Histoire d'un chevalier devenu chevalière.

C’est par fidélité à son époux défunt qu’Evelyne Lever, spécialiste reconnue du siècle des Lumières et serial biographer   ), s’est engagée dans une étude sur le chevalier d’Éon. Maurice Lever avait en effet rassemblé la documentation nécessaire à un livre sur le plus célèbre des travestis du XVIIIème siècle. La mort de cet historien pionnier des questions de genre en France   devait seule interrompre le projet, qu’Evelyne Lever assume comme un défi. La vie du chevalier d’Éon offre assez de romanesque pour servir le talent de plume d’une chercheuse familière des atmosphères de cour. Cette existence se déploie dans trois pays –France, Russie, Royaume-Uni- et sous deux sexes, ce qui lui a valu de passer à la postérité, des bandes dessinées aux chansons de Mylène Farmer   . Elle mobilise à la fois l’histoire sociale, l’histoire des relations internationales, l’histoire du renseignement, l’histoire de l’imprimé et celle du genre.

Un espion devenu rebelle


Les “folies” londoniennes du chevalier ruinent une carrière diplomatique qui s’annonçait brillante au début des années 1760. En effet, les éclats que provoque alors Eon apparaissent comme une contrepartie à la fulgurance de son ascension sociale. Né en Bourgogne de notables prétendant à la noblesse, Charles d’Éon de Beaumont aurait pu mener une vie de robin. Avocat au Parlement de Paris à vingt ans à peine, il s’élève ensuite grâce au “Secret”, ce réseau diplomatique parallèle mis en place par Louis XV pour favoriser à l’origine les chances d’élection du prince de Conti au trône de Pologne. Le “Secret” autorisant des faveurs exceptionnelles, Éon a très vite le sentiment de ne devoir de comptes qu’au souverain lui-même. A l’été 1763, il connaît une forme d’apogée social avec le titre de ministre plénipotentiaire de France à Londres, en l’absence d’ambassadeur. Imagine-t-on les sentiments de cet homme qui occupe des postes généralement réservés aux vieux lignages ? Une apparente modestie le faisait protester lorsque ses protecteurs le félicitaient pour son action en Russie pendant la guerre de Sept ans. Nul doute cependant que les compliments atteignaient le chevalier d’Éon au cœur et le confortaient dans l’idée de sa propre singularité. C’est dans ce sentiment qu’il puisa la force de ne pas se soumettre à l’autorité du comte de Guerchy, nommé ambassadeur à la suite de M. de La Nivernais, et compromit définitivement son avenir au service du Roi à partir de 1764. Le fils de notables de Tonnerre, grisé sans doute par ses succès, refusait d’obéir à un aristocrate de la plus belle et de la plus ancienne eau. Le conflit qui suivit avec le comte de Guerchy doit être considéré comme le tournant de l’existence du chevalier.

Pendant plus de dix ans, ce dernier oppose des menaces et de la hauteur aux ordres qui lui intiment de “rentrer dans le rang”. Longtemps au service du Roi, il n’accepte pas d’être congédié comme un laquais. Il reste à Londres et conserve par devers lui des documents compromettants pour la Couronne. Nous sommes au siècle des Lumières : cette rupture avec la loi de la sujétion n’est pas sans conséquences imprimées. Londres s’arrache les libelles que commettent d’Éon et le comte de Guerchy. Les tribunaux britanniques, saisis par le chevalier, prononcent même un acte d’accusation contre l’ambassadeur de France, pour tentative de meurtre sur la personne de son ancien ministre plénipotentiaire ! La rébellion du chevalier d’Éon est aussi épistolaire, puisqu’il adresse des lettres incroyables d’insolence aux ministres et jusqu’au roi Louis XVI, qui succède à Louis XV en 1774. Ce conflit qui s’éternise place le natif de Tonnerre dans la position d’un réprouvé que son “extravagance” condamne à amuser les foules. Extravagance en effet que d’avoir cru au mérite plutôt qu’à la naissance comme principe de régulation des ambitions, quelques années avant la Révolution française…


Devenir femme à 47 ans

Ayant transgressé les lois politiques et sociales, le chevalier d’Éon est prêt à rompre avec celles du genre. C’est à quarante-sept ans passés et dans des circonstances mal définies qu’il “avoue” pour la première fois son appartenance au sexe qu’on qualifie alors de “faible”. La rumeur courait à Londres, comme elle avait peut-être couru à Saint-Pétersbourg, qu’une femme lui ressemblant avait été vue en ville à plusieurs reprises. Evelyne Lever s’attarde peu sur ces “bruits” qui excitent pourtant l’imagination. Comment expliquer leur caractère récurrent ? Le cas ne serait pas précédent dans le siècle, d’un homme se travestissant par goût du costume féminin. On pense ici à l’abbé de Choisy, qui a laissé d’intéressants écrits intimes   ). Les nécessités du temps ou de la moralité justifient pourtant plus aisément qu’une femme prenne l’habit d’homme, en voyage de peur d’être importunée ou pour combattre dans l’armée par exemple   . Qu’un homme puisse souhaiter devenir définitivement une femme dans le regard du monde, voilà qui ne laisse pas en revanche d’être inintelligible    !

L’ordre social repose si profondément sur l’idée de supériorité masculine à cette époque que l’invraisemblance de la révélation du chevalier d’Éon s’efface devant l’invraisemblance plus grande encore que d’un mensonge de sa part. Si on croit qu’Éon dit vrai lorsqu’il affirme être femme, c’est parce qu’il n’est pas “souhaitable” de devenir femme dans la société du XVIIIe siècle. Le mensonge serait si contraire aux lois communes que l’identité “féminine” d’Éon emporte la conviction. Pas de tous ! Beaumarchais, chargé de négocier la remise par Éon de papiers secrets en sa possession, semble n’y pas croire un instant. La Cour qui découvre Éon à Versailles, le 23 novembre 1777, son corps replet de quasi quinquagénaire engoncé dans une robe pourtant à la dernière mode, a du mal à retenir ses rires. Et ne nourrit guère de doute sur le sexe masculin de cet homme aux manières d’officier. A Tonnerre, où il vit auprès de sa mère entre mai 1779 et novembre 1785, la chevalière d’Éon reste considérée comme un homme. Principale célébrité de la petite ville, on vient la consulter sur les sujets les plus divers, pour un appui, un conseil ou une mise en garde. A Londres en revanche, l’autorité de la chose jugée vaut à Éon de passer pour une femme depuis un procès conclu le 1er août 1777 : c’est que les Britanniques en étaient arrivés à organiser des paris sur le sexe de l’ancien ministre plénipotentiaire du roi de France… Pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie, Charles d’Éon vit donc habillé en femme, dans la capitale du Royaume-Uni. Son véritable sexe –masculin- n’est reconnu qu’au moment de l’autopsie qui suit son décès au printemps 1810.

Le travestissement à l’époque moderne

Depuis la fin du XIXème siècle, le travestissement a subi un double mouvement de masculinisation et de féminisation. A l’époque du chevalier d’Éon, les cas de travestissement les plus fréquents impliquaient au contraire des femmes vêtues en hommes. Si une forme de subculture homosexuelle a déjà fait son apparition dans certains milieux urbains dans les années 1720 en Grande-Bretagne, où elle s’articule à la figure de l’efféminé   , le travestissement demeure presque dépourvu de connotation sexuelle dans l’Europe du XVIIIème siècle. Il relève du jeu ou de la nécessité, mais pas exclusivement du fantasme.

Le regard de la société occidentale  se structure alors autour de la notion de genre ou de rôle observé pendant l’acte sexuel (masculin/féminin, pénétrant/pénétré) plutôt qu’en fonction du sexe du partenaire. La chasteté du chevalier d’Éon le rejetait, bien avant son travestissement, dans un “entre-deux” du genre. Nul ne lui ayant connu de liaisons, l’intéressé peut se prévaloir de cette vertu considérée comme spécifiquement féminine, après qu’une décision du roi de France l’a obligé à porter des vêtements féminins. Éon consacre en effet beaucoup d’énergie à justifier de sa féminité dans les années 1770-1780. On ne s’étonne pas, dès lors, que de multiples bonnes volontés se manifestent, après 1777 en France, pour apprendre au chevalier les “bonnes manières” qui siéent à son sexe. Vierge, Éon doit apprendre cette “modestie” que les écrits de Rousseau comprennent alors comme la plus féminine des qualités   . Il s’agit de réserve et de discrétion, au sens où nous l’entendrions aujourd’hui. L’ancien espion du roi semble, de fait, respecter cette “loi du genre” lorsqu’il écrivit ses mémoires : il y insiste sur sa foi et sur la dignité de sa conduite. Il devait continuer cependant à se produire dans des duels publics jusqu’à une date très tardive après son retour à Londres, surprenant le public britannique par sa vivacité de matrone rompue aux exercices du corps.


Le genre biographique convient-il pour saisir la complexité d’un personnage comme Éon ? Evelyne Lever s’y livre avec le bonheur d’écriture qu’on lui connaît. Un travail collectif aurait cependant permis de mieux appréhender les différentes facettes du chevalier-chevalière. Trop de colloques cherchent à valider des stratégies de sur-spécialisation pour qu’on se prive de signaler un sujet sur lequel ce format s’impose au contraire…