Norbert Alter renouvelle la sociologie des organisations avec un livre qui fera date.

La coopération en entreprise repose largement sur la volonté de donner des salariés, explique Norbert Alter   , qui mobilise, à son tour, la théorie du don de Marcel Mauss   pour rendre compte de la manière dont se développent les échanges sociaux, en se centrant, cette fois, sur l’entreprise. Moins fluide (malgré des formules souvent brillantes) que L’innovation ordinaire, son précédent grand livre, en particulier dans la première partie, celui-ci marquera probablement une nouvelle étape importante de la sociologie des organisations en montrant comment intégrer dans l’analyse la dimension affective des échanges, ce qu’il fait de façon magistrale. L’auteur éclaircit ainsi considérablement la question de la mobilisation des salariés et de l’engagement collectif et contribue à redéfinir les objectifs que devrait se donner le management.

Une théorie qui permet d’intégrer à l’analyse la dimension affective des échanges

Il n’y a pas de coordination sans coopération, ou très limitée, et n’y a pas de coopération sans sentiment, explique Norbert Alter : “les règles, pour être efficaces, supposent que les salariés les investissent de leur être, de leurs engagements affectifs et moraux réciproques, de leur conception et de leur expérience du rapport aux autres.”   . La théorie du don/contre don permet d’en rendre compte, notamment en restituant la dimension affective des échanges sociaux, où entrent la fierté, la sympathie, la gratitude, etc. On sait que cette théorie suppose trois actions indissociables : donner, recevoir et rendre, qui ensemble créent des liens, qui eux-mêmes permettent la circulation des biens. L’auteur montre sur des exemples et en donnant largement la parole aux salariés qu’il a rencontrés que cette grille, élaborée à l’origine pour expliquer le fonctionnement de sociétés primitives, permet également d’analyser les relations de travail du monde contemporain. Donner est un acte volontaire qui n’est ni obligatoire, ni dicté par la coutume, et qui a une finalité non directement économique. Il suppose un sacrifice (employé ici au sens commun) ou encore une dépense. Le don s’accompagne d’une dramatisation ou d’un soulignement du geste de la part du donateur, auquel répond normalement une manifestation de sympathie de la part du donataire, car le don touche et produit une émotion, explique l’auteur. Enfin, “la gratitude engage le donataire pour une durée illimitée, sans que soient précisés la nature des prestations à fournir en contrepartie du don reçu et le délai dans lequel elles doivent l’être.”   .

Mais invoquer le don ne veut pas dire que ces échanges se réduiraient à une série de comportements altruistes et pacifiques, ni qu’ils ne seraient pas marqués par de profondes inégalités, notamment entre les différentes strates qui composent les organisations. En effet, le don est fondamentalement ambigu, c’est aussi le moyen d’obtenir ce que l’on souhaite, gratuitement, de trahir un secret ou de s’approprier quelque chose qui n’appartient pas qu’à soi, explique Alter   .

La dynamique de changement perpétuel (Alter parle de “mouvement”) que connaissent désormais les entreprises bouleverse ces échanges. Elle s’accompagne d’une érosion du capital social des salariés (celui-ci devant alors être régulièrement reconstitué), alors même que chaque action mobilise un nombre croissant d’interactions. Ce qui accroît alors la conditionnalité des échanges : dans cette situation, chacun ne demeure dans une logique de don qu’à la condition que l’autre y participe, et ce qui favorise les comportements individualistes et égoïstes. Même si les relations entre gens de métier y échappent en partie.


Le don participe d’une réciprocité élargie ou généralisée : on ne donne pas qu’au donataire, mais à la collectivité (ici, au métier, à la mission, au projet, au réseau ou à l’entreprise), explique encore Alter. C’est en effet le moyen d’éprouver le sentiment rare de s’associer à un tout déjà établi ou en cours d’élaboration, ou encore, tout simplement, d’éprouver le sentiment d’exister “lequel prend corps en s’élargissant aux dimensions d’un être à plusieurs.”   . Ce sentiment prend forme à partir “des émotions répétées à l’occasion des échanges sociaux et collectivement éprouvées dans le rapport au tiers.”   .

Le mouvement auquel les entreprises et les salariés sont exposés “favorise l’‘incomplétude’ des règles et […], dans la coopération qui remédie à cette insuffisance, se niche un espace émotionnel qui doit être explicité si l’on veut comprendre ce qui tisse les rapports sociaux.”   . C’est le fait d’éprouver et surtout de partager des émotions, notamment à l’occasion de ces changements incessants, qui produit alors ce ‘sentiment d’exister’, oriente et donne du sens aux phénomènes collectifs. Au final, les choses échangées sont de natures très différentes puisqu’elles concernent aussi bien des informations et des techniques, des soutiens et des marques de sympathie, des alliances ou encore des croyances et des représentations, dont tout une partie du reste ne sert “à rien” si ce n’est à produire du lien social. “La répétition des échanges fait […] circuler l’ensemble des éléments constitutifs de la vie sociale, et cela de manière largement indépendante de la nature ou de la valeur des choses qui circulent.”   , explique l’auteur.

Une analyse du déni du sentiment, au principe du management, qui se coupe ainsi de la dimension sociale

L’entreprise tire un grand parti de ces comportements, qui viennent notamment pallier les insuffisances de l’organisation, tout en refusant le plus souvent d’en être redevable aux salariés. Pour cela, elle évite soigneusement de les reconnaître comme des dons et a fortiori de les célébrer (y compris en décourageant les fêtes de toutes sortes que les salariés organisaient fréquemment, il n’y a encore pas si longtemps), allant parfois jusqu’à leur dénier complètement ce statut, même si elle n’imagine pas s’en passer. Alter explique que le management se divise entre un management par l’amont, fondé sur des principes de standardisation et de rationalisation et des critères d’efficacité étroits, et un management par l’aval, qui tolère “des arrangements, l’existence de réseaux et même la transgression des procédures dans la mesure où ces actions permettent de bien travailler et d’être plus efficace qu’en respectant à la lettre les règles de l’organisation”   . Le premier “interdit de donner. Les pratiques de don/contre don prennent en effet du temps. Par ailleurs, elles ne participent pas directement de l’efficacité puisqu’elles ne contribuent pas explicitement à atteindre un objectif bien défini.”   . Et il développe la coordination technique au détriment de la coordination sociale. Le second réintègre partiellement la logique du don. Il la tolère tout au moins dans le cas des activités qui requièrent une compétence élevée, car les autres ont beaucoup moins de moyens de résister au management par l’aval. Mais il le fait de manière toujours provisoire et peu réfléchie. On peut en voir la preuve dans la façon dont le management compense le peu de cas qu’il fait en réalité de cette dimension par des succédanés : “les séminaires d’intelligence émotionnelle expriment cruellement et brutalement la situation : faute de pouvoir disposer de suffisamment d’espace, de temps et de liberté pour exprimer ses émotions en situation concrète, on apprend in vitro à le mettre en pratique et à les comprendre. On les considère comme des données individuelles alors que c’est leur partage qui les rend sensibles et sensées.”   .


Confrontés à ce qu’ils perçoivent comme de l’ingratitude, les salariés comptent ou raisonnent, de plus en plus, leur engagement (en prenant plus de distance par rapport à des formes d’adhésion qui étaient autrefois peu ou pas du tout questionnées). Selon leur situation et leur personnalité, ils continuent à donner ou veillent, au contraire, à l’équilibre de leurs échanges. Et ils ciblent l’ensemble de leurs collègues et la collectivité en général ou limitent, à l’opposé, leurs échanges à un petit nombre d’individus, explique Alter, qui distingue ainsi quatre attitudes-types : le don affinitaire, la tentation de l’égoïsme, le don altruiste et la logique nostalgique. Ce qui n’est pas sans poser un problème : les  entreprises se privent ainsi, de plus en plus, du bénéfice de tous ces dons, qu’elles mésestiment, en poursuivant, circonstance aggravante, une chimère de mobilisation efficace des salariés, à laquelle elles restent attachées par principe plus que par raison, explique l’auteur. Il va falloir un peu de temps pour assimiler cela, y réfléchir, et essayer d’en tirer les conséquences. Le lecteur pressé pourra lire seulement la conclusion, qui résume magnifiquement l’ensemble du livre