Un livre important sur la sociologie de Célestin Bouglé, épris d'humanisme, de liberté, d'égalité et de solidarité sociale.  

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Alain Policar nous présente, en fin connaisseur de Célestin Bouglé, une étude exigeante et stimulante sur ce sociologue de premier plan resté trop longtemps dans l'ombre d'Emile Durkheim, rendant justice « à un auteur dont les engagements et l'oeuvre, à bien des égards originale, constituent des éléments précieux pour éclairer notre présent »   .

 

De la philosophie classique à la sociologie de l'acteur

Agrégé de philosophie, Célestin Bouglé semble avoir trouvé un intérêt aux questions sociologiques après son séjour d'étude en Allemagne (1893). Ses orientations intellectuelles le portèrent principalement vers la philosophie, les sciences, l'histoire et la psychologie. Tout en faisant parti du cercle intime des durkheimiens, l'auteur nous précise que « l'originalité de la pensée théorique de Bouglé se joue notamment dans la distance prise, dès ses premiers travaux, par rapport aux orientations théoriques de Durkheim »   . L'essentiel de ce que Alain Policar nomme une des « divergences épistémologiques »   se situe autour de la notion de téléologie, c'est-à-dire l'étude des fins, de la finalité, de la destination.

Pour Célestin Bouglé il ne s'agit pas d'une démarche visant à réaliser un classement exhaustif de l'ensemble de fins poursuivies par les sociétés (recensement mécanique) mais plutôt d'une étude sur l'action que ces fins (« buts ») produisent comme types de formes sociales (construction explicative). Ce qui suppose de prendre en compte plus intensément l'intentionnalité (désir, besoin, conscience, etc.) des acteurs ou comme l'écrira Emile Durkheim « leurs conditions psychologiques »   . Célestin Bouglé viendra à formuler qu' «il faut expliquer non pas, comme le croit Durkheim, l'intérieur par l'extérieur, mais l'extérieur par l'intérieur. Et c'est pourquoi je ne distingue pas clairement une sociologie au sens propre du mot de la psychologie sociale »   . L'intériorité des acteurs jouant le rôle explicatif et primordial de l'extériorité sociale.

 

Contre la philosophie des races

Critique envers l'oubli de l'individu au profit de la seule société, il le fut également envers la « biologisation de la sociologie »   et la conception organiciste de la société. L'anthroposociologie de Georges Vacher de Lapouge constitua une cible de choix sur laquelle Célestin Bouglé s'attela a démystifier cette philosophie des races   . De son côté Emile Durkheim n'hésita pas a exprimer sa défiance envers cette approche qui s'essayait à « expliquer les phénomènes historiques par la seule vertu des races »   . Pour Georges Vacher de Lapouge, la sélection naturelle a été progressivement remplacée, dans nos sociétés modernes individualistes et métissées, par une sélection sociale dégénérative   . La bonne race et la noble société ont été remplacée par une race abâtardie et une société décadente où « les dysgéniques submergent les eugéniques »   . Alain Policar note justement que « le communautarisme à fondement biologique de Lapouge [est] en parfaite opposition avec la vision individuo-universaliste des durkhémiens »   .

Pour Célestin Bouglé, cette démarche naturaliste idéologisée, cette « théorisation de la nature biologique »   , éprise de matérialisme hiérarchique, inégalitaire, de déterminisme ségrégatif et d' « ordre naturel intangible »   , n'apporte aucune explication satisfaisante aux faits sociaux ni à la capacité d'évolution, d'apprentissage et de changement des acteurs sociaux. Les valeurs de l'anthroposociologie défendue par Georges Vacher de Lapouge se situant aux antipodes de celles de Célestin Bouglé, elles ne pouvaient que mobiliser les capacités morales et intellectuelles de ce dernier dans ce combat spéculatif intense   . Les questions portant sur l'idéologie et l'égalité (inégalité) des hommes au sein des sociétés deviendront plus prégnantes dans ses réflexions et ses écrits comme l'atteste entre autres l'Essais sur le régime des castes (1908).

 

Eloge de la solidarité

Au travers les notions de solidarité, d'égalité et de justice sociale, Célestin Bouglé a cherché « à concilier les exigences a priori contradictoires de la liberté individuelle et de la réforme sociale »   . Cette réforme sociale passerait par le solidarisme, doctrine politique et philosophique, due principalement à Léon Bourgeois, « s'oppose au laissez-faire/laisser passer libéral, à l'anarcho-syndicalisme, au collectivisme marxiste, au corporatisme catholique [préconisant] l'intervention de l'Etat, la législation sociale, [encourageant] la formation d'associations bénévoles »   . L'Etat démocratique, républicain et laïc, doit garantir aux individus-citoyens libres ce principe de solidarité du vivre ensemble avec nos différences, dans l'égalité, la justice et la fraternité. Proche de la pensée de Pierre Leroux ou de Joseph Proudhon, Alain Policar classe Célestin Bouglé comme un « libersocialiste [tendant à] unir ce que le socialisme a de plus précieux, l'attention aux inégalités socio-économiques et aux processus d'émancipation des dominés, et ce qui fait l'essence du libéralisme, la préservation de la liberté individuelle contre l'arbitraire des pouvoirs »   . On ne peut que recommander de poursuivre cette réflexion par la lecture du précédent ouvrage de Alain Policar, principalement la partie concernant « Le moment républicain en France : solidarité et justice »   .

 

 

A l'heure où les questions portant sur l'identité, le communautarisme et les inégalités sociales continuent à nous interroger et poser problèmes, cet ouvrage ouvre un espace de réflexion où l'auteur a su, comme Célestin Bouglé, allier « qualité d'écriture et recherche de la précision scientifique »   .