Un recueil sur la scène française à l'étranger au XIXè siècle qui compose un ensemble hétéroclite mais riche en informations et en pistes de réflexion.

Cet ouvrage collectif dirigé par Jean-Claude Yon réunit vingt-neuf articles issus d’un colloque qui a eu lieu en mai 2002 sur le théâtre français à l’étranger au XIXe siècle. "Théâtre" est ici entendu au sens large et recouvre "l’ensemble de la production dramatique et lyrique, quel que soit le genre considéré – de l’opérette à la tragédie, du ballet au mélodrame"   , c’est-à-dire qu’on traite dans ce livre du théâtre comme répertoire, des voyages ou du rayonnement des comédiens, chanteurs, danseurs, mais aussi de l’influence de pratiques architecturales. Sous l’étiquette "à l’étranger" on trouve aussi bien "les œuvres qui voyagent en langue originale et celles qui sont traduites"   , et dans la catégorie des œuvres représentées en français, les tournées à l’étranger mais aussi "les établissements situés à l’étranger qui abritent une troupe sédentaire française". C’est dire que le volume contient des contributions qui portent sur des objets très différents, qui auraient sans doute gagné à être assortis d’une synthèse pour qu’on en comprenne mieux la portée générale.

Même au sein des différents chapitres qui opèrent des regroupements thématiques, on a parfois du mal à saisir l’unité. Après trois chapitres consacrés chacun à une aire géographique particulière, respectivement l’espace francophone   , c’est-à-dire les spectacles français joués dans des pays francophones (Belgique, Suisse, Québec), mais aussi les pièces représentées en français dans des pays où le français n’est pas langue nationale, l’Italie   et le monde anglo-saxon   , l’ouvrage propose un panorama d’exemples dans d’autres pays   , puis s’attache à l’étude de la réception   et pour finir à l’exportation de pratiques théâtrales   . Le chapitre dont le titre annonce des travaux sur la réception, en particulier, contient en réalité des articles où l’on parle effectivement de l’accueil du public, mais ni plus ni moins que dans les articles des chapitres précédents. On a, en somme, affaire à un vaste catalogue d’exemples souvent assez érudits (ce qui n’empêche pas qu’ils soient pour la plupart fort intéressants), face auxquels un lecteur non spécialiste se trouve dans l’obligation de tirer lui-même des conclusions générales.
Si ces conclusions en tant que telles sont un peu difficiles à tirer, on peut néanmoins facilement suivre les pistes de réflexion dont partent presque toutes les études proposées dans le volume. La première porte sur l’idée qu’on se fait de la France à l’étranger : la diffusion du théâtre français à l’étranger permet d’évaluer le rayonnement culturel de la France mais aussi, plus généralement, de définir quelle est l’image du pays à l’étranger. La seconde permet de restituer à la pratique théâtrale de l’époque sa matérialité : que signifie exporter un spectacle ? Il n’est en effet pas seulement question de transfert culturel, de diffusion d’idées, mais aussi, voire surtout, du déplacement très matériel des comédiens, chanteurs ou danseurs, opération commerciale au même titre que l’exportation d’un produit non culturel.

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La suprématie de la France dans les milieux culturels mondiaux au XIXe siècle est donnée, dans le livre, comme un état de fait : quelques articles font allusion à des rivalités notamment avec des troupes italiennes, mais aucun n’a pour objet spécifique de faire une étude comparative de la place du théâtre français par rapport à celui d’autres nations. Cependant, l’ensemble de l’ouvrage permet de déterminer les grandes lignes de l’image dont jouit la France à l’étranger.

Le premier point qui semble faire l’unanimité à l’étranger au XXe siècle, c’est le côté "chic" de tout ce qui vient de France. Dans beaucoup de cas, ce n’est pas pour les pièces que l’on va au théâtre mais pour les comédiens, et surtout les comédiennes, pour admirer leurs costumes et ainsi savoir "ce qui se porte à Paris". L’art dramatique, pour certains spectateurs, a donc de fortes parentés avec le défilé de mode. C’est d’autant moins surprenant que les acteurs français en tournée jouent souvent devant un public non francophone qui peut très bien ne rien comprendre au spectacle auquel il assiste. Les surtitres auxquels nous sommes désormais habitués n’existant pas encore, on distribuait aux spectateurs une brochure qui comprenait le résumé de la pièce à laquelle ils allaient assister. L’introduction générale de l’ouvrage rapporte à ce sujet l’anecdote hilarante de Sarah Bernhardt se produisant dans La Dame aux camélias au fin fond du Far West devant un public qui suivait consciencieusement, sans se rendre compte de rien, le résumé de Phèdre, distribué par erreur   .

La deuxième constante dans la réception des pièces françaises à l’étranger, moins anecdotique, est la valeur politique qui leur est attribuée. En règle général, tout ce qui vient du pays de la Révolution semble novateur, voire osé, même quand en réalité cela n’a rien de bien révolutionnaire. Un très bon article de Stéphane Reznikow sur le théâtre français à Prague   explique ainsi que l’engouement du public praguois pour le théâtre français est la marque d’une francophilie plus générale née d’une image de la France comme modèle politique, allié diplomatique potentiel et guide culturel instrument à la fois de dégermanisation et d’ouverture sur l’Europe   . Cette valeur politique a priori du répertoire français à l’étranger entraîne donc une réception plus orientée à l’étranger qu’en France et un type de censure différent qui occasionne souvent de sensible modifications dans les textes.

Et finalement, les deux points se rejoignent : le théâtre français est souvent considéré comme scandaleux par son audace intellectuelle et parce que, chère madame, ces actrices françaises sont tout de même des femmes à la vertu douteuse : n’y envoyez pas vos filles.

L’honneur et l’argent

Ce qui résume le mieux ce que vont chercher les comédiens à l’étranger est parfaitement illustré par la pièce de François Ponsard, L’honneur et l’argent, qui sert de titre à l’article (extrêmement intéressant) de Jacqueline Razgonnikoff sur la première tournée de la Comédie Française à l’étranger en 1871   . En effet, pour les comédiens, individuellement comme en troupes, partir en tournée à l’étranger, c’est viser deux buts : redorer son blason et renflouer ses caisses.

Outre l’exemple des tribulations à Londres du sociétaire de la Comédie Française Edmond Got, les exemples qui reviennent le plus souvent sont ceux des deux stars Rachel   et Sarah Bernhardt   . Si la tournée en Amérique de la première en 1855-1856 est présentée comme l’une des causes de sa mort prématurée, c’est bien dans l’espoir de se refaire une réputation, et revenir ensuite pleine d’une gloire que lui dispute l’actrice italienne Adélaïde Ristori que Rachel part pour les États-Unis. Quant à Sarah Bernhardt, elle programme ses tournées à l’étranger de façon systématique dès qu’elle sent que l’intérêt du public français fléchit. À l’étranger, cette gloire est le plus souvent acquise d’avance, et c’est avant tout pour voir ces demoiselles que l’on va au théâtre. Elles en jouent d’ailleurs, et entretiennent par un train de vie somptueux et des exigences parfois exubérantes l’idée qu’on se fait a priori d’une star : c’est ainsi que Rachel, arrivée fatiguée à Saint-Pétersbourg, exige de l’empereur Nicolas Ier que lui soit fournie une ânesse dont elle puisse boire le lait pour se remettre, ânesse qui est remplacée sur ordre de l’empereur dès qu’elle n’a plus de lait   .

Mais la confrontation avec un public étranger a aussi une valeur de test par rapport aux spectacles eux-mêmes. De même qu’on peut diffuser aujourd’hui en France telle série télévisée américaine avec l’assurance d’un succès puisqu’elle est passée par un premier test aux USA, de même les comédiens français se servent des tournées pour tester de nouvelles créations. Si les succès français (ou plus exactement parisiens) ne sont pas l’assurance d’un succès à l’étranger, en revanche un spectacle éprouvé en tournée devant des publics très divers est souvent le gage d’un succès une fois la troupe retournée au bercail parisien.

Cet aspect montre bien la double valeur du succès : remplir les salles, pour un acteur, c’est prouver son succès immatériel, mais c’est aussi prouver le succès d’une opération commerciale, puisque les places se paient, voire se paient très cher. Ainsi, au même titre que l’honneur, et même plus encore, car c’est le point commun de tous les acteurs qui partent en tournée, c’est l’argent qui est recherché. C’est une chose qui frappe à la lecture de plusieurs des articles : on se rend compte à quel point le théâtre est une affaire de gros sous, une affaire commerciale qui coûte cher mais peut rapporter gros. Si les chiffres des recettes qui sont fournis sont difficilement appréciables (la plupart des auteurs négligent de proposer un équivalent entre les francs de l’époque et les euros d’aujourd’hui), on voit bien, par leur récurrence, qu’ils occupent une place importante, voire obsessionnelle, dans l’organisation des tournées. Cependant, l’article de Jean-Claude Yon qui ouvre le recueil   permet de préciser que cet enrichissement occasionné par les tournées ne concerne que les comédiens et pas les auteurs, faute d’une protection adéquate du droit d’auteur.

Ces pauvres auteurs apparaissent donc comme les dindons de la farce : à l’étranger, leurs pièces sont abondamment représentées, mais le plus souvent soit très censurées, soit complètement transformées par une mauvaise traduction, quoi qu’il en soit ce n’est pas tellement pour eux que l’on va au théâtre mais pour voir les comédiens, et ils n’en retirent donc qu’un prestige limité, et aucune compensation financière.

Une suprématie culturelle ?

Le sous-titre de l’ouvrage, "Histoire d’une suprématie culturelle" apparaît, à la lecture des divers articles, légèrement trompeur. En fin de compte, ce n’est pas tant l’histoire de la suprématie culturelle de la France qui est retracée dans cet ouvrage, mais plutôt l’histoire de la fin de cette suprématie. Les tournées à l’étranger des artistes français sont nombreuses et souvent porteuses de succès, mais la langue de Molière est de moins en moins comprise dans le monde, et même l’exportation de pratiques théâtrales françaises semble être le début d’une fin. On a l’impression que, quand le XIXe siècle se termine, le théâtre français n’est plus bon qu’à passer le relais aux Américains pour le titre de "dominateur culturel mondial". À lire les articles qui parlent de Sarah Bernhardt, de ses tournées aux États-Unis et de ses débuts au cinéma, il semble qu’elle ait servi de passeuse de flambeau : finalement, si c’est désormais le cinéma hollywoodien qui domine la scène culturelle internationale, c’est peut-être grâce à une artiste française   . On se console comme on peut.