Les 'Écrits pour le cinéma' de Benjamin Fondane permettent de redécouvrir ce poète et philosophe qui fonda une esthétique adossée à la puissance poétique du cinéma.

Il faut lire Benjamin Fondane (1898-1944) – Wechsler pour l’état-civil, Fondoianu de son nom de plume roumain – qui fut célèbre dans les années 1920 et 30 pour des écrits comme Rimbaud le Voyou (1933) ou La Conscience malheureuse (1936), puis peu à peu occulté après sa mort, à Auschwitz. On s’est empressé d’oublier la radicalité d’une pensée conçue comme un combat contre les certitudes de la raison et ses dérives totalitaires. Mais depuis vingt ans, on redécouvre par pan l’œuvre de cet illustre inconnu   , et jusqu’à ces Écrits pour le cinéma dont il n’est pas exagéré de dire qu’ils fournissent la pierre angulaire des réflexions esthétiques et politiques de Fondane.


Poétique et économie du cinéma

Fondane en effet arrive au cinéma après de multiples désillusions intellectuelles, et trouve dans ce nouveau medium un instrument à la mesure de ses idées. D’abord poète et dramaturge, influencé par Baudelaire et le symbolisme, il perd finalement sa foi dans le poème comme épiphanie de l’être. Cette lucidité nouvellement acquise se double ainsi d’un anti-idéalisme poétique vécu sur le mode de l’expulsion du Paradis terrestre : "J’ai mangé le fruit de l’arbre défendu, et j’ai immédiatement su que j’étais nu, que le Beau n’était pas moins douteux que la vérité, le Bien, la Civilisation. Les mots se sont d’un coup débarrassés de moi ; dans la nuit, j’ai commencé à crier sans mots"   . C’est logiquement qu’il transfère ses espoirs dans le cinéma, à son arrivée à Paris en 1923. La parenthèse Dada est alors quasiment achevée, le surréalisme a pris le relais : Fondane entretient des relations distantes avec les impératifs littéraires et moraux de Breton – sans parler de ses engagements politiques –, lui préférant la démesure organique d’un Antonin Artaud.

Fondane, à la suite de Joseph Delteil, appelle de ses vœux un Rimbaud du cinéma, croit le découvrir dans "l’œil en intuition directe"   de René Clair, et travaille parallèlement aux studios de Joinville de la Paramount, comme script doctor sur des scénarios calamiteux. On ne trouvera dans les articles critiques de Fondane aucune considération détachée des impératifs économiques de l’industrie, mais au contraire une idée du cinéma qui prend en compte la spécificité financière de ce nouveau medium et y décèle même une richesse potentielle : "On peut encore écrire un poème que personne ne lit ; le cinéma est plus coûteux ; il ne peut, sans public payant, exister ; c’est dommage que la poésie n’ait pas connu cette entrave fortifiante"   .

Il développe ainsi une vision personnelle du cinéma fondée sur son caractère de "premier art non noble depuis l’existence du monde, le premier art areligieux également"   , bref d’art apte à toucher les masses du moment qu’il conserve sa part d’illogisme et de rêve – capable de toucher d’autant plus qu’il reste déraisonnable, et déraisonnable précisément parce que non inféodé aux intellectuels qui épuisent la pensée dans des valeurs obsolètes. Il y a là un cercle vertueux du cinéma selon Fondane qui va de pair avec la célébration des productions américaines d’alors, quand il importait de louer leur vitalité et leur "bassesse" contre "l’élite qui impose les valeurs des faibles, les valeurs de faillite : vertu, résignation, exaltation du travail, bonheur bon marché […loin des] valeurs aristocratiques : le courage, le goût du risque, l’appel du danger, le mépris de la mort"   .

Certaines de ses pages ont ainsi la force et les bonheurs d’expression des plus grands pamphlétaires, et célèbrent ce que Jean-François Lyotard nommera plus tard l’"acinéma"   , cinéma non représentatif, aux amorces de fictions, refusant d’être soumis au logos, en prise directe avec le subconscient   . "N’appelons guère pensée la pose de l’ordre, de catégories, de rayons, activité en tous points semblable à celle des termites, résidu du travail cérébral, mais le travail cérébral lui-même, œuvre de gestation lente, avant qu’il n’ait été fortifié, distillé, cristallisé – la pensée à l’état brut, formel. […] Je sais que la pensée a toujours prétendu, pour la déprécier, qu’une telle pensée hors des catégories était incommunicable, mais n’en croyez rien. Cette pensée se propage comme la haine dans une foule, comme la peste dans un navire, comme la scarlatine par des pelures fines. C’est sans effort qu’on y arrive, d’un bond et comme contre son gré ; mais n’y échappent point ceux dont le tissu organique était préparé de longue main à le recevoir"   .


Politique du cinéma muet

"Le vœu du cinéma muet était (bien que souterrain et balbutiant) assez sensiblement de tendance catastrophique ; supprimer toute parole, et toute logique qui étaye la parole, et toute conception de l’humain qu’étaye la logique"   . C’est la grandeur de Fondane que de penser – même si ce n’est qu’implicite – la part politique du dispositif du cinéma muet. Il précède ainsi une préoccupation des intellectuels de son époque, et notamment de Walter Benjamin, qui a lui aussi remarqué que, "dès l'instant où le critère d'authenticité cesse d'être applicable à la production artistique, l'ensemble de la fonction sociale de l'art se trouve renversé. À son fond rituel doit se substituer un fond constitué par une pratique autre : la politique"   . Puisque la politique est l’espace où chaque être se vaut, où la spécialisation et la différence n’ont plus cours   , on voit combien la transmission à tous d’une pensée brute à l’état latent dépend du caractère silencieux de ce medium universel. En quelques articles se dessine une théorie cinématographique conforme à l’avant-garde telle que la définit aujourd’hui François Albéra, c’est-à-dire "une position dans le champ artistique ressortissant à une politique interne au champ (lutte pour y conquérir une place hégémonique) et externe (car liée à un projet de remise en cause de la société)"   .

Définition large à dessein, puisque la notion d’avant-garde est décidément problématique en art. On retrouve dans le raisonnement de Fondane le même point d’achoppement qui nécessite cette grande extension de la notion, à savoir que la frontière entre le bon et le mauvais objet – "film pur", "cinéma autonome" vs le reste de la production ("films bavards", films calqués sur le roman ou le théâtre) – ne passe pas où on pourrait l’attendre, et coïncide encore moins avec la réalité empirique du public d’alors. Ce cinéma idéal englobe en effet dans une même pensée avant-gardiste les succès des serials américains et les tentatives très confidentielles des surréalistes   : deux univers qui n’ont pas, de fait, la même diffusion. Il y a donc toujours un hiatus qui se crée entre la conception et la réception de l’avant-garde, entre l’idée que l’avant-garde consiste en une exhaustion de la forme par un auteur (René Clair, Man Ray…) ou en un cinéma de spectateurs (les valeurs régénératrices du grand public populaire).

"Le film idéal, tel qu’il se laissait préfigurer même dans les films de production courante, devait nécessairement aboutir à cette performance : créer un langage mimique parfait, abandonné par l’homme depuis sa préhistoire, un nouveau moyen d’expression qui non seulement remplacerait la parole, mais à l’occasion la mettrait en échec, soulignerait son creux ; exiger d’autre part du spectateur une sorte de collaboration, ce minimum de sommeil, d’engourdissement nécessaire, pour que fût balayé le décor du signe et que prît forme à sa place le réel du rêve"   . Fondane n’est-il finalement qu’un utopiste ? Il est tout à fait convaincant lorsqu’il prend le pari que n’importe quel être, même inculte, peut apprécier ce langage des sensations et émotions qu’est le cinéma. Son utopie politique n’en est pas une au sens étymologique, puisque son lieu est, précisément, et chaque fois renouvelé, la communion des consciences dans les images. D’où la grande fortune des burlesques, qui sont parmi les rares créateurs à rassembler les deux pôles entre lesquels balance toute avant-garde.

Si la force de Fondane fut de voir la portée politique du dispositif cinématographique, sa faiblesse en revanche reste de ne pas avoir envisagé le problème des dérives et des contenus de ce medium si puissant. La transmission immédiate d’une pensée non conceptuelle peut verser dans la manipulation et la propagande   . Une indéniable émotion se dégage à la lecture ces Écrits pour le cinéma, pièces éparses rassemblées dans un ordre chronologique qui obscurcit peu à peu les perspectives : douleur de cette œuvre puissante dont l’auteur a pu constater de visu les limites   . Contre "le cinéma dans l’impasse", la seule réponse de ce poète qui a renié l’idéalisme et ne voit de vrai lieu à la poésie que dans les images muettes, c’est l’espoir qui peut nourrir toutes les résistances : "Il faut que le film redevienne ce qu’il a été un long moment, l’art suprême des temps modernes, l’adorable edelweiss du piéton, la consolation métaphysique des foules"   .


La résistance ou l’ère des "scénarii intournables"

On retrouve cette tendance à récuser  l’engagement à messages et à contenus prêts à penser dans le souci du scénariste Fondane à gommer dans son adaptation de La Séparation des races de Charles-Ferdinand Ramuz   les parallèles existant avec la situation politique dans l’Allemagne d’après 1933. Rapt   , film réalisé par le metteur en scène d’avant-garde Dimitri Kirsanoff   , reste le seul aujourd’hui visible issu de la poétique de Fondane. Le film, qui utilise beaucoup d’acteurs formés aux côtés d’Antonin Artaud, est aussi remarquable par la quasi absence de dialogues et par le traitement du son (souvent non naturaliste, y compris des ondes Martenot) en surimpression des images.

Ce film est le chant du cygne de Fondane, qui échouera ensuite dans ses projets cinématographiques en Argentine   . Sa résistance, on l’a vue, était d’emblée de principe, prenant acte des potentialités infinies d’un medium dont l’usage ne fut pas toujours à la hauteur de la foi que Fondane mit en lui. "La promesse du cinéma n’est pas mesurable. Chaque jour il nous déçoit, soit ; mais chaque jour il nous soûle à nouveau"   . Ainsi, l’utopie qui consiste à faire de chaque spectateur le lieu d’épanouissement même du potentiel poétique du cinéma rejoint à la fin des années 1920 les impératifs financiers de l’industrie. Fondane est loin d’être un rêveur naïf, lui qui voit le passage du muet au parlant minorer ses propres aspirations et augmenter encore un peu plus la part de l’économique dans le cinéma. Il décide de ne pas désespérer de l’impact de l’"appareil à lyrisme par excellence", à chérir coûte que coûte sa capacité à "regarder plus avant dans les choses"   , quitte à ouvrir le champ du dispositif cinématographique aux "scénarii intournables". Entreprise limite, où l’on trouve "un peu de l’étonnante beauté des fœtus", voulant susciter un "état provisoire de l’esprit que la mémoire consume avec l’acte de lire"   .

Le mieux, pour conclure, est encore de donner à lire, entendre et voir la poésie particulière de ces Ciné-poèmes, premiers textes que Fondane ait écrit en langue française. On trouvera dans un article de Nadja Cohen, la description des "plans" qui constituent "Paupières mûres" (1928)   . On remarquera en particulier, dans les cinquante-cinq derniers "plans", que loin des seules figures abstraites d’une certaine avant-garde, Fondane tisse ensemble les motifs de la carte à jouer, du double, des métamorphoses constantes de l’humain et de l’inhumain, à projeter sur l’écran noir des fantasmes de chacun   .