De ‘législateur’, l’intellectuel, dans la ‘société liquide’ postmoderne, serait devenu ‘interprète’. Une vision intéressante mais à laquelle manque un ancrage réel.

L’histoire des intellectuels que retrace Zygmunt Bauman dans cet essai paru en anglais en 1987 et tout juste traduit en français est surprenante à bien des égards. Tout d’abord, les héros principaux que sont les intellectuels sont quasiment absents de l’ouvrage. De fait, aucun intellectuel n’est ici nommément désigné. C’est le parti pris de l’auteur : "se demander qui sont les intellectuels n’a (…) pas grand sens, et il ne faut pas s’attendre à ce que l’on puisse répondre par un ensemble de mesures objectives ou en désignant tel ou tel."   Par conséquent, ce livre parle certes des philosophes ou de la République des lettres, mais l’on n’y retrouve aucun des grands noms auxquels une histoire des intellectuels se réfère communément, et notamment celle réalisée par Michel Winock en ce qui concerne la France   . La Décadence des intellectuels est donc avant tout une histoire des idées, une tentative d’expliquer l’évolution du rôle des intellectuels dans le temps, et de l’inscrire dans les grandes transformations politiques, sociales et culturelles de l’Occident.


Des "législateurs" modernes aux "interprètes" de la postmodernité

Plus précisément, Zygmunt Bauman identifie deux rôles principaux qui correspondent, non pas à deux époques successives, mais à deux grands moments historiques : la modernité et la postmodernité. En ce qui concerne la modernité, qui commence au dix-septième siècle et se précise dans son projet avec les philosophes des Lumières, le rôle des intellectuels est, selon l’auteur, celui de législateur. En somme, du fait de l’émergence de nouveaux troubles sociaux (les foules populaires), le philosophe se lie à l’État désormais fort pour éclairer ce dernier et lui fournir ce savoir technique de surveillance (la panoptique pour résumer). C’est ce que Zygmunt Bauman appelle le passage de la culture spontanée pré-moderne à la "culture de jardin" de la modernité. Le contexte du dix-septième explique ce rôle de législateur : l’émergence des "gens sans maîtres" et les craintes que cela provoqua parmi les puissants, la présence d’un État fort et centralisé s’attachant les conseils d’intellectuels dans ce que l’auteur nomme "le syndrome savoir/pouvoir".

Par la suite et sans identifier véritablement de moment de crise (ou peut-être parce que nous sommes actuellement en train de la vivre), Zygmunt Bauman annonce la fin du législateur et la naissance de l’intellectuel interprète de la postmodernité. S’il est désormais interprète, c’est que l’intellectuel ne peut plus défendre une vision générale d’un progrès de l’humanité. Dans le monde pluraliste de la postmodernité, il doit se résoudre à n’être qu’un expert de sa propre communauté, un législateur partiel en somme. D’ailleurs, la philosophie de la modernité n’est plus aujourd’hui que l’expression particulière du monde occidentalisé. Quelle est la raison d’une telle "décadence" ? C’est bien sûr l’avènement d’une société de consommation où le marché-roi reproduit à l’infini les fausses innovations de la culture de masse. Dès lors, seules deux voies sont possibles, le contentement des séduits, de ceux qui ont les moyens de satisfaire les nouveaux besoins quotidiens, ou alors le malheur des réprimés, des exclus qui n’ont rien et qui meurent en marge de la postmodernité.


Zygmunt Bauman, monde liquide et postmodernité

En France, le lecteur connaît Zygmunt Bauman principalement pour ses écrits concernant le monde et la société liquides et ses conséquences sur la vie et l’amour   . Cette liquidité, c’est en quelque sorte la postmodernité, cette époque dans laquelle tout ce qui est solide (le couple notamment) subit une crise particulière.

Dès lors, la traduction de La décadence des intellectuels offre l’occasion de découvrir plus précisément la pensée de cet auteur prolifique. On peut sans doute reprocher à la sociologie de Zygmunt Bauman, comme à celle d'Anthony Giddens, son collègue à l’Université de Leeds, de ne se fonder sur aucun matériau empirique "solide". En effet, ces essayistes ou philosophes de la postmodernité sont avant tout des théoriciens qui demeurent dans un haut niveau d’abstraction, sans jamais véritablement fournir de preuves concrètes de ce qu’ils avancent. La Décadence des intellectuels est en cela un bon exemple, dans la mesure où l’auteur se repose surtout sur des sources secondaires et y développe un argumentaire général et sans aucun exemple concret. Par conséquent, cet ouvrage semble être quelque peu déroutant, voire parfois tautologique, si l’on considère que les différents rôles alloués aux intellectuels (législateurs ou interprètes) correspondent de façon automatique à leur époque respective.

L’ouvrage de Zygmunt Bauman s’adresse donc à un public averti, soucieux de découvrir une histoire des idées foisonnante et intelligemment documentée. Il rebutera à l’inverse les adeptes d’une sociologie fondée par son lien à l’empirique et ceux pour qui la postmodernité est plus un concept qu’une réalité.