Une trajectoire intellectuelle, de l'ethnopsychiatrie à l'anthropologie des religions, entre Roger Bastide et Georges Devereux.  

Même s'il n'existe pas encore d'étude sur la genèse et le développement de l'ethnopsychiatrie autour de la figure de Georges Devereux et surtout de l'espace des concurrents dont il voulait se démarquer, il demeure tout à fait intéressant de se pencher sur les écrits de ceux qui ont participé à cette aventure et qui s'en pense les héritiers. La présentation de François Laplantine, qui décrit bien sa trajectoire intellectuelle depuis l'ethnopsychiatrie jusqu'à l'anthropologie des religions au Brésil, comme les dix textes qui sont réunis dans cet ouvrage, constitue donc un document de premier choix pour en comprendre la fortune et les ambiguïtés.

La première partie (chapitre I à III) reprend un “que sais-je?” aujourd'hui épuisé sur la genèse, les axes de recherches et les concepts de l'ethnopsychiatrie “psychanalytique”. Le chapitre IV en propose une relecture critique et une mise en perspective à partir de l'éloignement de l'auteur de la pensée de Georges Devereux. Le chapitre V, propédeutique à une anthropologie de la souffrance, interroge les limites de la pensée nosographique (ou classificatrice). Suivent trois études de cas (le Hajba, Tunisie ; la représentation de la maladie mentale, Côtes d'Ivoire ; une relecture de la Tarentelle étudié par De Martino) qui amènent le lecteur vers les chapitres d'anthropologie des mouvements pentecôtistes contemporains auxquels se consacre désormais François Laplantine, sur le terrain brésilien.

Rubrique-à-brac

 Entre la psychanalyse et l'ethnologie, l'ethnopsychiatrie a un statut problématique et une image brouillée qui devrait être le point de départ de toute discussion sérieuse sur ce sujet. Le terme désigne d'abord une psychothérapie pour les migrants (ou les réfugiés) qui prend en compte la variable culturelle dans la prise en charge des affections. Le terme désigne ensuite le savoir local utilisé pour toute sorte d'afflictions énigmatiques ou ce qui fait office de “psychiatrie” locale dans une société. Enfin, le terme auquel on accole ici la spécification de “psychanalytique” voudrait désigner une discipline à part entière, autonome, structurée, féconde... mais dont on attend toujours les fondations et les contributions véritablement anthropologiques.

 Compte tenu de cet état de fait et de ces tensions, on comprend bien l'effort de l'auteur de proposer une introduction et une définition de l'ethnopsychiatrie qui ne serait surtout pas une simple “pratique sociale” (p. 21)   . Il faut bien en saisir l'enjeu : en se situant à la croisée des deux espaces, on court simplement le risque d'être nulle part et de ne finalement contribuer ni à la psychanalyse ni à l'anthropologie en participant d'une simple rubrique-à-brac...

 Comment l'anthropologie peut-elle rendre compte de la découverte de l'inconscient freudien ? Est-ce seulement un projet pertinent ? On connaît la réponse de l'école “Culture et Personnalité” qui a formé un segment plus ou moins solide de travaux académiques et qui est désormais structuré autour de la revue Ethos et du label d'anthropologie psychologique. On connaît la réponse de l'anthropologie psychanalytique autour de figures dispersées et intermittentes... La psychiatrie transculturelle, quant à elle, à d'autres chats à fouetter, la psychanalyse ne faisant que rarement partie de son référentiel.

 

L'anthropologie de la santé mentale

 Roger Bastide, dont les leçons ne semblent pas avoir été entendues, avait déjà signalé l'exigence d'établir un cadastre entre les méthodes (Sociologie des maladies mentales, Paris, Flammarion, 1965, p.5). Le partage s'est largement fait au détriment du développement d'une véritable anthropologie de la folie et l'ethnopsychiatrie, avec son épistémologie de la complémentarité entre anthropologie et psychanalyse, a largement contribué à cet obstacle, en France tout du moins. En effet, un pan entier des recherches contemporaines internationales sont absentes de cet ouvrage, à commencer par ce qui est parfois appelé la “new ethnopsychiatry” qu'il conviendrait d'ailleurs d'appeler “anthropologie de la santé mentale” puisqu'il s'agit d'un domaine de recherche où la psychiatrie elle-même (et donc la psychanalyse et les ethnopsychiatres comme l'ensemble des spécialistes de la santé mentale) est objet d'enquêtes anthropologiques de terrain. Atwood D. Gaines, absent de la bibliographie de l'auteur, qui fait également référence à Georges Dévereux dans la présentation de son traité (Ethnopsychiatry, The cultural construction of professionnel and folk psychiatries, State university of New york Press, 1992) montre bien l'évolution de ce domaine vers une approche plus anthropologique que clinique. Plus largement, cette démarche réaffirme la fécondité de l'anthropologie et sa capacité d'étudier la subjectivité sans le recours à une théorie particulière du mentale. Désormais, on étudie avec la même police de description tout dispositif local (ou globalisé) de prise en charge de la folie