L'histoire du monde en débat.

Depuis quelques temps dans les séminaires, colloques et conversations d’historiens, on n’entend plus parler que de la World History, de la Global History ou pour ceux qui s’aventurent à la traduction, « l’histoire globale », « l’histoire du monde » ou même « l’histoire-monde », expression utilisée en particulier par Olivier Pétré-Grenouillot. L’engouement un peu extatique peut agacer. Les effets de mode, ou plus rustiquement, de légitimation académique par l’importation des derniers gadgets  intellectuels made in USA, ne sont sans doute pas pour rien dans cette ruée vers le global. Par ailleurs, le sentiment du fameux « village planétaire », la révolution des communications, l’impression d’un monde où les dynamiques d’interdépendance se renforcent, tout cela explique en partie l’émergence de cette notion dans le paysage historiographique des dernières années.  Certains font la moue : où a-t-on vu que notre monde permet des circulations plus simples ? Pour qui ?  Les sciences sociales ne sont pas obligées d’adopter le point de vue de riches touristes occidentaux   . De plus, le fait que ce courant d’histoire globale vienne du monde universitaire anglo-saxon complique l’affaire d’un zest d’orgueil intellectuel national offensé en France.

Après les Annales   et la Revue d’histoire moderne et contemporaine   , Le Débat s’empare à son tour de cette « histoire du monde » afin d’y voir un peu plus clair. La première partie du numéro s’attache à en dresser la généalogie, à en cartographier le champ de recherche et à la distinguer du genre ancien des histoires universelles ; une deuxième partie donne de la chair empirique à ces réflexions théoriques en publiant quelques articles traduits d’historiens américains pionniers de la discipline - William  H. Mc Neill, Marshall G. S. Hodgson - de la deuxième génération - John H. Elliott ou Immanuel Wallerstein - et d’historiens français associés à ces problématiques comme Serge Gruzinski. Enfin, une troisième partie est ouvertement critique avec les contributions de l’anthropologue Alain Testart et du politologue et africaniste Jean-François Bayart qui instruit une accusation très nourrie à l’encontre des postcolonial Studies allergiques, selon lui, à l’ambivalence fondamentale de la situation coloniale. La lecture de ce dossier, riche car polyphonique, donne une idée concrète de la très grande diversité des résultats que produit l’histoire dite globale, de sa réflexivité intense, des lourdes incertitudes sémantiques qui pèsent sur la compréhension de sa définition et de ses effets politiques chargés.

Aux origines de la World history

La première conclusion du dossier, administrée par Krzystof Pomian, est que la World History n’est pas si nouvelle : elle a elle-même une histoire, principalement américaine, née avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale, alors que la violence mondiale du conflit induit, dans les milieux intellectuels internationalistes et pacifistes, un désir de gouvernance internationale. Les fondateurs de cette nouvelle histoire sont pétris de ce que Marshall G. Hodgson appelle les « pré-convictions savantes   ». Hodgson lui-même était quaker et passa la guerre en prison comme objecteur de conscience. C’est au sein de ce milieu effervescent de l’université de Chicago des années 1950 et de l’interdisciplinarité active instituée dans le Committee on Social Thought que naquirent les premières œuvres d’histoire mondiale, un des best-sellers de la discipline restant The Rise of the West (1963) de Mac Neill. Première génération pacifiste, marquée par la guerre, « liberal » au sens américain ; deuxième génération (née vers 1930) marxiste et tiers-mondiste avec notamment Immanuel Wallerstein et ses « systèmes-mondes » gouvernés par des relations de domination entre centres et périphéries   ; troisième génération, formée dans les années 1980 par le décentrement des cultural studies et le positionnement critique des postcolonial studies, plus radicalement opposée à l’ethno-centrisme occidental et attentive à ne pas le réimporter dans les catégories intellectuelles qu’elle utilise. Cette dernière génération née après 1945 s’est enrichie d’une partie des universitaires originaires d’anciens pays colonisés et formés sur des campus américains.

Ces « pré-convictions savantes », toujours présentes, sont ici particulièrement essentielles dès lors que la World History s’est donnée comme objets privilégiés l’analyse de la « modernité », la conquête, la découverte des autres mondes à partir de l’Europe à la fin du XVe siècle ou les innovations technico-intellectuelles. La World History est donc dès lors une histoire plutôt « de gauche », en tout cas dans l’inscription de ses principaux représentants dans le présent des luttes politiques. Aujourd’hui comme hier, la discussion sur le rôle de l’exploitation coloniale dans le décollage économique du capitalisme occidental est un point central d’une historiographie très centrée sur les dynamiques impériales.

Une histoire progressiste, sans culte du progrès

Deuxième conclusion : bien que « progressiste », cette histoire-monde tente de se démarquer du modèle théologico-intellectuel des histoires universelles qui ont fleuri au XIXe siècle, dans leur version libérale ou marxiste. Elle entend être autre chose que le grand récit mondial de l’avènement du Progrès, de la Lutte des classes ou de l’Apocalypse. François Hartog montre clairement l’articulation entre un régime historiographique, celui de l’histoire universelle, et un régime d’historicité, celui des philosophies de l’Histoire du XIXè siècle finalisées par un futur souhaité et attendu dans une posture messianique   . La Global History, même si elle peut n’être pas complètement débarrassée de tentations téléologiques, est un produit intellectuel du XXe siècle, et à ce titre, solidaire d’un temps qui ne croit plus au déroulé accumulatif d’une durée linéaire et occidentalo-centrée. L’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss et la « pluralité du temps social » de Fernand Braudel sont passées par là.

A-t-on fait de la World history sans le savoir ?
 

Puisque le nom de Braudel est cité, la question de la situation paradoxale de la France est explicitement abordée : manifestement, l’histoire faite par Braudel, par Chaunu ou par Pierre Vilar répond aux exigences de décloisonnement national de l’« histoire-monde » mais le terme n’est jamais utilisé par eux à l’époque. Braudel et une partie de l’École des Annales feraient donc au même moment que Mac Neill à Chicago de la World History sans le savoir… Est-ce une des raisons qui expliquerait que la France se soit assez tardivement émue du succès de ce nouveau paradigme dans les années 1990 ? Repli national ? Repli disciplinaire ? Plus qu’ailleurs peut-être la discipline historique française a, certes, été adossée à la fabrication républicaine du récit national d’où la domination, au temps de Braudel comme aujourd’hui, d’études universitaires centrées sur l’Hexagone. Néanmoins, la France a connu des débats qui, pour emprunter d’autres noms, brassaient les mêmes interrogations : la notion de « transfert culturel » et la discussion critique avec l’histoire comparée, il y a une dizaine d’années, n’étaient rien d’autre que des problématiques d’histoire globale   .

Globalité de l’objet, globalité du point de vue


Nous en arrivons aux questions précises de définitions. Trois usages apparaissent plus ou moins nettement : l’histoire globale peut tout d’abord être l’histoire des mondialisations, c’est à dire des périodes où les logiques d’intégration se renforcent par le développement des contacts et la révolution des transports. Notre « globalisation » actuelle n’est que le dernier et spectaculaire avatar d’une série de moments de rapprochement entre des mondes lointains, depuis les Grandes  découvertes jusqu’à l’intégration économique qui s’épanouit au XIXe siècle, sans parler des logiques d’internationalisation de la vie culturelle et artistique par le phénomène des Expositions universelles, par exemple. Le problème essentiel est ici celui de la périodisation.

Deuxième usage : l’histoire globale se définit par l’extension spatiale d’un objet décliné à l’échelle interrégionale - l’Afro-Eurasie de Hodgson ou l’Atlantique - ou continentale ou même mondiale. C’est l’objet même de l’étude qui fait la globalité de l’histoire en question, alors que dans le troisième usage, c’est plutôt l’approche, l’angle d’attaque qui définit une forme nouvelle de méthodologie qui va privilégier les circulations (histoire transnationale) les points de contact (histoire connectée, terme venant de l’historien Sunjay Subrahmanyam) ou même les comparaisons morphologiques entre entités nationales - mais dans le cas de l’histoire comparée, le dépassement du national se fait en conservant le cadre national et même parfois en contribuant à le renforcer par des réifications intempestives : c’était là un des points de la discussion avec l’histoire des transferts. En gros, comme souvent, le « global » de l’histoire globale ou le « mondial » de l’histoire mondiale, qualifie soit l’objet soit le point de vue.

De même que la microstoria italienne pariait sur les effets de savoir produits par le changement d’échelle historiographique   - regarder comment s’articule le social, l’économique, le culturel… au niveau d’un individu-, on peut dire que l’histoire globale, dans ses manifestations les plus intéressantes, fait un même pari heuristique en pratiquant l’écart inverse. L’histoire globale nous apprend ainsi que « les contacts et les échanges entre les civilisations de l’Ancien monde ont été plus précoces et plus intenses qu’on ne le pensait il y a quelques années   . Elle tend à mettre en exergue « tous les phénomènes d’interrelations et de connexions » rendus peu visibles par le compartimentage national de la recherche qui « imperméabilis[e] les frontières » et « détach[e] les objets des liens contextes et des liens transétatiques. Par exemple, comment faire l’histoire de l’Amérique ibérique en cloisonnant les univers portugais et espagnol ?   . Il est évident que certains objets appellent plus que d’autres cette approche transnationale ou globale : les phénomènes de migrations, l’exil, le commerce intellectuel ou économique, la circulation des hommes, des idées, des marchandises.

Et de fait, deux grandes déclinaisons existent qui déploient une histoire plus centrée sur l’économie, préoccupée de flux et d’inégalités de niveaux de développement ; ou une histoire plus culturelle, nourrie d’anthropologie et régie par le paradigme du métissage, et/ou de l’hybridation, qui investit davantage une histoire renouvelée des innovations, des transferts technologiques en essayant toujours - ce qui n’est pas évident car « aucun historien ne bénéficie de l’extra-territorialité   »- d’évacuer la version occidentale universalisante du récit historique. Ainsi, lorsque Natalie Zemon Davis fait le récit des aventures de Hassan al Wazzan/Léon l’Africain   , diplomate du sultan de Fès fait prisonnier par les Corsaires de Méditerranée et libéré de sa geôle romaine par le pape Léon X, en échange de sa conversion au christianisme, auteur d’une célèbre Description de l’Afrique et fréquentant les élites savantes de son époque, avant de regagner ses terres natales où l’on perd ses traces, est-ce de l’histoire globale ? L’objet est mince puisqu’il s’agit de l’itinéraire d’un homme. Et pourtant, la démarche décloisonne les frontières établies, l’opposition entre l’Orient et l’Occident, entre l’Islam et la Chrétienté, entre la rive Nord et Sud de la Méditerranée ; comme l’histoire globale aime le faire, la logique du récit insiste sur les circulations infinies qui nourrissent ce monde méditerranéen au cœur d’une époque de violences, pendant la Course - contacts qui ne sont pas tous sous le signe de la violence   . Comme le dit justement Krzystof Pomian, « on peut traiter de l’Europe entière dans une perspective étroitement nationaliste et des six continents avec tous les océans et leurs îles, d’un point de vue ethnocentrique, pour ne pas dire paroissial, tout comme on peut, au contraire, découvrir l’univers entier dans une histoire au premier abord purement locale   ».

Après avoir lu le numéro du Débat, y compris dans ses critiques justifiées à l’égard de la World History, on mesure néanmoins l’intérêt du double horizon heuristique et politique de celle-ci - dépasser les bornes du national et tenter de faire un pas de côté dans la vision occidentale de l’évolution du monde - à condition d’assumer clairement le caractère acrobatique du mariage de ces deux exigences ; à condition aussi de renoncer à une unification illusoire d’un champ de recherches aux frontières mouvantes, partiellement nouveau, aux directions parfois contradictoires, et se résigner à raisonner de façon pragmatique : là où l’apport de connaissances est réel, là où il provoque de nouvelles discussions, adopter sans état d’âme ce point de vue « global », dans la mesure où les sources nous le permettent. C’est là un dernier point d’interrogation à un ensemble de recherches qui n’en manquent pas : la somme de compétences idéalement nécessaire aux projets d’histoire-monde épuiserait une vie savante, et même plusieurs...