Le contrat social des sociétés ouest-africaines du XIII° siècle revu et corrigé par des intellectuels africains. Un mythe de fondation politique ?

"La découverte de la Charte du Mandé est sans nul doute l’événement culturel majeur de la fin du XX° siècle en Afrique noire. Sans doute est-ce tout simplement l’histoire des institutions politiques et sociales de l’Afrique noire qu’il faut revisiter". C’est par ces mots emplis d’enthousiasme que l’historien guinéen Djibril Tamsir Niane introduit le texte de la Charte de Kurukan Fuga. Mais qu’est-ce donc que Kurukan Fuga ? Une clairière au sud-est de l’actuel Mali, au cœur du terroir historique manding, dans laquelle, selon l’épopée de Soundiata Keita, celui-ci aurait convoqué "vers 1236" une assemblée pour organiser le fonctionnement de son empire suite à sa victoire militaire sur le royaume sosso de Soumaoro Kanté.

La publication de cette "Charte" est l’aboutissement d’un travail culturel mené depuis une décennie par des intellectuels sénégalais, maliens et guinéens. La Charte est "née" en mars 1998 lors d’un séminaire sur les radios rurales réunissant des traditionnistes malinké dans la ville guinéenne de Kankan. Après que les traditionnistes eurent récité les aspects de la geste de Soundiata qu’ils connaissaient, le magistrat guinéen Siriman Kouyaté (lui-même d’une famille de griots), a traduit le texte en français, l’organisant en 44 articles pour en faire l’équivalent d’une constitution moderne   .

Le texte de 1998, publié ici, organise la distribution du pouvoir en groupes d’hommes libres, groupes dirigeants, groupes maraboutiques, groupes d’artisans et enfin esclaves. Les principales institutions des sociétés ouest-africaines y sont énoncées (classe d’âge, parenté à plaisanterie) ainsi que les rapports homme/femme, les règles du mariage et de la  propriété notamment   . Encadrant le texte de la Charte, l’introduction par Djibril Tamsir Niane revient utilement sur la séquence historique précédant l’ascension de Soundiata Keita. À la suite, les commentaires de Mangoné Niang, Siriman Kouyaté, Boubacar Boris Diop, Raphaël Ndiaye, Hamidou Dia, Iba Der Thiam, Martin Faye, Cheikh Hamidou Kane et Ousmane Sow Huchard alimentent la réflexion sur la genèse et l’avenir de cette Charte.

La référence à l’assemblée de Kurukan Fuga n’est pas nouvelle   , mais ce qui est nouveau, outre la volonté de codification intégrale dont témoigne sa version écrite et publiée pour la première fois en livre, c’est le rôle qu’on lui fait désormais jouer. Pour ses promoteurs, dont la plupart signent des textes dans l’ouvrage, la Charte, lue comme un véritable code juridique organisant la vie en société dans l’empire du Mali, révèle un "esprit législateur" dans les sociétés ouest-africaines du XIII° siècle.


De l’oralité à l’écriture : l’invention de la tradition

La critique historienne coule de source. C’est l’éternelle question du statut de ce que ses promoteurs appellent un "texte oral", "vieux de près de huit siècles", qu’on ne peut, par définition, pas prendre au pied de la lettre... Si la prise en compte des traditions orales  pour l’écriture de l’histoire du continent est maintenant largement acceptée par les historiens, à condition d’être encadrée et recoupée, il n’est pas possible pour l’historien de souscrire à l’idée que la Charte est un "texte" qui aurait circulé tel quel à travers les siècles, précisément parce que sa fabrication en tant que texte remonte à 1998, donnant a posteriori une cohérence à un ensemble de pratiques sociales diverses regroupées pour l’occasion et érigées en autant de "lois" d’un quasi-système juridique. De plus, comme le reconnaissent certains contributeurs, la date de sa supposée proclamation, 1236, n’est pas historiquement précise et ne pourra sans doute jamais l’être en l’absence de sources écrites sur la question à ce jour.

Également, le terme de "Charte" pose problème. Si les règles de civilité et de coexistence y sont énoncées, il n’y a rien ou très peu qui fasse référence à l’organisation du pouvoir politique en tant que tel. Ce n’est donc pas la genèse institutionnelle de l’État qui est décrite, mais l’affirmation de grands principes d’organisation de la vie en société. Par conséquent, le texte ressemble davantage à un "coutumier juridique"   qu’à une "Constitution" proprement dite.

Enfin, la concurrence entre différentes chartes révèle les stratégies politiques autour des interprétations de l’épopée de Soundiata Keita. L’ouvrage tente en effet de dissiper la confusion née autour de plusieurs prétentions récentes au statut de "Charte" de traditions orales malinké, ce qui montre bien que l’homologation des traditions par des entrepreneurs culturels n’est pas un processus consensuel et univoque. Ainsi il existe un "serment des chasseurs" du Mande (donsolu kalikan), propre à la confrérie des chasseurs, recueilli par l’ethnologue malien Youssouf Tata Cissé en 1965, et qui a été par la suite érigé en "Charte du Mandé", terme sous lequel est parfois présenté la Charte de Kurukan Fuga elle-même   . Les partisans de la Charte de Kurukan Fuga reconnaissent l’existence de ce corpus, mais réservent le statut de "Charte" au corpus recueilli en 1998 à Kankan, publiant le "serment des chasseurs" en annexe, sans le titre de "Charte du Mandé" qui ferait concurrence à la Charte de Kurukan Fuga. De même, la version de l’érudit Souleymane Kanté, inventeur de l’alphabet N’ko n’est pas homologuée, mais évoquée en annexe    .

La critique de la genèse historique de cette "Charte" n’enlève cependant rien à son intérêt, politique et culturel. La Charte est présentée par ses promoteurs comme une trouvaille, comme la découverte d’un "trésor" enfoui dans le passé de l’Afrique de l’Ouest, qui ne demandait qu’à être redécouvert   .  En ce sens, ce travail d’affirmation culturelle est typique d’un processus d’ "invention de la tradition" auxquelles toutes les créations des identités nationales dans le monde entier ont pu recourir   . Le schéma d’imagination rétrospective est classique : un passé prestigieux recomposé, suivi d’un long déclin, jusqu’à la période actuelle qui se doit d’être celle d’une "renaissance".


Le passé au regard de l’avenir

Dès lors, la promotion de la Charte doit se lire comme un discours politique sur le temps présent, une déploration de la fragmentation politique du continent et de ses conflits récents, contrastés avec l’espace à la fois pluraliste et organisé, divers et pacifié, du Mali médiéval tel qu’énoncé dans la Charte. Certains contributeurs n’en font pas mystère   . C’est donc une double posture réactive, motivée d’une part par la réalité de certains conflits en Afrique, et d’autre part par les généralisations abusives et caricaturales des stéréotypes d’une Afrique "terre à massacres" qui en sont issues, qui a incité ces intellectuels ouest-africains francophones à se mettre en quête dans le passé des formations politiques africaines, d’institutions et de pratiques permettant de favoriser les relations intercommunautaires ou de pacifier le champ politique   . La situation de guerre et de désolation précédant l’assomption politique de Soundiata Keita et l’avènement de la Charte est ainsi pensée dans ses analogies avec certains conflits des années 1990   , et mise en contraste avec l’âge d’or fantasmé de l’empire du Mali. Néanmoins, ce passage de la guerre à la paix est lu de façon plus philosophique qu’historique, et la Charte est présentée comme un contrat social et politique, véritable mythe de fondation politique, mettant fin à la guerre de tous contre tous   .

Mais ce contrat social, une fois passé de l’oralité à une version écrite, est-il fait pour notre époque ? Ses promoteurs ne se font aucune illusion sur le nécessaire tri parmi les éléments de la Charte, certains méritant une actualisation, d’autres étant datés et problématiques. Le contenu de la Charte n’est effectivement pas sans risque, puisqu’il énonce les hiérarchies sociales du Mali médiéval, consacrant la prééminence des Keita, une hégémonie manding sur les autres communautés, présentant la version des dominants de l’époque, masquant par conséquent les rapports de force internes ayant consacré, à un moment donné de l’histoire, la domination de certains groupes sur d’autres (les fameuses "castes" notamment)   . Boubacar Boris Diop, Djibril Tamsir Niane et Raphaël Ndiaye soulignent bien ce point, en rappelant à juste titre les risques de diabolisation des vaincus puisque l’épopée de Soundiata dresse un portrait négatif de Soumaoro Kanté   . De plus, on peut se demander si la Charte parle à toute l’Afrique, comme l’espèrent ses promoteurs, ou seulement à l’Afrique de l’Ouest sahélienne héritière de l’empire du Mali et de l’islam ouest-africain. On remarque enfin que la Charte ne suscite pas le même engouement chez les intellectuels africains anglophones que chez leurs collègues francophones.

La contribution de Boubacar Boris Diop est à cet égard la plus instructive, car elle formule le dilemme de façon nette   et anticipe les critiques possibles   . Diop balise ainsi un chemin étroit, mais à ses yeux nécessaire, d’une posture culturelle et intellectuelle qui ne doit pas être uniquement réactive : "le moment est peut-être venu de sortir de ce que l’on pourrait appeler l’éblouissement cheikh antaéen"   , tout en restant critique : "le document mérite d’être célébré pour lui-même mais aussi pour ce qu’il nous apprend sur notre profonde aliénation. Il nous dit, parole à l’appui, de quelle trajectoire nous avons dévié depuis notre rencontre avec le monde occidental"   . La réinvention de la Charte doit donc servir un travail de reconstruction politique et culturel à partir des héritages politiques de l’Afrique de l’Ouest, mais de façon dynamique et sans fétichisation du passé : "le vrai défi est d’éviter de faire de la Charte du Mandé un document figé. Pour qu’elle devienne une réalité vivante, il faudra savoir en parler au besoin avec irrespect, en essayant toujours cependant d’y retrouver le fil conducteur de notre identité politique et sociale moderne"   .



En creux, chez la plupart des auteurs, se niche une critique implicite de ceux des dirigeants africains actuels à qui manque la volonté politique de s’inspirer de ce passé prestigieux et endogène, se contentant d’une imitation des modèles politiques occidentaux, ou qui convoquent le "mauvais" passé, cherchant des justifications culturalistes à leur pouvoir personnel et autoritaire à travers la figure du "Chef" (comme si, par comparaison, le gaullisme devait résumer à lui seul les traditions politiques françaises)   . À l’inverse, pour les promoteurs de la Kurukan Fuga, on doit pouvoir exhumer de ce passé des façons de faire et de penser l’équilibre des pouvoirs, la prévention des conflits, l’organisation d’une société civile robuste, la décentralisation et le fédéralisme. Autrement dit, on doit pouvoir trouver dans le passé de l’Afrique les traditions politiques… que l’on y cherche !

Par delà la nécessaire critique historienne, il faut donc lire ce travail culturel comme une véritable entreprise transnationale de codification de textes politiques africains en mesure de se comparer avec leurs équivalents occidentaux. Ses promoteurs cherchent explicitement dans la Charte de Kurukan Fuga un équivalent de la Magna Carta (1215/1297) de l’Angleterre médiévale, voire pour certains, des Bill of Rights, de l’Habeas Corpus ou de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de la tradition européenne. L’exégèse des articles de la Charte se fait donc à la lumière des concepts contemporains des droits de l’homme.

De fait, depuis sa mise en circulation en 1998, la Charte a déjà servi de base pour l’affirmation de l’origine endogène de concepts appartenant au Zeitgeist de la modernité politique : droits de l’homme, décentralisation et fédéralisme, démocratie locale, protection de l’environnement, protection sociale, féminisme, diversité culturelle... Au Sénégal par exemple, la Charte est inclue dans certains modules d’enseignement de l’éducation civique à côté des principaux textes des Nations unies sur les droits de l’Homme et ses principaux articles compatibles avec le Zeitgeist actuel servent de base de discussion et d’introduction de certaines leçons. Au Mali, Kurukan Fuga est érigé au rang des principaux lieux de mémoire nationaux et figure dans la liste des sites proposés par le Mali au titre du patrimoine mondial de l’UNESCO.

En une décennie, Kurukan Fuga est devenu un topos incontournable permettant la célébration des traditions politiques de l’Afrique précoloniale et d’une genèse proprement africaine des catégories politiques de la modernité   . En plaidant pour une origine multiple des traditions politiques démocratiques et en substituant l’analogie à la généalogie (l’Afrique a des traditions politiques analogues à celle de l’Europe et qui ne lui doivent rien),  l’objectif est donc de se débrancher historiquement du modèle politique occidental pour mieux s’en rapprocher, voire le dépasser, à partir de ses propres traditions.

Mais contrairement à la plupart des nationalismes culturels qui prennent souvent soin de masquer leur travail d’actualisation/réinvention des traditions sous la rhétorique de l’authenticité, l’intérêt et l’honnêteté de l’ouvrage résident dans le fait qu’il énonce explicitement le travail culturel à réaliser pour populariser cette Charte et la faire accéder au rang de tradition politique majeure à l’échelle africaine et mondiale dans le cadre d’une concurrence symbolique mondiale pour le prestige des pensées politiques : médiatiser la trouvaille, en lisser les aspérités dommageables au regard du double objectif de consensus et de modernité, la confronter par une comparaison avantageuse avec les grands textes politiques du monde entier… 

Ne doit-on pas craindre cependant que ce travail culturel risque de devenir victime de son succès à mesure qu’il se diffuse et se vernacularise, à la manière de la "redécouverte" des manuscrits de Tombouctou ? Dans l’enthousiasme de ce processus de réinvention d’un humanisme ouest-africain et de célébration de la créativité politique de l’Afrique à travers l’histoire – vécu comme une reprise d’initiative culturelle et historique, à défaut de politique, du continent – l’invention d’une tradition politique risque de ne plus s’assumer comme telle et de prendre l’épaisseur d’un véritable mythe politique.

N’en déplaise aux sceptiques qui n’y verraient que repli sur soi, la réappropriation réflexive de ce passé politique africain peut néanmoins être à la source de réflexions novatrices de pensée politique (pluralisme politique, équilibre des pouvoirs, intégration des communautés, etc.), comme partout ailleurs l’on s’est aussi nourri d’un passé réinventé pour penser les formes politiques du présent. À condition toutefois de distinguer le travail politico-culturel (de réhabilitation et d’invention) du travail scientifique (de critique des usages politiques du passé). Ce que nous disent les auteurs de l’ouvrage, c’est qu’il n’y a pas de raison que l’Afrique fasse exception