Une synthèse éclairante des recherches sociologiques sur la délinquance juvénile.

Si la délinquance (ou le crime) constitue un écart à la norme, elle n’est cependant rien d’autre qu’un écart à la norme juridique. Elle constitue la mise en forme juridique d’une déviance ou, pour le dire autrement, d’un écart supposé intolérable à une norme sociale. Cette distinction essentielle entre déviance et délinquance a constitué une ligne de rupture structurante dans la construction d’une sociologie du phénomène délictuel (ou criminel). Dès 1895 dans Les règles de la méthode sociologique, Emile Durkheim posait les jalons d’une réflexion sociologique sur le crime : nous ne réprouvons pas un acte parce qu’il est criminel, mais il est criminel parce que nous le réprouvons. Dans le même ordre d’idée, en proposant l’évolution d’une criminologie du « passage à l’acte » vers une criminologie de la « réaction sociale », Philippe Robert, en 1972, esquissait le programme d’une sociologie du crime (ou de la délinquance) qui soit une sociologie du droit et des institutions pénales de réaction à la déviance sociale.

À rebours de ces positions, Gérard Mauger présente une sociologie des « pratiques délinquantes ». Refusant, comme cela a été le cas dans certaines sociologies « radicalement constructivistes »   , « d’ignorer le point de vue des déviants » et de « réduire la sociogénèse de leurs pratiques (donc labellisées déviantes) aux effets de l’étiquetage », en n’envisageant « les pratiques délinquantes que sous l’angle juridique »   , Gérard Mauger prend « le parti inverse d’étudier la sociogenèse des pratiques délinquantes, en considérant – comme Becker lui-même – qu’elle ne se réduit pas à une opération d’étiquetage »   . En particulier, explique-t-il, « les prédations sont aussi des pratiques économiques susceptibles d’être étudiées comme telles, de même que la violence physique (les « coups et blessures volontaires » du code pénal) peut être étudiée comme un moyen de domination. »   .


Dans le premier chapitre de l’ouvrage (« La délinquance juvénile : construction d’objet »), Gérard Mauger présente sa démarche, qui s’est construite en deux temps. Dans un premier temps, il montre la pertinence qu’il y a à faire une sociologie de la délinquance juvénile. Pour cela, il reprend à son compte les constructions statistique, judiciaire et savante de la spécificité d’une délinquance des mineurs qui autorisent à faire « de la délinquance juvénile une catégorie sui generis »   . Pour autant, il prend ses distances avec les constructions considérées. En particulier, sur le point de la construction statistique, il expose les procédés qui peuvent être employés, notamment par l’usage « d’enquêtes de victimation » et « d’enquêtes par autorévélation », pour « évaluer l’écart entre la délinquance réelle et la délinquance enregistrée »   . En ce qui concerne la construction savante (par la médecine, la psychologie, etc.), il affirme à plusieurs reprises la spécificité sociologique de la « jeunesse » comme « âge de cristallisation des habitus »   . Ce qui lui permet de critiquer le « retour en France depuis les années 2000 d’une définition purement judiciaire de la responsabilité », qui a « provoqué la rupture avec la justice protectrice du texte de 1945 » sur l’enfance délinquante, rapprochant la justice des mineurs de la justice des majeurs   . En effet, en tant que « séquence de trajectoire biographique qui se prête plus facilement que d’autres à des entreprises de conversion »   , la jeunesse doit être l’objet d’une attention particulière.

Dans un second temps, il montre la pertinence qu’il y a à faire une sociologie de la délinquance juvénile des classes populaires. Pour cela, il reprend les analyses classiques de Jean-Claude Chamboredon qui montraient que les pratiques délinquantes n’étaient pas identiques en tout point de l’espace social, « tant du point de vue de leur étiologie et de leur morphologie que de celui de leur traitement social »   : tandis que la délinquance « anomique », symptôme et conséquence d’une « crise d’éducation », est caractéristique de la délinquance des adolescents des classes favorisées, la délinquance des adolescents des classes populaires est un phénomène « endémique », lié à un certain « style de vie ». Alors, « s’il est vrai que les jeunes des classes populaires n’ont pas le monopole de la délinquance juvénile, les pratiques délinquantes sont à la fois plus fréquentes dans cet univers, relativement distinctives et issues d’une sociogenèse spécifique : autant de raisons de faire de la délinquance des jeunes des classes populaires une catégorie sui generis »   .

Mais cela suppose, expose Gérard Mauger dans le second chapitre de l’ouvrage, de se détacher d’une une tradition de recherche française rompue à une sociologie de la « réaction sociale » : « l’économie générale et le fonctionnement du système pénal-judiciaire d’une part, les représentations du crime d’autre part »   . Une tradition qui a opéré un ennoblissement de l’objet « délinquance », en déplaçant le regard sociologique d’une réflexion sur la personne du déviant à une critique du contrôle social et de la « carcéralité », cela à la faveur, pour reprendre les termes de Robert Castel, d’une rencontre « entre un courant de critique épistémologique institutionnelle, qui a commencé à se développer dès le début des années 1960, et un mouvement social qui a instrumentalisé les apports de cette critique en les simplifiant, voire en les caricaturant à l’extrême dans le contexte spontanéo-libertaire des luttes anti-institutionnelles et antiprofessionnelles de la fin des années 1960 et du début des années 1970 »   .

Cependant, Gérard Mauger se félicite du fait qu’un « ensemble de thèses de sociologie soutenues récemment » permette de parler d’un véritable « renouveau de la sociologie de la délinquance des classes populaires »   , en raison notamment de la focalisation du champ médiatique et du champ politique, depuis plus de vingt ans, sur les « jeunes de cité ». Cette focalisation a contribué au développement de nouveaux secteurs de recherches investis par de jeunes sociologues. Ceux-ci, d’une part, n’ont pas connu les polémiques entre les tenants de l’étiologie du crime et les tenants de la déviance sociale, et d’autre part, en raison de la massification scolaire, sont souvent eux-mêmes issus de « ces banlieues dont on parle »   . Au contraire, explique Gérard Mauger, la tradition de recherche sociologique sur la déviance aux Etats-Unis s’est appliquée à produire des schèmes d’interprétation de la délinquance juvénile des classes populaires.

Nous comprenons ainsi pourquoi, quand l’auteur clôt ce deuxième chapitre par un inventaire des théories sociologiques de la délinquance juvénile, la majorité d’entre elles est importée du monde anglo-saxon. De façon plus chaotique, quoique le programme qu’il propose soit passionnant, Gérard Mauger lance quelques pistes de réflexion à propos des liens qui existent entre les théories savantes sur la délinquance juvénile, les représentations profanes dont elle est l’objet, et les doctrines dont font usage quotidiennement les « professionnels de la délinquance ». Pour ce qui est des Etats-Unis, l’auteur explique comment la montée en puissance d’un paradigme « actionniste » de la délinquance juvénile (qui peine à s’imposer en France) alimente les justifications savantes de la mise en place de politiques sécuritaires fondées sur la « dissuasion pénale ». Mais il manque d’enquêtes empiriques suffisamment solides pour aborder la question de l’usage des savoirs, en France notamment, dans la mise en place de modes renouvelés « d’encadrement » des mineurs délinquants.


Les deux derniers chapitres sont consacrés à une sociohistoire des pratiques délinquantes en France, situées « dans le cours des trajectoires biographiques correspondantes » et « référées à deux états successifs de la condition des jeunes des classes populaires »   . Son objectif est de comparer deux espaces sociaux des styles de vie déviants, l’un qui s’est construit lors d’une période s’étalant de 1960 à 1980 (c’est l’objet du troisième chapitre, « des “blousons noirs” aux “loubards” »), l’autre qui s’est établi sur une transformation du premier, depuis les années 1980 (c’est l’objet du quatrième chapitre, « des “loubards” aux “jeunes de cité” »).

La première période est marquée par la construction d’un espace social des styles déviants organisé autour de trois pôles. Le premier pôle, représenté par la figure médiatique des « blousons noirs » (dans les années 1960) puis des « loubards » (dans les années 1970), se caractérise par une « culture des bandes » où prime « l’affirmation des valeurs de virilité face au “monde de la culture” et au “monde de l’argent” et, plus précisément, aux agents et aux édifices qui les représentent »   . Les délits types sont des agressions contre les enseignants ou les « bouffons », ou du vandalisme dans les maisons de jeunes et de la culture. La réussite scolaire y est un « signe de soumission »   , et la « culture d’atelier » qui s’y déploie, faite d’un mélange de « chauvinisme, de dureté et de machisme associé aux travaux pénibles »   permet de comprendre la continuité d’expérience entre les « pratiques déviantes » et « l’insertion professionnelle » au sein de la classe ouvrière.

Le deuxième pôle, celui des « babas », témoigne d’une « bonne volonté culturelle » associée à la « bohème culturelle ». Ces derniers développent une distinction contre-culturelle associée, notamment, à la consommation de drogues. Le troisième pôle, enfin, celui des « gangsters », est caractéristique d’une « volonté de s’enrichir » liée à l’emprise du « milieu », autrement dit du monde de la « délinquance professionnelle ». Deux aspects structurent cet espace social des styles de vie déviants. D’une part, une opposition structurelle quant au type de capital valorisé (agonistique pour le premier, culturel pour le second et économique pour le troisième). D’autre part, son homologie manifeste avec l’espace des styles de vie conformes. Ainsi, la « conversion » à la « bonne société » apparaissait à cette époque « d’autant plus probable qu’elle s’opérait du pôle déviant au pôle conforme homologue (i. e. valorisant la même espèce de capital) : du monde des bandes aux métiers du bâtiment, de la bohème populaire à l’animation socioculturelle, du milieu aux patrons de café ou de boîtes de nuit, etc. ».


Depuis 1980, en raison de la crise de reproduction des classes populaires, que l’intrication de multiples facteurs peut venir expliquer (dégradation du marché du travail ouvrier, perte de la valeur symbolique attachée à l’appartenance au monde ouvrier, valorisation de la réussite scolaire et de la « sortie de la cité », focalisation sur les « problèmes liés à l’immigration »), l’espace social des styles déviants s’est transformé. La montée du chômage et la tertiairisation de l’économie (qui fait la part belle aux caractéristiques vestimentaires et langagières des postulants à l’emploi) rendent compte d’un échec croissant des tentatives d’insertion professionnelle par des voies durables.

Cette contrainte économique associée à l’impératif de la « débrouille », à « la congruence entre une définition dominante de la réussite sociale et les success stories des dealers », ainsi qu’au travail de légitimation morale du « bizness » (la continuité avec le « business », l’opposition au « deal ») »   , expliquent que l’engagement dans l’économie illégale, y compris pour les jeunes issus du « monde des bandes », « soit le choix le moins humiliant et le plus rassurant »   . Ainsi, première grande transformation de l’espace des styles déviants, au sein du premier pôle, « les valeurs de virilité se doublent désormais de la valorisation de la réussite financière »   .

Par ailleurs, la dévalorisation (« relative et peut-être provisoire », note l’auteur) de l’engagement politique et syndical des jeunes des classes populaires, ainsi que la valorisation de nouvelles ressources culturelles (la culture hip-hop et la culture religieuse) transforment le pôle cultivé de la « bohème populaire ». Cela, d’une manière contradictoire. En effet, d’un côté, le culte de la réussite financière y prend une place plus importante, et le pôle de la valorisation du capital économique tend à s’imposer aux deux autres ; mais d’un autre côté, « le  pôle religieux de la nouvelle bohème populaire s’y oppose radicalement en valorisant une forme de néo-ascétisme »   . Un pôle religieux qui tend également à s’imposer, rencontrant même « le souci de respectabilité du nouveau milieu », portant certains professionnels du « bizness » à « un ritualisme religieux ostentatoire »   Ainsi, si le nouvel espace des styles déviants conserve l’homologie constatée entre styles de vie déviants et conformes, il se caractérise cependant par une interpénétration de plus en plus forte entre les trois pôles, et par des possibilités de conversions multipliées entre eux.

Ainsi, la « représentation normative  intériorisée des âges de la vie », qui implique une volonté de « se ranger » et de devenir un « vrai daron », pour éviter « de tomber » ou de « finir charclo », associée aux contraintes matérielles et symboliques qui pèsent dans le choix de mettre subitement fin à toute pratique délinquante, explique que ces phases de sorties, comme en rend compte notamment le sociologue Marwad Mohammed, soit « progressive ». Mais comme le souligne l’auteur dans la dernière phrase de son ouvrage, à propos des possibilités de « conversion » individuelle offertes par le travail social, la pérennité de ces « sorties » ou de ces « conversions » est « suspendue à la possibilité de se projeter dans l’avenir qui dépend elle-même de la maîtrise du présent et, en particulier, des possibilités d’insertion professionnelle, c’est-à-dire, en définitive, de politiques structurelles »