Ce livre, à travers les entretiens de Laure Adler et de Pierre Bergé, se focalise sur les peintures et dessins exposés lors de la vente de la collection d'YSL.  

Le couple Bergé-Saint Laurent est en passe de devenir un mythe dans l’imaginaire de la société française. Plusieurs éléments concourent à cette évolution : la liberté pionnière d’un couple homosexuel, la stature d’un Saint Laurent icône de la mode française et l’inscription forte des deux hommes dans l’histoire artistique et culturelle du pays, leur influence dépassant les strictes limites de la mode. La personnalité de Bergé n’y est pas étrangère. Homme engagé, péremptoire, cultivé et richissime, il échappe aux cadres établis : patron du mensuel gay Têtu, président du Sidaction, ami des arts, mécène généreux, grande figure mondaine et surtout – c’est ce qui l’a propulsé sur la scène médiatique – ami, confident et soutien de François Mitterrand pendant plusieurs années.

Saint Laurent et Bergé ont constitué ensemble une monumentale et prestigieuse collection de mobiliers, d'objets et d'oeuvres d'art de plus de 700 pièces, envahissant peu à peu leurs hôtels particuliers respectifs. Cet ouvrage - qui contribue à la construction du mythe - présente des reproductions des 70 tableaux et dessins de la collection dont on peut admirer l’extrême qualité. Des œuvres allant du XVIe au XXe siècle la composent. On remarque notamment des ensembles exceptionnels de Géricault, de Mondrian, de Juan Gris, de Fernand Léger, et des œuvres magnifiques d’Ingres, de Frans Hals, de Pieter de Hooch et de Goya (ce dernier ayant fait l’objet d’un don au musée du Louvre).

Pierre Bergé explique sur plusieurs pages comment s’est constituée cette collection : beaucoup plus à l’intuition que par la volonté de construire un ensemble cohérent. La fréquentation assidue des marchands et le hasard des rencontres avec certaines œuvres ont suscité des décisions d’acquisition qui se sont imposées sans hésitation. Pour autant, Pierre Bergé ne parvient pas à analyser précisément la nature du désir qui a conduit les deux hommes à s’engager dans cette démarche : il l’explique un peu banalement par l’idée de vivre "avec la création", ce qui d'ailleurs est récurrent chez nombre de collectionneurs.

Portrait d’un esthète
 
Mais plus qu’une source d’informations et d’analyse des pièces qui composent la collection des deux hommes, ces entretiens permettent de découvrir le rapport que le couple a entretenu avec l’art. Pierre Bergé semble avoir joué un rôle moteur. Sa longue fréquentation des artistes depuis sa jeunesse lui a permis de développer un rapport viscéral et très passionnel avec les oeuvres. Ce compagnonnage intime avec les artistes – il a notamment partagé sa vie avec le peintre Bernard Buffet dès l’âge de 19 ans – a peu à peu forgé son goût. Par la suite, avec le succès d’Yves Saint-Laurent et les revenus qui ont suivi, l’accession à une élite sociale très typée symbolisée par Marie-Laure de Noailles a fait évoluer Bergé vers une figure mondaine d’esthète raffiné s’inscrivant dans les codes de cette microsociété. Les entretiens reflètent cette position. Ainsi, la volonté d’affirmer un goût – et un peu trop le « bon goût » - dépasse la volonté d’exposer une compréhension ou une interprétation de l’art. Bergé n’est pas avare en jugements de valeur, souvent peu étayés, mais qui valorisent sa propre sensibilité et son image de "connaisseur". Dans la plus pure tradition dandy, il accorde avec véhémence qu'il attache plus d’importance aux dégoûts qu’aux goûts. Une telle expression n’est cependant pas antipathique : elle témoigne d’un engagement et d’une passion qui sont pour le coup très authentiques, même si elle laisse peu de place au doute.
 

L’intérêt de ces entretiens est donc à la fois sociologique et humain. Sociologique dans la mesure où se dessinent les mœurs, les pratiques sociales, et les sphères d’influence de cette microsociété à travers le témoignage d’un de ses plus singuliers acteurs. Humaine car c’est une partie de l’histoire du couple que nous découvrons grâce aux anecdotes qui émaillent le récit de cette collection de tableaux. Il s’agit tout autant d’une sorte d’autoportrait de Pierre Bergé qui expose avec beaucoup de sincérité ses passions et ses contradictions. A rebours de ses convictions progressistes, on constate à plusieurs reprises sa conception élitiste de l’art et son goût des cercles de happy few . On ne peut néanmoins nier la liberté qui anime cet homme, son amour réel des artistes et des écrivains – il connait leurs vies et leurs œuvres impeccablement – et sa pleine conscience de la vanité des snobismes en tout genre. C’est ce qui en fait un personnage attachant et intéressant à la fois