Les Actes de la recherche en sciences sociales proposent dans leur dernière livraison une réflexion sur l’engagement des intellectuels aujourd'hui. Le numéro collectif est coordonné par Frédérique Matonti, professeure de sciences politiques, spécialisée dans l'histoire sociale des idées politiques et Gisèle Sapiro, sociologue, spécialiste de la littérature du XIXe siècle.

Ce numéro des Actes adopte un point de vue sociologique (distingué de celui des sciences politiques ou de l’histoire), explicitement dans la lignée de Bourdieu, qui a par ailleurs fondé la revue, pour proposer de "nouvelles perspectives", en réfléchissant sur "les transformations des modes d’intervention politique des intellectuels depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale". L’engagement de l’intellectuel - le créateur ou scientifique qui sort de sa "tour d’ivoire" pour "reproduire le geste fondateur du J’accuse..." selon Gisèle Sapiro et Frédérique Matonti - est expliqué selon ce mode d’appréhension par la position des intellectuels au sein de leur espace professionnel respectif, ou "en contexte".

 

Quelles "nouvelles perspectives"?

La revue propose de façon séduisante d’explorer des pistes peu "balisées" : elle scrute une période différente de celle, canonique, des "années Dreyfus", et ausculte des professions habituellement mises de côté dans l'étude des intellectuels. À côté des artistes créateurs sont considérés chercheurs en sciences sociales et biologistes. Sébastien Lemerle analyse par exemple dans sa contribution "Les habits neufs du biologisme en France" la production de nouvelles valeurs par le "savant", notamment concernant le débat sur la génétique ou les neurosciences.

Le rôle du traducteur, ce médiateur fondamental pour la circulation mondiale des idées, est aussi examiné, accréditant l'idée selon laquelle la pensée ne voyage qu'en contexte. Frédérique Matonti aborde dans ce sens la réception en France des formalistes russes, à l’origine de la linguistique structurale, mais surtout au cœur d'une réception politique participant des luttes communistes. Le rôle de la traduction est aussi évalué à travers une comparaison entre les traductions en France de John Rawls et d'Amartya Sen, qui infléchissent la portée politique des deux œuvres (contribution de Mathieu Hauchecorne : "Le "professeur Rawls" et le "Nobel des pauvres". La politisation différenciée des théories de la justice de John Rawls et d’Amartya Sen dans les années 1990 en France").


 
Outre les acteurs de la circulation des idées, le dossier prend acte de l'évolution des modes d’action des intellectuels : diffusion internationale et concurrence des modèles de l'engagement. L'"intellectuel spécifique" foucaldien   est mis en regard avec la conception de l'Internationale situationniste rejetant toute spécialisation (contribution d'Éric Brun), ou encore avec celle de l'expert, valorisée lors de l'émergence des think tanks aux États-Unis (contribution de Thomas Medvetz, qui pose aussi la question de l'importation en Europe des modèles d'engagement nés aux États-Unis).

Ce numéro des Actes propose dans une seconde partie, intitulée "sociologie publique", un retour réflexif sur l’engagement du chercheur et sur la portée politique de la sociologie. La "public sociology", forgée par  le sociologue américain Michael Burawoy (des extraits du discours présidentiel qu’il a prononcé en 2004 à l’American Sociological Association (ASA), sont traduits dans ce numéro) est à la fois rapprochée et distinguée de la "sociologie critique" de Pierre Bourdieu, deux réactions différentes à l’impératif de "neutralité axiologique".

 

Ce riche dossier est enfin largement constitué de contributions de jeunes chercheurs ; une preuve de plus, s'il en fallait, que la recherche française en sciences sociales et sa diffusion dans les revues est bel et bien "dynamique"



*Actes de la recherche en sciences sociales - "Engagements intellectuels", n° 176-177, mars 2009