individuel qui correspond aux réflexions philosophiques du XVIIIe siècle : "Siècle du goût, le XVIIIe siècle s’interroge sur les critères légitimes du jugement artistique : sentiment contre raison, subjectivité de la représentation contre universalité de l’Idée de Beau"   . Ce marqueur en apparence modeste permet ainsi à l’historien d’art de souligner "l’abandon progressif des phénomènes collectifs et professionnels de reconnaissance identitaire et montre le succès des formes nouvelles et individuelles d’affirmation de soi"   . Mais avec l’irruption du musée, la figure de l’amateur éclate au XIXe siècle.

En second lieu, l’auteure explore le rôle des objets et leurs places dans la justification de cette représentation sociale de l’amateur. La centralité accordée à la collection pourrait étonner ceux qui auront compris que l’amateur n’est pas un collectionneur, mais selon Charlotte Guichard, "la collection devient le lieu d’une politique de la valeur". Par rapport aux études classiques, le livre montre comment se crée un "espace privé de l’admiration" structuré par le rituel de la visite mondaine et par les codes de l’aristocratie. Le rapport à l’objet n’est pas uniquement dicté par la valeur des oeuvres mais aussi par une réflexion influencée par la philosophie lockienne en termes de connaissance. Une esthétique "décorative", celle du lieu d’exposition y côtoie une esthétique de la possession qui passe désormais par la valorisation de la manipulation et de la prise des oeuvres d’art. Ce registre de l’amour de l’art, habilement disséqué par Charlotte Guichard, appelle bien des prolongements pour d’autres univers de pratiques culturelles de l’Ancien Régime. Il souligne aussi une spécificité française dans l’Europe des Lumières