Le journaliste Mark Blake signe une passionnante et exhaustive biographie de Pink Floyd, mettant en lumière les états d’âme qui ont régi le parcours et les choix parfois obscurs de ce groupe culte.

Comment raconter l’histoire des Pink Floyd, un des groupes anglais les plus célèbres du monde ? Ou, plus précisément, comment raconter ce qui n’a déjà pas été raconté aux connaisseurs, et comment expliquer la trajectoire de ce groupe hors du commun aux néophytes ? La tâche est ardue et très délicate, d’autant plus que lorsqu’on dit "Pink Floyd", le non averti pense The Wall. Cette œuvre à l’esthétique très forte et à la musique indélébile a marqué au fer rouge (très rouge) la pop du début des années 80. Sauf qu’elle n’est pas de Pink Floyd, mais de Roger Waters, "l’un des mecs les plus pénibles au monde", dixit Nick Mason, le batteur. Une nouvelle question se pose alors : comment en est-on arrivé là ?

L’Anglais Marc Blake, journaliste pour Mojo et Q, également auteur d’ouvrage sur Dylan et sur le punk, a décidé que la langue de bois n’était pas la meilleure pour décrire le phénomène Pink Floyd. Qu’il fallait se positionner, coûte que coûte, afin de ne pas se faire dévorer par ce groupe… comme un certain Syd Barrett l’avait fait, quelques décennies auparavant. L’angle de Blake est alors très simple, et d’une pédagogie sans faille : revenir aux sources pour mieux comprendre comment l’autorité a pu à la fois engendrer le meilleur comme le pire.

La naissance d'un groupe

Car tout vient de là : l'autorité, le devoir, la camaraderie. C’est à Cambridge, ville natale de Roger (dit Syd) Barrett, David Gilmour et Roger Waters que tout commence. Car l’aura universitaire de la ville met insidieusement la pression aux jeunes hommes, qui ont comme point commun un manque flagrant de présence paternelle. Les deux premiers deviennent de proches amis, tandis que Waters peine à s’entourer. Les trois garçons grandissent dans les prémices du rock, se destinant à quelque chose de différent que ce à quoi rêvent leurs petits camarades.

À la fin d’une scolarité plus ou moins réussie, chacun s’oriente comme il le peut, avec plus ou moins de conviction. Barrett se dirige vers une école d’art, domaine dans lequel il excelle, Waters vers l’architecture, où il rencontre le batteur Nick Mason et le multi-musicien Richard Wright. Ils forment le groupe Sigma 6 en 1964. Pendant ce temps-là, le brillant guitariste qu’est David Gilmour officie dans son groupe de rock, les Jockers Wilds, et fait chavirer le cœur de toutes les filles de Cambridge…
Pink Floyd naît réellement en 1965, à la principale initiative de Barrett qui rejoint le groupe de Waters – et qui n’est pas un féru de flamants roses mais plutôt de musiciens de blues comme Pink Anderson et Floyd Council.

Leurs concerts à l'UFO Club de Londres deviennent de plus en plus prisés dans un "Swinging London" en pleine ébullition. Pink Floyd signe chez EMI en 1967. The Piper at the Gates of Dawn (nom tiré d'un chapitre du Vent dans les saules de Kenneth Grahame) est publié en 1967, et s’impose instantanément comme une référence de musique expérimentale psychédélique. Mais arrive un événement qui change toute la trajectoire du Pink Floyd, marquant à vie ses membres et influençant leurs textes et musiques de manière pérenne. La dépression profonde dans laquelle sombre Syd Barrett, due entre autres à l’abus d’acides, contribue à la rendre impossible à suivre. Y compris musicalement : les concerts deviennent pathétiques, les répétitions inexistantes, les enregistrements périlleux. C’est là qu’intervient le sympathique Gilmour, appelé à la rescousse pour seconder puis remplacer son ami Barrett à la guitare, alors que celui-ci se détourne peu à peu du groupe… "Ce que je cherche, c’est la liberté", dit-il.

Entre perte et gloire

A Saucerful of Secrets (1968) est officiellement un album composé avec Barrett, pourtant parti loin, vers d’autres planètes chimériques. Jusqu’à ce qu’arrive l’irréparable – ce dont Gilmour et Waters auront beaucoup de mal à oublier. Un beau soir où ils partent se produire en concert, la petite équipe "oublie" d’aller chercher Syd Barrett. La rupture est consommée.

Cette époque, qui ne concerne que trois années, est fondamentale. Toute l’histoire des Pink Floyd se lit à travers ce prisme. Cela, Blake l’a bien compris, et y consacre plus d’un tiers de son ouvrage. Car la culpabilité engendrée par l’exclusion, aussi nécessaire soit-elle, d’un génie tel que Barret a rongé ses deux compatriotes de Cambridge. Cette souffrance, fortement ressentie chez Waters comme chez Gilmour, n’arrive pas à être partagée, et devient une arme dans les conflits d’autorité qui les opposeront durant les longues années à venir, les faisant se disputer le trône laissé vide par Barrett. Barret qui s'en est allé composer des albums d'une magie rare, sponsorisés par ses amis inlassablement admiratifs.

On peut rapidement égrener la suite : la bande originale du long-métrage More de Barbet Schroeder en 1969, suivi du conceptuel Ummagumma la même année. L’indicible Atom Heart Mother (1970), le fameux album à la vache, bouleverse toutes les données du rock. Meddle achève de les faire connaître, et, lorsque Dark Side Of The Moon apparaît en 1973, le monde est prêt à recevoir le psychédélisme tantôt contemplatif, tantôt agressif, de Pink Floyd. Money devient un tube. Entre-temps, le groupe aura eu la bonne idée de jouer quasi seul au milieu des ruines de Pompéi, engendrant un film d’Adrian Maben entrecoupé d’interventions des différents membres. Force est d’y constater (ce que Blake confirme) qu’ils se détestent déjà. Waters détient un contrôle oppressant, Gilmour a du mal à imposer ses inspirations. Quant à Mason et Wright, ils ont renoncé à s’exprimer du point de vue créatif, tant le duel au sommet les épuise nerveusement. Wish You Were Here (1975) traduit ce malaise, avec le morceau éponyme évoquant clairement la difficulté des relations humaines, sans oublier le lyrique Shine On You Crazy Diamond dédié à un Syd Barrett définitivement terré à Cambridge. "Nous nous débattions comme des poissons hors de l’eau" commente plus tard Gilmour.

Animals (1977), hommage à George Orwell, donne la parole aux orientations anti-capitalistes de Waters. Le cochon qui vole entre deux tours d’usine en est l’évidente incarnation. Il se positionne bien loin de ce que l’on a pu juger comme un délire de toxicomane – ce qu’aucun membre des Pink Floyd n’a été, hormis Barrett. Les positions politiques de Waters lui sont beaucoup reprochées, surtout par ses camarades, qui l’accusent d’hypocrisie. Il faut dire que Waters est de loin le plus riche du groupe…
De plus, Waters ne déborde pas seulement d’animosité envers ses partenaires, mais aussi envers le public qui lui réclame sans cesse "Money". D’où l’idée d’ériger un mur entre lui et son public. Ainsi naît The Wall (1978), totalement mégalomaniaque. Mais à qui il faut bien reconnaître le coup de génie de Another Brick In The Wall, qui scandalise Margaret Tchatcher…

The Final Cut (1983), au titre prémonitoire, ne donne plus dans l’ambiguïté : on est bien face à du Waters pur jus interprété par ce qui se résumerait désormais à son orchestre. C’est le début de la fin, qui voit des batailles juridiques interminables autour de la propriété du nom du groupe. "Pas un d’entre nous n’est sorti grandi des années qui se sont écoulées depuis 1985. C’était une sale période, très négative. Et je regrette d’avoir alimenté cette négativité", reconnaît Waters. Mais Gilmour peut enfin prouver que Pink Floyd peut vivre sans Waters, en réunissant Mason, Wright et d’autres musiciens autour de lui pour A Momentary Lapse of Reason (1987) puis pour The Division Bell (1994). 

L'éternité de Pink Floyd

"On ne doit jamais abandonner. Il faut continuer à se battre, sinon on est fini" déclare Waters. Cette volonté de survie, cette soif de réussite et de revanche sociale, alliées à son incontestable génie, lui ont permis de faire de Pink Floyd ce qu’il est encore aujourd’hui : un groupe élémentaire du vingtième siècle, sans qui beaucoup de groupes n’existeraient pas. Mais cette furieuse ténacité est aussi ce qui a provoqué la perte de vitesse de Pink Floyd, produit d’une époque bien définie qu’il n’a pas pu (ou su) dépasser. Et d’un drame dominé par le fantôme de Barrett. Les fantômes ne font jamais bon ménage avec la réussite. Mais certains peuvent les ignorer, comme les Beatles qui camouflèrent longtemps l’ombre de Pete Best.

Tout ceci, Marc Blake le sait, mais prend le parti de ne jamais vraiment le formuler. Ce qui fait la grande force de Pigs Might Fly. Loin de tout jugement trop acéré, et ce malgré une certaine prise de position contre Waters, il se contente de raconter les faits. Et ce avec un style d’une admirable limpidité… et non sans humour, typiquement british, cela va de soi. Ainsi, le sous-titre qu’il a choisi, L’histoire cachée des Pink Floyd, est parfaitement justifié - et référence évidente à Dark Side Of The Moon. Il éclaire tous les points obscurs, et il y en a beaucoup. L’histoire du groupe mythique est devenue intouchable tant la musique pop actuelle lui doit tout.

On ne peut aller aussi loin dans les trouvailles musicales sans s’écorcher soi-même. Cependant, et c’est le message que Blake veut avant tout faire passer, c’est qu’au-delà de l’échec de l’amitié et de la cohésion du groupe, Pink Floyd continue à vivre. Que ce soit sous la houlette de Gilmour ou bien sur une scène du Live 8 (moment décrit à merveille par Blake), les quatre protagonistes de Wish You Were Here étaient encore là jusqu’à peu. Car la mort de Richard Wright, le 15 septembre 2008, a sans doute définitivement sonné le glas des Pink Floyd. Finalement, ce n’est qu’avec le dernier des survivants du groupe que le groupe disparaîtra. En attendant, le repos semble avoir été enfin trouvé.

En témoigne le bucolique High Hopes de l’album The Division Bell. La chanson parle pourtant de la verdoyante Cambridge, terre d’espoirs, se faisant écho à un "Fat Old Sun" de 1970 écrit par Gilmour, qui évoquait déjà "les sons de la musique, les cloches distantes, la nouvelle herbe fauchée"… Pink Floyd peut enfin revenir aux sources. Cambridge, où s’est discrètement éteint le diamant fou, Syd Barret, en 2006. Cambridge, qui connut ses Gilmour, Waters et Barrett "jeunes dans un monde magnétique et miraculeux". "Éternellement écrasés par le désir et l'ambition, il reste encore une faim inassouvie", chante Gilmour. "Nos yeux fatigués, perdus dans l'horizon, repensant à tout ce chemin que nous avons parcouru… L'herbe était plus verte, la lumière était plus éclatante, les saveurs étaient plus douces, les nuits d'émerveillements, entourés d'amis, la rougissante brume du matin, l'eau s'écoulant de la rivière sans fin, pour toujours et à jamais"