Marc Fumaroli donne le récit d’une confrontation spirituelle entre l’Amérique et l’Europe, entre les images et l’art visuel. Magnifique.

Le titre, que n’aurait pas renié Paul Morand, donne le ton : ce livre est un carnet de route dans lequel nous suivons les traces d’un illustre voyageur dans les deux capitales du monde. Racontée par Marc Fumaroli, la ligne Paris-New York n’est pas directe. Les escales sont nombreuses - Rome, Naples et Florence - et la durée du vol fait à peu près 2000 ans. Pas d‘avion ni de bateau, c’est sa mémoire qui sert de véhicule. Le lecteur, pris par le flot hypnotique des références, ne fera pas toujours la différence entre ivresse et raisonnement. Encyclopédique jusqu’à la volupté, ce livre, n’est fait que de détours et de crochets quasi improvisés. Au rythme de digressions impromptues où l’on séjourne toujours plus longtemps que prévu, Marc Fumaroli, s’appuyant sur quelques réminiscences personnelles, écrit les mémoires intimes d’une civilisation dont les souvenirs se présentent comme ils viennent. Il y confronte deux mondes : celui de l’image et celui des arts visuels. Le premier, américano-capitaliste, est le seul visible ; le second, tout à la fois humaniste, chrétien et baudelairien, est enfoui dans les profondeurs et n’est accessible que par la mémoire.



L’abribus, Crystal Palace du pauvre

Ce voyage commence sous l’abribus de la ligne 63, place du Luxembourg, par la contemplation d’un panneau publicitaire. Symbole itinérant de la modernité – c’est le même abribus que l’on trouve sur Broadway – cet objet du mobilier urbain contemporain et son affiche publicitaire encastrée sont omniprésents tout au long de l’ouvrage. Insidieuse et offensive, la réclame affecte le sens du regard. Dans une mue perpétuelle, elle se renouvelle à chaque instant ; sans passé ni futur, elle est le fidèle témoin d’une civilisation de l’engraissement et de l’étourdissement. De la publicité à "l’art contemporain", le pas est vite franchi : l’une et l’autre sont des "images", dont l’accumulation produit un sentiment de déjà-vu permanent. A cela, Marc Fumaroli s’oppose et résiste, comme il le fit autrefois dans L’Etat culturel   . Mais sa colère contre la mauvaise herbe culturelle prend ici une allure moins pamphlétaire (si l’on excepte la conclusion, qui ne s’imposait pas). L’auteur s’en donne à cœur joie, indifférent à toutes les mauvaises grâces que l’on pourrait avoir contre ses mauvaises manières. Ses méchancetés, soigneusement tricotées, contre Warhol, Buffalo Bill, Barnum, Jeff Koons, Damian Hirst, Obama, les Rolling Stones, les télévangélistes, pour ne citer que quelques exemples, sont plus piquantes que cruelles. A propos de Jeff Koons : "Il est le Walt Disney au petit pied de "l’Art contemporain", sorti des rangs de sa propre clientèle".  Il enterre Malraux comme les surréalistes avaient enterré Anatole France. Il est injuste, mais cela soulage. Autant dire que plus d’une fois, le lecteur pourra se sentir en mésintelligence avec Fumaroli. Mais faire la chronique des divergences inévitables serait faire trop d’honneur aux détails. Il y a dans cet ouvrage une présence secrète, celle d’Alain Michel, son vieux compagnon en humanités, qui écrivait : "Protester contre la laideur revient à dire la beauté"   . C’est à cette source que puisent les invectives de Marc Fumaroli.

L’errance entre New York et Paris est marquée par l’attente du retour, un retour chez la mère nourricière : l’Europe, Paris, le passé. Donnant l’impression de sautiller d’une idée à l’autre, Fumaroli s’inscrit dans le grand questionnement collectif qui, depuis Stendhal et Tocqueville, se demande : qu’est-ce que l’Amérique ? L’Europe est-elle vraiment le passé de l’Amérique, et celle-ci est-elle l’avenir raté de l’Europe ? Une chose lui semble  certaine : ""S’il est un trait qui distingue métaphysiquement les Etats-Unis de l’Europe, c’est la quasi absence dans l’âme collective américaine de tout pathétique de la patrie perdue". Son livre entre en résonnance avec le "Palais de Cristal" de Peter Sloterdjik, dans lequel le philosophe de Karlsruhe, inspiré par Dostoïevski, considère que le Crystal Palace, l’immense palais d'expositions de fer et de verre construit à Londres en 1851, inaugure "une nouvelle esthétique de l’immersion, qui commence sa marche triomphale vers la modernité. Ce que l’on appelle aujourd’hui le capitalisme psychédélique était un fait accompli dans ce bâtiment pratiquement dématérialisé. (…) Cette gigantesque serre de détente est dédiée à un culte frénétique et joyeux de Baal, pour lequel le XXe siècle a proposé le nom de consumérisme".   Fumaroli poursuit cette réflexion et en examine tous les termes, à cela près qu’il opère un singulier changement d’échelle. Pour lui, le nouveau Crystal Palace, c’est l’abribus et son placard publicitaire,  "cellule-mère des musées de demain", "ouvert à tous les vents de la mondialisation des deux marchés confondus, celui du marketing, et celui de "l’Art". Sur ces parois de verre, le marketing n’a jamais fini de changer d’affiche". Le gigantesque optimisme de l’Angleterre capitaliste victorienne a laissé la place à quelque chose d’étriqué, de mesquin, où triomphe la réalisation en série. Les œuvres de l’art contemporain n’échappent pas à cette déchéance de l’art en image.

A l’appui de cette réflexion, Marc Fumaroli nous offre de longs passages dans lesquels il renoue avec l’ancienne et si difficile technique de la description. "L’ekphrasis", ce vieux plaisir d’écriture, inauguré par Homère, et qui consiste à décrire une oeuvre d’art jusqu’au point où l’écriture supplée à la vue, connaît, par moments, un véritable point d’achèvement. Sa description des fresques de la Villa des Mystères, à Pompéi, rappelle parfois par sa minutie le Claude Simon du prologue des Géorgiques.



Loisir et dignité

Fumaroli propose, en sous main, un petit traité de philosophie. Ici, pas de système ni d’analyse. On se souvient du Cicéron des Tusculanes : "la philosophie est la culture de l’âme". Fumaroli, au prix d’un jeu sur les mots,  examine la position inverse : la culture peut-elle devenir un mode de vie philosophique ? Il isole le concept à partir duquel tout devient possible : l’otium. Ce vieux mot du fonds latin est généralement traduit par "loisir". Il en existe mille variantes, "repos", "quiétude", "vacance de la vie". Fumaroli, judicieusement, se garde d’en proposer une définition fermée. Il est, pour lui, un lieu de révélation où "l’on perçoit au lieu d’entrevoir", où "l’on reconnaît ce que la poussière de l’impatience, les miroitements de la hâte et le poids de l’effort précipité dérobaient aux yeux". Il est la réponse au monde des images ("otium, enfant et père des arts visuels"). Mais le critère décisif qui fait l’otium, c’est d’être lieu d’élection de l’étude. C’est dans cette disposition universelle, ouverte à tous sans condition de diplôme, que chacun peut renouer avec lui-même : se promener, penser, admirer, travailler. Il n’y a pas dans ce livre de chapitre consacré à l’otium. Il est partout, obsessionnel  et diffus.

On peut se demander pourquoi, dans un ouvrage si libre, Marc Fumaroli n’en a pas profité pour se réconcilier avec Marx. Il le qualifie de "travailleur intellectuel", signifiant par là que le marxisme ne peut penser l’otium. Quelques pages plus loin, il décrit Baudelaire (dont la haine du bourgeois est au moins égale à celle de Marx) comme le modèle achevé de l’homme d’otium, sachant combler son loisir par un excès de travail. Cette description, pour juste qu’elle soit, n’est-elle pas celle de Marx, qui se délassait de son travail en s’amusant à résoudre des équations différentielles ? Certaines pages du Capital paraissent résonner avec Paris New York : "En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de production matérielle proprement dite"   : travailler pour soi, et pour réaliser sa vocation, c’est la définition baudelairienne de l’otium. La même idée traverse Paris-New York et retour, tout imprégné du secret espoir de voir un jour l’otium triompher de tout. Et ce ne serait pas jouer sur les mots que de demander à Marc Fumaroli de paraphraser une des plus célèbres phrases de Marx : la publicité "est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans coeur, comme elle est l'esprit des conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple".   . Pour sortir de ce trou noir, Marc Fumaroli propose de faire de ce loisir intérieur une philosophie. Au fond de la triste désolation d’un monde décivilisé, Fumaroli trouve dans l’otium plus qu’une étincelle. C’est l’avantage caché du déclin : l’otium invite au voyage et donne à chacun les chances d’un nouveau départ.



Marc-Fumaroli et retour

Marc Fumaroli manipule dans ce récit de voyage tous les codes d’écriture qu’il maîtrise ordinairement : ceux de l’académicien, de l’universitaire, de l’esthète, du spécialiste de littérature, de l’écrivain consacré. Il en joue et promène sur le monde un regard de mandarin et de grand seigneur. Mais, derrière cette plume si sûre d’elle-même, on croit entendre les questions sans réponse d’un homme désemparé. Un monde sans otium est-il encore habitable ? Les vibrations intérieures sont la part la plus attachante de ce livre, dont l’auteur, par un mauvais destin, paraît condamné à vivre dans le monde des abribus  publicitaires, nouveau temple du mauvais goût. Dans un ouvrage précédent, il écrivait : "Nous appartenons, nous autres professeurs de Lettres et qui avons charge d’âmes, à des générations qui ont vu croître et triompher, dans les appétits collectifs et en écho, dans la réalité sociale et politique, un empire de loisirs où nous nous sommes sentis curieusement étrangers. Ces loisirs, d’instinct, nous les avons deviné d’une essence contraire à ces otia dont parle Virgile dans la IIIe Bucolique : un Dieu a fait ces loisirs pour nous."   . Cet aveu, on le cherchera en vain dans Paris New York et retour, rêveries d’un promeneur célèbre, mais qui n’a d’amis que des solitaires comme lui. Le beau passage où, seul dans son studio sur Riverside Drive, il se remémore les fresques de  Pompéi est un moment de solitude intense et acceptée. Il y a dans ce livre un début d’autoportrait, celui de l’humaniste marginalisé.

Quelques confidences égrainent le récit ici et là : "Baudelaire (…) habite une autre planète. C’est la meilleure, je ne la trahirai pas". Marc Fumaroli préfère cependant  demander aux autres de s’épancher pour lui. Il s’exprime à travers les citations, toujours magnifiques, surtout dans les épigraphes de ses chapitres : Valéry : "L’art de lire à loisir, à l’écart, (…) se perd, il est perdu" ; Verdi : "Torniamo all’antico, sarà un progresso" ; Flaubert : "La mélancolie antique me semble plus profonde que celle des Modernes". C’est à eux qu’il demande de dire sa gêne et son désarroi. André Breton est aussi un des auteurs le plus souvent cités. Son étonnante présence et ses citations décalées indiquent assez bien que ce livre est le récit d’un "Amour fou", celui de la beauté