Un essai méthodique qui esquisse ce qui fait l’humanité de l’homme.

Les débats politiques cruciaux de notre temps, ceux qui sont requis par les évolutions des techniques et des mœurs – comme les biotechnologies ou les pratiques qui entourent la mort et la naissance –,  renvoient à une question plus profonde sur ce qui est à la fois le sujet et l’objet des technosciences : l’homme. Qu’est-ce qu’être humain ? Les clivages politiques réels se font sur les réponses apportées à cette question première – réponses qui restent trop souvent élusives, à peine effleurées, réponses pourtant déterminantes car elles décident in fine des orientations que nous donnerons au futur. Quelle anthropologie nous donnons-nous ? Comme l’écrit Chantal Delsol : "Toute la question politique est enracinée dans celle de savoir s’il existe un “discours sur l’homme” valant la peine de constituer un socle pour les changements à venir"   .


Parler des hommes

Pour répondre à ce besoin, Chantal Delsol s’inscrit dans le temps long de l’humanité, afin d’en rendre compte en même temps que de la situation présente : "Ce dont nous avons besoin, c’est d’une représentation humaine qui ne soit plus une “nature” figée, mais une “condition” décrite à partir de l’expérience, et légitimée par les malheurs dus aux tentatives de sa suppression. La “condition” humaine apparaît au moment où, la “nature” comme “essence“ fixe étant récusée, on s’aperçoit qu’on ne peut pas néanmoins se passer d’une anthropologie"   .

Ce qui distingue l’homme des dieux, c’est qu’il est mortel, et ce qui le distingue des animaux, c’est qu’il en a conscience. "L’homme primitif prend conscience d’être une individualité quand il prend conscience qu’ “il va mourir” […]. Il apprend que c’est lui qui va mourir, lui en tant qu’individu distinct, dès lors séparé de son espèce"   . À rebours des idéologies qui nient la mort ou la passent sous silence, Chantal Delsol assume cette expérience fondatrice de l’identité humaine et la conserve comme fil directeur de sa recherche.



C’est à partir de cette expérience première de la mortalité que Chantal Delsol explique la bifurcation entre la pensée occidentale et la pensée orientale : pour répondre à l’angoisse de la mortalité, la première a recherché l’immortalité (dans la religion d’abord, dans la biologie aujourd’hui), la seconde a préféré y voir une illusion (la sagesse visant à s’en extraire). Mais le fait existentiel est le même et il ne peut être éludé : l’individu est mortel et il le sait.


L’appel de l’immortalité


Cependant, l’homme n’est pas qu’un individu voué à la mort. "Mortels par nature et par définition, les humains deviennent immortels de façon symbolique, en se perpétuant par la génération"   . C’est ici que s’inscrit la société, comme intrinsèquement nécessaire à la condition humaine.

"Pourquoi une société veut-elle durer au-delà de la mort inévitable de ses membres ? Parce qu’elle représente, dans son immortalité relative, le seul symbole durable par lequel ses membres mortels se survivent d’une certaine façon"   . Chantal Delsol analyse alors les nombreuses pathologies de cette volonté de survie collective, en puisant dans l’histoire ancienne et récente. Quel sera le critère pour évaluer le bien-fondé de la perpétuation d’une société ? "Une société ne dure pas pour durer, mais pour perpétuer certaines valeurs propres, sans lesquelles la vie pourrait bien ne plus l’intéresser"     .

La pérennité de la société passe par la transmission de sa culture. "L’homme naît particulièrement inachevé"   , il a donc besoin d’un apprentissage, une éducation, pour advenir à son humanité. Il est foncièrement un héritier, même si "chaque génération interprète à nouveaux frais la culture qu’elle perpétue"   . Suivant cette optique, Chantal Delsol conclut alors : "À cet égard, l’individu moderne, autosuffisant, est une mystification"   .

S’ensuit une longue réflexion sur la transmission, où Chantal Delsol distingue l’éducation du dressage, et où elle manifeste la fragilité du processus de transmission et ses perversions, en particulier l’abus d’autorité et la défiance des valeurs. Sur ces bases, elle montre pourquoi "espérer que la liberté devienne le seul contenu à transmettre"   est inconsistant. "Nous ne connaissons la foi qu’en croyant, l’amour qu’en aimant, la tolérance qu’en désignant un adversaire difficile à tolérer"   .



Le don fondateur


La transmission n’est pas le tout de la société : il y a aussi la relation. Chantal Delsol propose une réflexion riche sur le don, la dette, l’argent et le lien. Sans la renier, elle relativise la croyance libérale que le commerce adoucit les mœurs : "La guerre et le don font partie du même univers de la ferveur, de la magnanimité et du gaspillage. […] Le commerce, en effaçant le désir de guerre, efface aussi le don. […] Pour lutter contre la relation négative (la guerre), le commerce annihile en même temps la relation positive (le don)"   .

Le lien enracine et permet le sens, au risque d’asservir ; et la distance émancipe, au risque de dissoudre la saveur de la vie. "L’émancipation n’est pas négation, mais élargissement, à des individus de plus en plus nombreux, des types d’enracinement plus adaptés à leurs capacités."   "Le processus de l’émancipation est toujours particulier : on s’émancipe de certaines aliénations."  

Chantal Delsol dessine ainsi une dialectique du lien et de la distance, une dialectique de l’enracinement et de l’émancipation, une dialectique de l’homme toujours pris dans une culture mais toujours en quête d’un mieux vivre. Or c’est bien une dialectique, et non des affirmations simples, qui permet de décrire adéquatement la condition humaine