Pierre Mikaïloff cuisine, à une sauce douce mais relevée, cette "grande asperge" qui restera l'une des plus belles icônes des sixties. Exhaustivité et atypisme.

Raconter l’histoire de Françoise Hardy : ils sont déjà plusieurs à l'avoir fait, mordus de tonalités mélo-pop, toqués de la "Yeh-Yeh Girl from Paris".   Ils sont déjà plusieurs à avoir rédigé avec ardeur leur copie. L’exercice prend, dans de nombreux cas, des allures d’acte rituel, mais ne ressemble pas moins à un geste naturel. Une sorte d’hommage à cette figure sonore que l’on adore.

Parmi les biographies remarquées, on retiendra notamment le Superstar et ermite que livrent un jeune fan timide, chanteur trentenaire (Etienne Daho) et un Jérôme Soligny non moins musicien. On retiendra ? Pierre Mikaïloff, lui, retient très bien en tous cas et se sert, à juste titre, à dose soutenue, et en complément d’autres sources aussi judicieusement choisies, de l’enquête à quatre mains qu’avait publiée, en 1986, Jacques Grancher.

Raconter les histoires de Françoise Hardy, celles qui parlent musique, celles qui parlent vie privée, l’intéressée s’est elle-même pliée à la tâche. Deux ans après les débuts fulgurants de cette « jeune fille triste », comme la nomme Pierre Mikaïloff en début d’ouvrage (et comme il convient tout à fait de la désigner), paraissait un Je chante donc je suis, annoncé comme une autobiographie, fabriqué comme une semi-autobiographie, puisque la plume de la jeune chanteuse s’accompagnait de mots de Claude Dufresne, biographe expérimenté  (Union Générale d’Editions, 1964). Plus de quarante ans plus tard, c’est seule que se couche sur papier la dame solitaire, angoissée par la solitude, sous le titre Le Désespoir des singes et autres bagatelles (Robert Laffont, 2008). Conformément à une manie dont elle peine à se débarrasser, la dame séduit. Après ce brillant Hardy par Hardy, largement salué par le public et la critique, on serait presque tenté de considérer toute entreprise de nouvelle biographie comme, sinon une petite folie, du moins un défi. Ou alors un moment bien choisi, en profitant de la vague qu’a lancée la chanteuse, pour proposer un complément, peut-être un contrepoint, avec le regard extérieur, celui de l’admirateur passionné mais réfléchi ? En tout état de cause, Pierre Mikaïloff et ses trois cent soixante pages rivalisent très joliment avec l’un des coups de cœur littéraires de la fin 2008.

Si Pierre Mikaïloff réussit à proposer un bel objet, c’est que la richesse des détails – tout particulièrement lorsqu’il s’agit de retracer la genèse de telle ou telle chanson – n’empêche pas la mise en place d’une atmosphère intimiste. Ici, pas question de jouer le jeu du racoleur et du people à la mode, le but n’est pas de percer les plus petits secrets. Etre intime à la Mikaïloff, c’est comprendre tout le sens du verbe « raconter ». Et faire le choix assez original de s’arrêter, de revenir, et de rester, au final, au 24 rue d’Aumale. Rue d’Aumale, numéro vingt-quatre. Quatrième étage, porte de gauche : c’est là que vivent les trois femmes Hardy. Madeleine, Françoise, Michèle. La mère, deux petites filles. Rue d’Aumale, numéro vingt-quatre : c’est là aussi que vivent des Vergnol, des Franck, un docteur, une futur adepte de Salut les copains. Pierre Mikaïloff s’attarde à répétition sur ces voisins qui se confondraient presque avec des personnages de fiction. En donnant de l’importance à ces figures dont l’unique rôle est d’exister et d’être elles-mêmes, en posant leurs anecdotes en début de chapitre, sans travailler de transition avec le vif du sujet, l’auteur crée son atmosphère et donne à son travail de biographie de légers parfums de nouvelle. Du rez-de-chaussée au dernier étage, Mikaïloff ouvre en douceur toutes les portes du bâtiment où ont mûri les rêves de « Mademoiselle Hardy ». Très vite, ces portes, il les referme. Très vite, avec les voisins, il nous enferme. Il propose de regarder. Plus loin que le bout du nez de Françoise H.. Il nous enferme et la lecture, grâce à ces petites surprises, respire.
Le procédé est d’autant plus malin qu’il permet de témoigner des couleurs qui font l’époque en question. « Restons au 24 rue d’Aumale », écrit Pierre Mikaïloff. « C’est un observatoire idéal pour essayer de comprendre les années soixante. » Oui, pour raconter Françoise Hardy, il faut dire le contexte. Pour dire « tant de belles choses », il faut déjà dire toutes ces choses qui font les à-côtés. C’est fait, c’est dit, retour à Hardy.


Le succès du simple

Dans l’Histoire de la pop, les bons élèves devront retenir 1962 comme date du premier lâcher de bombe par une jeune fille qui ne ressemble pas vraiment à une guerrière, sinon en raison d’un masque de réserve qui peut passer pour un peu de froideur. Avec son premier simple, Tous les garçons et les filles, la sage Françoise conquiert la France avant d'asservir, à coups de Todos los chicos y chicas, de Find me a boy, de Quelli della mia età ou de Peter und Lou, autant d'adaptations efficaces, une surface non négligeable du globe   . Un destin glorieux pour un titre jugé, avec le recul, comme mal chanté, mal joué. Pendant l'enregistrement, dans un « studio »   de Villetaneuse, des musiciens pas très habiles, pas très séduits, n'ont pas aidé la chanteuse en manque d'expérience à se sentir à l'aise dans l'exercice particulier qui consiste à chanter en direct avec un orchestre. Pour poser quatre titres, destinés à constituer le premier E.P.   estampillé F.H., l'équipe n'a disposé que de six heures, mixage compris : une durée - clin d'oeil pour les perfectionnistes, une durée normale pour les professionnels de l'époque. La principale intéressée reniera quelques années plus tard son oeuvre, allant jusqu'à parler de « nullité de la chanson ». Texte simple, signé Hardy ; mélodie simple, signée Hardy : l’auteur-compositeur mûrie n'aime pas qu'on l'enchaîne à sa rengaine adolescente. L'auditeur, lui, aime, hier, aujourd'hui, le texte universel, la mélodie naïve, ce qui permet de se rappeler ou de se sentir compris.

Simple le texte, simple la musique, simple l'interprète. Le succès de 1962, c'est celui d'une jeune personne qui est loin d'avoir grandi dans l'opulence. Dans le petit appartement de la rue d'Aumale, la modestie a toujours été plus que de rigueur. Et la rigueur est une philosophie que semble apprécier Madame Hardy, qui a la lourde tâche d'élever seule ses deux filles. Le papa, assez rapidement, est parti. Loin de ses trois femmes, plus proche d'un autre homme. C'est ce que Françoise apprendra bien plus tard. Simple la jeune fille, on peut encore l’affirmer en rappelant les traits (plus ou moins) classiques de son parcours d’étudiante : quinze jours à Sciences Po qui n’ont pas laissé pressentir l'épanouissement lui ont fait choisir la voix plus discrète de la propédeutique. Une voie abandonnée sitôt que le monde de la chanson a confirmé ses penchants pour le style Hardy. Un style approuvé tant sur ses manifestations sonores que plastiques : Françoise Hardy, ce n’est pas seulement le pouvoir des textes simples et mélancoliques sur des mélodies accrocheuses, c’est aussi l’icône physique qui rend fous de créativité les Paco Rabanne, les Jean-Paul Goude, les Peellaert   , fou d’amour (transi) un Bob Dylan. De créativité aussi, puisqu’il écrira un poème à la divine figure de Parisienne (For Françoise Hardy at the Seine’s Edge)… Un texte qui illustre le dos de l’album Another Side of Bob Dylan   .

Qui a poussé une jeune fille de 18 ans dans le petit local de Villetaneuse et sur les rails de la gloire ? La jeune fille, bien que plutôt timide, s'y est poussée toute seule... en préparant sérieusement son baccalauréat, si l’on accepte la petite histoire que met en avant la quatrième de couverture de Je chante donc je suis : « C’est parce qu’elle a été reçue au bac avec la mention « bien » que Françoise Hardy, jeune fille sage et élève modèle, est sans doute devenue vedette sans le savoir et sans le vouloir. Pour récompense on lui a offert une guitare. » Inutile de préciser la suite des événements sinon que, courage en poche, guitare en main, Françoise essuie le refus de Pathé Marconi, l'idéal pour la signature d'un premier disque à ses yeux . Françoise Hardy rappellerait trop la Marie-Josée Neuville des fifties, bien que leur sexe et leur guitare soient leurs seuls point commun. Elle se dirige alors vers Philips, qui ne lui accorde même pas une audition. Reste le label Vogue, un joker pour la jeune fille : « C’était la maison de disques de Johnny Hallyday, qui débutait alors. Je trouvais ses chansons très mauvaises et je me disais : « Ils sont peut-être moins difficiles avec les jeunes, j’ai sans doute une chance. »   . Bonne analyse ou non, bon goût ou pas, c'est Vogue qui lance la vague Hardy et la porte jusqu'en 1970, date à laquelle Sonopresse reprendra la diffusion des disques de « La Cantatrice », comme l'a surnommée le magazine Salut les copains. En 1967, en créant sa propre maison de production, Asparagus (en référence à l'un de surnoms, l' « asperge du twist »), Françoise Hardy avait déjà réduit le rôle de Vogue à la distribution de ses disques. Une nouvelle société de production, Hypopotam, remplacera Asparagus dès 1970 et le début de la période Sonopresse.


J’ai toujours préféré… aux Français les Anglais

Sur la liste des décisions d’ordre pratique majeures (des décisions d’ordre « musicalo-professionnelles », pourrait-on dire), la traversée du Channel aura été un grand pas en avant. En se concrétisant, ce rêve très tôt caressé par la chanteuse permettra de bénéficier de la même qualité de studios et de musiciens que vantent Johnny, Sylvie (Vartan !) ou Richard Anthony. Car, si la simplicité mélodique a porté Tous les garçons et les filles, Françoise Hardy ne compte pas faire des accords de base sa marque de fabrique. Consciente que la force de frappe d’une chanson réside avant tout dans sa mélodie, et confiant plus tard qu’elle a d’ailleurs « toujours été plus attirée par les mélodies que par les textes », elle rêve d’ajouter des cordes à ses morceaux, ce que Vogue lui refusera… jusqu’à son 2e E.P., marqué par la participation de Charles Blackwell, qui a la réputation de « faire entrer un disque dans le top ten depuis qu’il a 22 ans » et qui donnera aussi son souffle à Mon amie la rose, le 3e E.P. de la Parisienne.

Blackwell sur les arrangements de Mon amie la rose E.P., Cécile Caulier (rencontrée au Petit Conservatoire) sur les paroles de la célèbre chanson du même titre. On a envie d’aligner le nom des artisans qui complètent le travail de Françoise Hardy parolière (bien plus souvent que compositeur) sur ses pièces de maître. Une façon de rendre leur part de lauriers à ces créateurs qui, la plupart du temps, restent dans l’ombre de l’arrière d’une pochette de disque, faute d’attention de la part d’un auditeur qui se concentre avant tout sur ses oreilles. Au-delà du texte génial d’un Gainsbourg, qui transforme, en 1969, "It hurts to say goodbye" en "Comment te dire adieu ?" (seul vrai succès depuis Tous les garçons et les filles), à côté de la guitare astucieuse d’un Dutronc sur "Qui peut dire ?", on doit – absolument – se rappeler les couples prénom-nom du type Mickey Baker, le guitariste afro-américain qui donne à Et même des « parfums spectoriens », et Jean-Noël Chaleat, qui offrira  notamment à la plume d’une Françoise Hardy surprise par sa musique l’entêtant V.I.P.. Ils sont encore bien d’autres – il y en a tant ! – à avoir donné une pierre – toutes ces « belles choses » – à l’édifice Hardy.
Et le voici, l’autre grand mérite de Pierre Mikaïloff : celui d’établir, avec la même douceur d’écriture, un petit dictionnaire musical qui, au milieu des impressions purement artistiques face à tel ou tel morceau, trace des biographies plus ou moins denses de ceux qui font la musique d’alors, ceux qui savent manier l’instrument, ceux qui savent écrire, ceux qui savent produire. On a un peu perdu, depuis les interprètes qui, Edith Piaf en tête, annonçaient en début de chanson l'identité de ceux qui avaient enfanté la chose, la bonne habitude de ne pas donner tout le mérite à l'interprète   ... Il faut le répéter : pour dire « tant de belles choses », l’auteur a la bonne idée de dire toutes ces choses qui font les à-côtés.

Les à-côtés, dans l’histoire Hardy, c’est aussi l’histoire Dutronc. Les éléments de biographie de ce compagnon sentimental de longue date ne manquent pas et évinceraient presque, par moments, l’héroïne principale. Mais toucher ce qui la touche, c’est rester très proche, sinon se rapprocher du sujet principal. La manœuvre est donc justifiée. On notera, au passage, que si F.H. affirme avoir toujours préféré les Anglais aux Français, la préférence se limite bien au champ des mélodies. Quand il s’agit de relations, intimes comme en musique, mais sur un ordre plus concret, les affinités reprennent des couleurs nationales : on vit de longues heures avec un petit fils d’Henri Salvador (le célèbre photographe Jean-Marie Périer) ou, plus longtemps encore, avec un musicien aussi timide que soi, peu présent au foyer, chanteur du ''Cactus". Pourtant, si l’on suit les analyses de Pierre Mikaïloff et les témoignages d’admirateurs qui les accompagnent (Mick Jagger définit Françoise Hardy comme son idéal féminin), c’est bien à l’éros anglo-saxon que parlerait le plus le physique de celle qu’on a pu  surnommer la « nouvelle Garbo ».

Pierre Mikaïloff imite la franchise, la lucidité et l'exigence qui collent à la peau de celle qu'il présente pour ne pas tomber dans le piège du fan – il ne pourra, à la relecture des premières et dernières pages de Tant de belles choses, refuser l'étiquette – aveuglé. Il ose dire l'obscur des années sans succès, tâchées par des calamités de la trempe de Jazzy Retro Satanas, avant de s'extasier sur le clair. Il ose dire que le clair (les albums exigeants et atypiques que sont La question ou Le danger) n'est pas le noir que l'on croit, bien que l'échec commercial vienne ternir le plaisir. Il a le bon sens de relativiser l'enthousiasme qui a entouré la parution de Parenthèses et qui a pris la couleur platine du disque qui récompense les plus grosses ventes. Pour cet album de duos inédits qui a ravi la critique fin 2006, le biographe retient, gagnantes, les seules interventions de Ben Christophers et Julio Iglesias. Pour sa part, le duo que réussit Pierre Mikäiloff, c'est celui qui unit passion et sagesse du recul. Un couple rarement rencontré dans les écrits. Une bête rare à ne pas rater