Une présentation intéressante, mais non exhaustive, des analyses économiques de la corruption par Jean Cartier-Bresson.

L’objectif didactique de ce quasi manuel est d’expliquer ce que l’économie a à dire sur la corruption, ses causes, ses conséquences et les moyens politiques pour lutter contre elle. Jean Cartier-Bresson fait donc une recension riche des analyses et études consacrées à la corruption. La présentation n’est pas aussi synthétique qu’on le souhaiterait, mais la responsabilité n'en incombe pas à l'auteur : les analyses de la corruption sont aussi diverses que les théories sur le rôle de l'État dans l'économie. 

Le second objectif de l'ouvrage est de comprendre comment le discours sur la mauvaise gouvernance tenu dans les organisations internationales intègre les problèmes de corruption. L’auteur a beau jeu de souligner que le succès du terme de gouvernance dissimule souvent des jugements peu fondés et trop généraux. Mais il reconnaît également que la question de la réforme de l'État a ainsi été reposée de manière moins dogmatique.

Le lecteur ne peut manquer d’être intéressé par une présentation aussi complète des théories économiques de la corruption et des discours contemporains sur la mauvaise gouvernance. Cependant il pourrait avoir deux raisons d’insatisfaction au moment de refermer l’ouvrage.  La première est le manque d’études de cas précis qui donneraient une idée des pratiques recouvertes sous le mot corruption : la littérature empirique n'a pourtant pas manqué ces vingt dernières années. La seconde est la brièveté avec laquelle sont exposés les travaux d’anthropologues ou de politistes, alors que l’auteur affirme à maintes reprises qu’elles peuvent utilement enrichir la perspective économique.

À cause de la richesse et de la diversité même de son contenu, faire une présentation complète de l'Économie politique de la corruption et de la gouvernance relève de la gageure. À peine puis-je ici esquisser quelques-unes des pistes qui m'ont le plus intéressé à la lecture de l'ouvrage.

Qu'est ce que la corruption ?

La corruption est d'abord une pratique criminelle, qui a reçu une définition juridique dans la plupart des pays. Au-delà des divergences juridiques sur les circonstances, les acteurs concernés, l'objet de la connivence, il y a corruption lorsque l'intégrité de la fonction publique, son impartialité et son efficacité sont compromises. Les comportements les plus fréquemment incriminés sont l'ingérence, la prise de participation par des fonctionnaires voire la concussion pure et simple. Le plus emblématique des faits de corruption est l'atteinte à la liberté d'accès ou l'égalité de traitement des candidats aux marchés publics.

Prenant comme donnée la distinction légal/illégal, la théorie économique considère la corruption ni plus ni moins que comme une transaction ; la théorie économique privilégie l'analyse en termes de marché : sur le marché de la corruption il y a des transactions mettant aux prises des offreurs (hommes politiques ou fonctionnaires) et des demandeurs (particuliers, entreprises) qui se mettent d'accord sur un prix versé à l'offreur (argent, cadeau, contre-faveur). Les transactions peuvent être fréquentes et les participants nombreux comme le marché noir en URSS ; elles peuvent être rares et concerner quelques individus proches du pouvoir comme dans l'Indonésie de Suharto. La fréquence des transactions garantit la stabilité des prix, que les montants soient petits (achat de policiers par des petits commerçants) ou élevés  (marchés publics du bâtiment).

Il est utile de distinguer les types de corruption selon que les hommes politiques et les fonctionnaires sont ou non impliqués. La corruption « purement politique » implique la capture de décisions politiques ou législatives par des intérêts privés (entreprises ou lobbies). La corruption « purement administrative » intervient lorsque les fonctionnaires chargés de l'application des lois utilisent leur pouvoir discrétionnaire en faveur d'un agent privé. La corruption « politico-administrative » implique un ensemble plus vaste, comme un système clientéliste où l'action des fonctionnaires est dirigée (par exemple si leur carrière en dépend) vers la distribution inégale de biens publics pour des objectifs électoralistes.

D'où vient la corruption ?

La corruption peut être présentée d'après Rose-Ackerman (1978) dans un modèle où coexistent trois mécanismes d'allocation des ressources également sujets à des conflits d’agence : un marché politique où les hommes politiques offrent des programmes pour répondre à la demande de biens publics de leur électorat, un marché administratif où les citoyens demandent les biens publics auxquels ils ont droit aux fonctionnaires qui les fournissent, et un marché économique classique où l'offre des entreprises satisfait la demande des consommateurs. L'intérêt à corrompre pour une entreprise peut être varié : baisser ses coûts en se soustrayant à une taxe ou à une réglementation, augmenter ses bénéfices par l'attribution d'un marché ou sa sur-facturation.

L'analyse de la corruption en terme d'agence permet d'identifier les acteurs et les victimes. Il y a corruption lorsque l'agent, qui doit un service au principal, est payé par un tiers pour ne pas remplir ses engagements. Dans le cas de la corruption politique, l'agent est l'homme politique et le principal ses électeurs. Dans le cas de la corruption administrative, l'agent est le fonctionnaire et le principal peut être aussi l'homme politique dont l'autorité est trahie. Il y a possibilité de corruption lorsque le contrôle du principal sur l'agent est défaillant, c'est à dire que l'action de ce dernier est imparfaitement observée et que les sanctions sont insuffisantes (manque de mobilisation des citoyens, absences de poursuites judiciaires..).

La théorie dite de la recherche de rente (rent seeking) propose une interprétation entièrement économique de la corruption (Krueger 1974). Le fonctionnement du marché crée des rentes de monopoles mais qui ont vocation à disparaître sous l'effet de la concurrence. C'est l'intervention de l'État qui permet à ces rentes de perdurer par des subventions, des autorisations, des marchés publics ou une fiscalité favorable.

La corruption naît lorsque le « bureaucrate » (terme préféré des théoriciens du Public Choice comme Buchanan) partage la rente avec l'entreprise à laquelle il assure un monopole. Dans cette optique et en admettant qu'ils s'allient, hommes politiques et fonctionnaires peuvent multiplier par la loi ou la réglementation des distorsions dans la concurrence aux bénéfices desquelles ils participent.

Quelles sont les conséquences de la corruption?

Corruption et allocation des ressources

Il est intéressant de voir que pour les théoriciens de la recherche de rente, la corruption n'est pas en elle-même mauvaise : c'est plutôt un moindre mal, en ce qu'elle « met de l'huile dans les rouages » d'un système trop rigide   . La corruption réduit le coût de règles inefficaces, comme une pression fiscale trop forte ou une politique commerciale inique. Plus encore, elle permet d'attribuer les biens publics – si le « bureaucrate » corrompu connait son intérêt – à ceux qui ceux qui vont en tirer le plus grand profit – et verser les plus gros pots de vin. Pour ces auteurs (citons Krueger, Murphy, Shleifer et Vishny), du point de vue collectif, ce n'est pas la rente en elle-même qui est la plus coûteuse mais la concurrence dans la recherche de rente. En se disputant la rente, les entreprises en sacrifient la plus grosse partie aux bureaucrates sous forme de pots de vin : c'est le phénomène de « dissipation de la rente ».

La théorie de la recherche de rente et ses conclusions extrêmes ont été vivement critiquées, en particulier par ceux qui refusent l'alternative entre un État qui s'abstient d'intervenir dans l'économie et un État omniprésent et corrompu. Rose-Ackerman a ainsi remarqué que pour que la corruption puisse jouer un rôle positif, il faut que celui qui a l'autorité ait l'information nécessaire pour accorder ses faveurs au meilleurs, ou qu'une enchère sur les pots de vin révèle cette informationà défaut que la discrimination par les prix soit efficace. La conclusion est inverse également quand au rôle de la concurrence sur le marché de la corruption: c'est l'imperfection du marché qui crée le gaspillage (voir notamment les travaux plus récents de Lambsdorff). Parce que les ententes illicites risquent d'être trahies, les partenaires sont choisis à l'intérieur de réseaux sociaux restreints (familiaux, ethniques) ou la surveillance de respect des contrats est déléguée à des organisations criminelles.

Corruption, croissance et institutions

De nombreux travaux empiriques ont voulu démontrer les conséquences négatives de la corruption sur l'investissement, la pauvreté ou l'instabilité de la croissance. Mais ils n'ont fait qu'établir des corrélations entre les différents symptômes de la « mauvaise gouvernance »   . Les pays les plus corrompus sont aussi ceux où les investissements étrangers sont les plus réguliers et les investissements publics les moins irraisonnés ; la santé et l'éducation y sont mauvais, le niveau de vie de la population bas ; les institutions juridiques y sont peu fiables, et les processus politiques instables et violents. Ce schéma semble valide globalement mais s'accommode mal de pays en forte croissance (Chine) sans recul notable de la corruption   .

Dans un article fameux Corruption de 1993, Shleifer et Vishny soutiennent que la corruption est nulle si les administrations sont en concurrence permanente pour la provision de biens publics, qu'elle est raisonnable si une seule administration centrale prélève sa dime pour tous les biens, mais qu'elle devient maximale lorsque plusieurs administrations décentralisées indépendantes peuvent exploiter leur jouissent d'un monopole sur des biens différents   .

Pour Jean Cartier-Bresson, les analyses les plus pertinentes sont celles qui expliquent pourquoi la corruption est plus délétère dans certains pays que dans d'autres. Le rapport de force entre la demande et l'offre de corruption expliquent l'ampleur des commissions (de la « dissipation de rente »). Les commissions sont les plus fortes lorsque l'offre impose sa loi à la demande, c'est le cas limite de l'« État kleptocratique ». A l'autre extrême (situation de capture  analysée dès 1971 par Stigler), de grosses firmes (par exemple des compagnies pétrolières) peuvent réduire le montant des pots de vins face à un État faible. La corruption reste contenue lorsque chacune des parties est en monopole sur son « marché » respectif (les partis politiques et les entreprises du bâtiment pour les marchés publics).

Que faire contre la corruption?

Depuis Gary Becker, l'économie du crime considère qu'un agent rationnel compare les bénéfices de l'action délictueuse à son coût qui lui-même dépend de la probabilité d'être pris et de la lourdeur de la sanction. Pour lutter contre la corruption, le réformateur peut donc soit alourdir les peines juridiques ou les sanctions administratives, soit renforcer les contrôles ou donner plus de moyens aux juges. Investir dans l'un ou dans l'autre est une question d'efficacité (alourdir les peines alors que les contrôles sont inexistants est inutile). Comme dans toute décision de politique publique, il faut aussi se demander si le coût marginal de ces mesures n'excède pas le bénéfice marginal d'une réduction supplémentaire du gaspillage dû à la corruption (d'où l'importance de la mesure de la « dissipation de la rente »). Des phénomènes d'entrainement peuvent aussi intervenir: soit pour grossir les coûts (pour financer les nouvelles dépenses il faut alourdir une fiscalité inefficace), soit pour augmenter les bénéfices escomptés (cercle vertueux qui propage l'intolérance à la corruption).

Autre mesure destinée à réduire les actes de corruption, l'incitation financière pour les fonctionnaires. Dans un article de 1993, Besley et Mc Laren étudient le niveau optimal de la paie des fonctionnaires sachant qu'il existe un salaire de réserve au dessous duquel ils préfèreraient travailler dans le privé. Si la puissance publique veut lutter contre la corruption elle donne aux fonctionnaires le salaire de réserve plus une prime pour les dédommager de leur incorruptibilité (en supposant que la menace de contrôle et de sanction est crédible) et verse un salaire supérieur au salaire de réserve. Si par choix politique ou contrainte budgétaire elle renonce à lutter contre la corruption, les salaires versés seront inférieurs au salaire de réserve (la différence sera compensée par les pots de vin)   . Au lieu de cette timide politique de réforme administrative, la théorie de la recherche de rente préconise plutôt la déréglementation et la dépolitisation des rapports économiques : baisse des droits de douanes et des quotas commerciaux, ouverture des marchés et privatisation des monopoles publics. Mais le coût de ces thérapies dites « de choc » s'est révélé exorbitant dans les pays qui les ont le mieux appliqué et les circonstances des réformes ont fait que la corruption a prospéré (le cas des privatisations russes est un cas d'école).

Les réformes anti-corruption s'inscrivent plutôt aujourd'hui dans les programmes d'amélioration de la gouvernance. Selon celui proposé par Kaufmann pour la Banque Mondiale en 2000 l'action doit se faire sur trois plans. D'une part l'amélioration de la transparence et l'organisation de la société civile: la participation des citoyens doit augmenter, dans les instances politiques ou les ONG. D'autre part l'accroissement de la concurrence sur les trois types de marchés économiques, administratifs et politique pour limiter les pouvoirs discrétionnaires. Enfin l'indépendance des pouvoirs de contrôle et du judiciaire par rapport au politique. Jean Cartier-Bresson souligne à juste titre les ambiguïtés de cette approche : la défiance à l'égard du système politique corrompu renforce l'alliance entre l'institution internationale qui s'ingère dans les affaires du pays et les ONG qui défient l'autorité publique. Or le but est aussi de développer la capacité du gouvernement à favoriser le développement économique et à résoudre les conflits redistributifs qu'il génère.

Conclusion : mieux connaître la corruption

Espérons que cette note a convaincu de la richesse des analyses économique de la corruption présentées par Jean Cartier-Bresson. La lutte contre la corruption est à l'ordre du jour dans de très nombreux pays, développés ou en développement. Comment inciter les fonctionnaires à résister à la corruption? Quelles sanctions sont les plus efficaces? Quels secteurs économiques sont les plus sensibles à la corruption? Quels sont les risques de la décentralisation administrative? Ces questions pratiques ne peuvent être résolues sans éclairage théorique.

Ce qui manque le plus est une mesure plus fiable de la corruption : les indicateurs comme l'Index IPC de Transparency International par exemple reposent  sur des déclarations d'acteurs dont l'opinion est biaisée (à l'instar des investisseurs étrangers qui notent plus favorablement les pays où la croissance est forte). Les études macroéconomiques commandées par les institutions internationales, qui cherchent à démontrer l'impact de la corruption sur telle ou telle variable économique, ne servent souvent que d'argument réthorique pour soutenir les réformes préconisées.

Un travail empirique plus fourni sur les faits de corruption, leur origine et les moyens de les faire disparaître est également nécessaire (voir la note sur Economic Gansters de Fisman et Miguel dans Nonfiction). Citons des travaux récents comme ceux de Ben Olken (2006 et 2007) sur la construction de routes en Indonésie, qui propose de nouveaux moyens de mesurer la corruption (par des audits sur la qualité des routes) et de la réduire (en testant  différents modes d'implication des bénéficiaires). Ou l'étude de Khwaja et Mian (2005) sur les conditions préférentielles de prêt des banques d'État aux entreprises proches du pouvoir au Pakistan