Recueil clinique de « short stories » à l’usage des mélomanes compulsifs et de leurs congénères.

Vulgarisateur de génie, Oliver Sacks est désormais célèbre en France pour ses ouvrages sur les troubles neurologiques de ses patients – on ne présente plus son livre L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Avec Musicophilia, le neurologue américain confirme son talent pour ce genre d’écrits, mais avec un fil directeur inédit qui oriente sa réflexion de manière originale : cette fois-ci, c’est la musique qui mène la danse. Ce livre n’est donc pas une somme théorique sur l’approche cognitive de la musique, mais plutôt un recueil d’exempla destiné à illustrer par des cas concrets quelques grandes problématiques que rencontrent les neurologues à propos de la musique. L’auteur le dit lui-même dans sa préface : « J’ai surtout essayé d’écouter mes patients et sujets, d’imaginer leurs expériences et de me familiariser avec leurs vécus – c’est ce qui est au cœur de ce livre » (p. 15). Avec une empathie et une élégance qui forcent l’admiration, Oliver Sacks s’efface donc une fois de plus derrière la figure de ses patients, et laisse parler leurs histoires individuelles – tour à tour drôles, émouvantes ou tragiques.

Mais si grand que soit son talent de conteur, Oliver Sacks ne se borne évidemment pas à collectionner les cas cliniques au hasard de sa pratique : il mène en même temps une réflexion de fond sur les pouvoirs de la musique. La thèse qui sous-tend tout l’ouvrage peut se résumer en une phrase : « Nous autres, êtres humains, sommes une espèce musicale non moins que linguistique » (p. 12). Il s’agit donc au fond de remettre en question l’idée reçue – et fort bien ancrée dans les sciences humaines – selon laquelle le langage fournirait la clé de notre cerveau, de notre pensée et de nos illusions. Cette thèse de fond, Sacks va l’étayer en s’appuyant à la fois sur des cas cliniques extrêmes et sur des expériences plus banales à la portée de chacun – cette double perspective constituant incontestablement l’un des points forts de l’ouvrage.

Abordant les diverses formes d’obsessions musicales (« Hantés par la musique »), le praticien montre ainsi l’étendue de l’emprise musicale sur nos pauvres esprits à travers quelques cas exceptionnels. La passion subite et insatiable du Dr Cicoria pour le piano en est un bon exemple. Ce tranquille médecin new-yorkais s’est transformé du jour au lendemain en pianiste remarquable, alors qu’il ne s’était jamais intéressé à la musique, pour la simple raison qu’il a failli mourir dans un accident électrique. À partir de ce jour, et sans qu’il puisse se l’expliquer, cet homme fut pris d’une frénésie pianistique qui l’a conduit à découvrir un répertoire qu’il ignorait complètement, à apprendre le solfège et  le piano, et à abandonner travail et famille pour se consacrer totalement à son nouvel objectif. Depuis qu’il a été touché par la fée électrique, ce docteur a donc vu sa vie métamorphosée par la musique.

Mais Sacks, à travers un chapitre consacré aux « vers cérébraux », s’intéresse aussi à des phénomènes plus ordinaires d’obsession musicale : qui n’a jamais reçu la visite indésirable d’une mélodie sans gêne s’invitant à tue-tête dans son cerveau ? Eh bien, la prochaine fois que cela vous arrive, vous devrez vous estimer heureux du caractère transitoire de ce phénomène : Sacks vous apprendra en effet qu’il existe des formes pathologiques de vers cérébraux particulièrement indisposantes, où la mélodie en question vire au cauchemar, en se faisant par exemple entendre avec un volume sonore tel que sa malheureuse victime ne peut plus percevoir les sons réels ou simplement s’endormir… On voit donc que, loin de se confiner dans une pratique clinique appliquée à quelques cas rares, Oliver Sacks s’intéresse de près à des phénomènes courants (vers cérébraux, oreille absolue, rêves musicaux…). Cette attitude est très intéressante, car elle tend à remettre en question la distinction entre le normal et le pathologique, en montrant qu’une réceptivité musicale élevée existe au moins en puissance chez tous les individus.  



La seconde grande qualité de l’ouvrage du neurologue américain est de ne pas céder à un cognitivisme effréné. Jamais on n’y trouve la trace d’une quelconque prétention à élucider l’émotion musicale par ses causes neurologiques : ce faisant, Sacks adopte une position qui, pour être empirique, n’en est pas moins salutaire dans un contexte intellectuel où les sciences cognitives tendent de plus en plus à s’affirmer comme l’explication définitive et unique de tous les comportements humains. On évite ainsi de se perdre dans les méandres d’une pensée abstruse et autoritaire : à chaque fois que Sacks parle de musique, il s’appuie sur des œuvres précises et des cas concrets sans en tirer de généralisations abusives. Cette qualité comporte quand même quelques risques, parmi lesquels on trouve un manque de synthèse : quand on referme le livre, on a le sentiment d’avoir passé un excellent moment mais on peut légitimement se demander quelles sont en dernière instance les idées-force d’Oliver Sacks. Nous allons essayer d’en mettre au jour quelques-unes.

La thèse principale du clinicien, nous l’avons vu, est la suivante : notre cerveau possède une réceptivité et sensibilité élevées aux différents aspects de la musique. La première implication de cette thèse est que la musique peut jouer un rôle central et irremplaçable dans le traitement de certaines pathologies neurologiques (un des cas les plus frappants restant le traitement de l’aphasie – impossibilité de parler – grâce à la musique). Ce discours sonne de façon novatrice à nos oreilles françaises, encore trop peu habituées à entendre parler de musicothérapie de façon sérieuse. On lira donc avec profit les pages qui racontent les débuts de la musicothérapie outre-Atlantique dans les années d’après-guerre (p. 308-309), ainsi que l’histoire émouvante de Woody, sur laquelle le livre s’achève. Ce vieillard atteint de démence avancée retrouvait des éclairs de présence d’esprit en écoutant ses disques favoris. Oliver Sacks de conclure : « Les sujets engloutis dans leur démence sont dans une situation différente : pour eux, la musique n’est pas un luxe mais une nécessité, et elle a le pouvoir à nul autre pareil de les rendre à eux-mêmes et à autrui, pendant quelques instants au moins » (p. 426). À une époque où la maladie d’Alzheimer est classée priorité nationale et commence à faire sentir ses premières secousses dans les tissus sociaux et familiaux, de telles paroles sonnent comme un conseil et un avertissement pour l’avenir.

Une seconde implication de la thèse de Sacks est l’importance capitale que la musique revêt dans l’éducation. Là encore, il est intéressant d’entendre un son de cloche venu des États-Unis, pays qui a abandonné depuis longtemps le principe d’une éducation artistique pour tous. S’appuyant sur une étude menée par l’Université de Californie montrant un « effet Mozart » sur le cerveau (l’écoute de la musique de Mozart améliorant temporairement le raisonnement spatial abstrait d’un groupe de cobayes), Sacks n’hésite pas à affirmer que « pour l’immense majorité des étudiants, la musique peut donc présenter autant d’importance éducative que la lecture ou l’écriture » (p. 126). Et de continuer : « Il n’est pas toujours simple ni possible de dispenser une éducation musicale aux enfants, en particulier aux États-Unis, où la musique a cessé d’être enseignée dans de nombreuses écoles publiques ». Voilà de quoi nous faire réfléchir sur le rôle de la musique, à l’heure où les manques de crédits menacent de ruiner l’enseignement artistique dans l’école publique française.

On peut donc sans trop s’avancer affirmer que le dernier livre d’Oliver Sacks est une mine de trésors, aussi bien pour les mélomanes, pour ceux qui s’intéressent au fonctionnement de notre cerveau, que pour tous les amateurs de belles histoires. La qualité et la justesse de la traduction française assurée par Christian Cler confèrent tout leur charme aux récits du savant : à la fois intéressants et intriguants, ils restent surtout irrémédiablement humains