Le dossier de "Mandel le Grand" rouvert par deux livres aussi différents que possible.

A la IIIe République s’attache, dans la mémoire collective, l’image d’un régime faible, qui conduisit la France vers le traumatisme d’une défaite sans appel au printemps 1940. Ce désamour n’est pas uniforme. Il affecte peu les acteurs des temps glorieux où la culture républicaine cherchait encore les moyens de conquérir les masses. Les noms de Gambetta et de Ferry –malgré la colonisation- continuent de figurer dans la litanie des héros nationaux que récitent les façades d’établissements scolaires ou les grandes artères des villes de France. Le personnel politique de l’entre-deux-guerres s’enfonce en revanche dans un oubli que ne compensent pas des mémoires « particulières ». Léon Blum reste célébré par la gauche et Aristide Briand par les mystiques de la construction européenne, mais ils n’ont pas rejoint Jean Jaurès et Georges Clemenceau dans le Panthéon imaginaire des Républicains. Que dire, dès lors, de l’indifférence qu’éveillent les noms de Jean Zay, de Max Dormoy ou de Georges Mandel dans le grand public ? L’élite administrative formée à l’Ecole nationale d’Administration ne fait pas preuve de plus de mémoire, qui honore certes un Blum   ou un Briand   mais oublie que la République eut aussi ses martyrs entre 1940 et 1944. On saluera donc comme heureuses la publication d’un livre sur l’assassinat de Georges Mandel et la réédition de l’essai que Jean-Noël Jeanneney consacra en 1991 à cet ancien collaborateur de Georges Clemenceau.

Les deux ouvrages diffèrent sensiblement par leurs ambitions comme par leurs qualités. Celui de François Delpla se présente, ainsi que l’annonce son titre « sensationnel », comme une enquête sur les responsabilités dans la mort de Georges Mandel. Dès l’introduction, la thèse s’en dessine. L’ancien ministre de Paul Reynaud n’aurait pas été « vraiment » assassiné par la Milice. Les responsabilités allemandes pèseraient d’un poids décisif dans le crime du 7 juillet 1944, qui vit des Français abattre un ancien ministre d’une rafale de mitraillette en forêt de Fontainebleau. Pour en apporter la preuve, l’auteur reprend le fil des événements depuis la déclaration de guerre de septembre 1939. L’admiration qu’il ressent pour son sujet le pousse négliger les failles et les contradictions qui font de Georges Mandel un personnage complexe, irréductible aux instrumentalisations de la mémoire officielle. A telle enseigne que Nicolas Sarkozy, qui lui consacra un ouvrage en 1994   , ne s’est guère référé aux mânes de son prédécesseur au ministère de l’Intérieur dans ses discours. Tout à son œuvre de mémoire, François Delpla procède donc par recoupements, glissements et surinterprétations pour défendre sa thèse. La mort de Georges Mandel aurait été, sinon décidée, du moins voulue par Hitler lui-même. Faire de l’auteur de Mein Kampf le véritable assassin de Mandel rehausse symboliquement la victime…

La démonstration de François Delpla pèche toutefois par manque de rigueur. Elle surestime la cohérence de l’appareil d’Etat nazi, alors que les travaux les plus récents insistent sur les tendances centrifuges qui le parcouraient, sans aller jusqu’à parler d’ « anarchie autoritaire »   . La tendance à l’autonomie vis-à-vis du parti et de l’Etat qui s’observait dans de nombreux services administratifs ou forces armées, jusque dans la SS des années de guerre, ne freina pas du reste la mise en œuvre de la Solution finale : elle en fut peut-être une condition   . Pour justifier l’intérêt de son travail, François Delpla n’avance d’autres sources nouvelles que les papiers personnels d’un commissaire de police affecté à la garde de Georges Mandel en 1940-1941 à Vals-les-Bains, dans l’Ardèche. C’est un peu mince. Comment ces documents pourraient-ils informer les circonstances d’un crime commis trois ans plus tard, alors que la France commençait à être libérée ? A moins d’estimer que dès 1941, la liquidation de Mandel était décidée…

On l’aura compris, Qui a tué Georges Mandel ? repose sur une lecture strictement intentionnaliste des discours nazis. La mort de Georges Mandel, comme l’extermination des Juifs d’Europe, aurait été envisagée très tôt, puis différée jusqu’à l’été 1944 pour des raisons tactiques. Cette lecture des faits disculpe la Milice de sa responsabilité, pour n’en faire qu’un instrument docile de la volonté nazie ; elle dérange le lecteur par son manque de nuance   .

Le style de cette enquête sur la mort de Georges Mandel achève de dérouter par ses approximations. Est-il opportun d’écrire d’Hitler qu’il « n’a pas dit son dernier mot » en juillet 1944   , des chefs des SS qu’ils forment un « noyau (…) très concentré de nazis fanatiques et néanmoins capables »     ou de comparer Hitler et Goebbels à « des gamins en train de jouer un bon tour »    ? On s’en veut de sourire lorsque Camille Chautemps est qualifié par François Delpla de « radical mollasson »   , Pétain d’ « octogénaire dynamique »   ou Charles Maurras de « militant royaliste très particulier »   … L’ouvrage se referme avec un mélange de respect pour le travail effectué et de sentiment de gâchis à constater que ce labeur a été mis au service d’une argumentation insuffisamment rigoureuse.

C’est au contraire à une méditation sur les lois du hasard et du caractère, qui rendent possible (ou pas) la rencontre d’un homme et d’un « moment » historique que Jean-Noël Jeanneney s’était livré en 1991. Issu d’une vieille famille d’amoureux de la chose publique   , l’auteur a partagé lui-même son existence entre enseignement, écriture de l’histoire, service de l’Etat et engagement politique. Spécialiste de l’histoire des media, il insiste sur la façon dont Georges Mandel chercha peut-être à se construire en « personnage » dont les vertus feraient contraste avec les caractéristiques du personnel politique de la IIIe République. L’impassibilité, la solitude, l’énergie et le goût de l’autorité forment les plans successifs du kaléidoscope que propose Jean-Noël Jeanneney pour comprendre Georges Mandel. L’historien fournit une explication convaincante aux rendez-vous manqués de l’homme avec l’histoire.

Formé par Georges Clemenceau, Georges Mandel aurait intériorisé certains des reproches du Tigre quant à son manque de charisme et d’étoffe, jusqu’à hésiter trop longtemps à l’heure de se penser en homme du destin. Sa judéité, qui le désignait aux attaques des pacifistes de droite depuis la fin des années 1930, offrirait une autre clef de son comportement au moment de la débâcle de juin 1940. Georges Mandel aurait en effet choisi de quitter la métropole pour le Maroc, territoire français en Afrique du nord, plutôt que pour la Grande-Bretagne, afin de ne pas prêter le flanc aux caricatures sur le thème du « Juif apatride ». Nourri au lait d’une culture républicaine, il se serait aussi rappelé ce mot de Danton selon lequel « on n’emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers ». Jean-Noël Jeanneney ajoute que l’isolement de Georges Mandel au sein du monde politique français l’aurait paradoxalement dissuadé de rompre ave la solidarité ministérielle quand sa raison lui dictait pourtant de le faire. Au moment de la remilitarisation de la Rhénanie (février 1936) ou de la conférence de Munich (septembre 1938) par exemple, Mandel, qui a peut-être douté de pouvoir exercer le pouvoir en son propre nom, ne paraît plus souhaiter l’abandonner. On rappellera enfin qu’à celui que Churchill lui-même appelait « Mandel le Grand » manquait le sens des larges horizons. Pour savoir identifier le kairos, ce temps de l’opportunité, une culture et des intérêts étendus à d’autres « vies » que la politique ne sont pas de trop. L’érudition de Mandel s’en tenait, elle, à la seule chose publique…

Un grand destin passa près de Mandel, le frôla, l’enlaça, puis lui échappa. Et l’esprit du lecteur de revenir à cette heure où le fanatisme de ceux qui se savaient vaincus exigea le sang du « Juif Mandel ». Les voitures des miliciens se garèrent devant la Santé, ce 7 juillet 1944. L’ancien ministre, comme l’écrit son compagnon d’infortune Léon Blum, devina ce qui l’attendait. Le piège se refermait, le sort se décidait. On rapproche alors en pensée Georges Mandel du Jérémie des Lamentations. Avec lui, l’ancien ministre pouvait se redire ces mots terribles : « L’Eternel a été pour moi comme un ours en embuscade, comme un lion aux aguets. Il m’a emporté loin du chemin pour me déchirer. Il m’a laissé dans l’abandon »