Joli succès en anglais, la fluide synthèse de George Makari sur l’histoire du mouvement psychanalytique accorde une large place au contexte socioculturel.

Joli succès en anglais, la fluide synthèse de George Makari sur l’histoire du mouvement psychanalytique accorde une large place au contexte socioculturel.

Le beau livre de George Makari, qu'on pourrait traduire peut-être par Révolution dans l'esprit : la création de la psychanalyse, a suscité outre atlantique de nombreux commentaires le plus souvent élogieux, mais parfois aussi étonnamment critiques. Car, si la psychanalyse en France reste aussi vivante qu'elle est fragile, et rend coup pour coup à ses adversaires, aux États-Unis, et dans la plupart des pays de langue anglaise, la psychanalyse est plutôt un cadavre que des marginaux se vouent, de façon plus ou moins pathétique, à ranimer. Or, Makari, qui est professeur de psychiatrie dans de prestigieuses institutions new-yorkaises, aborde cette situation de façon étrangement dépassionnée. Tout semble à ses yeux se passer comme si les Freud Wars des années 90, les polémiques contre non seulement la scientificité de la psychanalyse, mais même la sincérité de Freud, étaient à la fois loin derrière lui et complètement digérées. Dans ce vaste panorama, qui court de la naissance de la psychanalyse jusqu’à l’installation des exilés d’Europe aux Etats-Unis à partir de 1943, les influences culturelles, les conditions politiques, les conflits ordinaires de personnes (sans aucune tentative d’en faire des "effets de l’inconscient") prennent plus ou moins le pas sur les relations tumultueuses des individus, les règlements de compte théoriques, ou la volonté des groupes ou des sous-groupes de d’approprier l’authenticité du message de Freud. Makari a livré ainsi une histoire normale de la psychanalyse, qui l’accompagne dans son essor vers la Mitteleuropa, dans son foisonnement des années 1918-1938, et qui donne un goût de cendres à ce qui s’est appelé "psychanalyse" une fois ce monde entièrement détruit.

Un premier trait particulièrement représentatif de sa démarche ne se découvre pourtant que dans les dernières pages de son livre : l'hagiographie freudienne, qui dans les années 1950 a fait dériver la psychanalyse de cet exploit inouï que fut l'auto-analyse de Freud, est resituée dans le contexte particulièrement délicat de l'affrontement entre les psychanalystes exilés d'Europe, qui se considéraient, tel Federn, comme les vrais dépositaires du savoir freudien, et les néo-freudiens américains, comme Rado, aux yeux desquels l'orthodoxie viennoise, berlinoise, ou londonienne, ne comptait strictement pour rien, rapportée à leurs propres exigences de validation empirique et médicale des cures. C'est assurément un tournant dans l'historiographie de la psychanalyse. On sait en effet depuis Mikkel Borch-Jacobsen et Sonu Shamdasani combien l'édification du mythe freudien a joué un rôle crucial dans la diffusion de la psychanalyse   . On sait aussi que la dénonciation de ces erreurs, de ces falsifications, voire des procédés éhontés de son établissement, a joué un rôle non négligeable dans le discrédit scientifique et culturel de la psychanalyse. Makari, lui, propose d’en resituer les enjeux dans la lutte pour la survie d'un petit groupe d’héritiers de Freud sous la contrainte de son nouvel environnement social et intellectuel, au lendemain de l'immense désastre que fut pour les psychanalystes juifs la seconde guerre mondiale. Car c’est de cela qu’il s’agissait : contre le néo-freudisme américain, indifférent aux spéculations métapsychologiques, et soucieux de fondre la psychanalyse dans le mouvement de l’hygiène mentale et de la psychiatrie universitaire, légitimer l’héroïsme personnel du fondateur et en faire un géant de la pensée en suscitant autour de lui un véritable culte. L’entreprise biographique de Jones, la réécriture systématique de l’histoire de la psychanalyse sur le mode hagiographique, bref, la liquidation de l’histoire au profit du mythe n’aurait donc été, pour Makari, que le choix forcé des exilés viennois arrachés à l’Europe, obligés de faire ressurgir le sens de leurs existences sur un sol ressenti comme hostile. Avec un évident succès, puisque c’est sur ces bases que la psychanalyse va devenir un phénomène culturel américain, un référence pour le cinéma, la littérature, mais aussi l’éducation et les aspirations des individus ordinaires à une vie plus libre. On aurait aimé, bien sûr, que Makari développe davantage. Après tout, c’est un fruit de sa méthode que d’écarter les controverses récentes, où les anti-freudiens soutiennent que la mythologie (en fait, l’imposture) freudienne est consubstantielle à la doctrine elle-même. Makari offre une explication plus sociologique de la solidarité d’un milieu dans la propagation du mythe. Mais il interrompt son analyse aux prémisses de la transformation de la psychanalyse en fait de société, alors qu’il permettait d’imaginer comment sa diffusion pourrait tout de même autre chose qu’une sorte d’illusion collective aberrante.


Quoi qu’il en soit, et c'est un trait général de l'ouvrage, Makari tente de changer l'échelle sur laquelle sont d'ordinaire mesurés les différents événements qui sous-tendent la naissance puis le développement de la psychanalyse. Sa vision s'efforce d'être beaucoup plus sociale, voire anthropologique, que celle qui prévaut d'habitude. On pourra donc lui reprocher de contourner le détail des polémiques, dont les historiens des mentalités qui ont donné à la psychanalyse un rôle si évident dans la formation de l'individualité moderne, sont d'habitude très friands. De même Makari est-il relativement indifférent aux contradictions qui existent entre les différents courants d'idées, scientifiques ou culturels, que Freud et les freudiens ont progressivement cannibalisés dans l'édification de leurs théories. Mais ce recul supplémentaire, qui a l'avantage pour le lecteur d'offrir un synopsis relativement bref et pourtant exhaustif du développement du freudisme, a aussi un avantage épistémologique. S'il n'en réalise pas tout à fait le programme, il donne l'idée de ce que serait une appréhension de la psychanalyse comme un mouvement d'idées envisagé sur la longue durée, sensible aux mutations imposées par l'exil, la persécution, l'histoire des sciences et de la médecine, aux exigences culturelles et morales si différentes des sociétés dans lesquelles elle est née puis s'est exportée, sans oublier celles dans lesquelles elle est morte : l'Autriche-Hongrie, et l'Allemagne d'avant le nazisme.

Si le lecteur n'apprendra pas grand-chose de neuf touchant la rencontre de Freud et de Charcot, il sera certainement plus intéressé par la manière dont Makari décrit la formation du premier cercle des disciples de Freud. Le contexte particulier de la pratique de la médecine et de la recherche médicale en Autriche est bien exposé. De même, Makari reprend avec beaucoup d'acuité la double problématique de la création littéraire et de la recherche pathologique, et celle des débats sur l'identité dans son contexte viennois, identité poursuivie tant comme identité nationale que comme identité personnelle. Encore une fois, Makari, qui a allégé son livre de tout apparat critique, n'apporte pas de faits nouveaux. Mais la façon dont il tisse ensemble des analyses déjà connues emporte une conviction nouvelle. Les ponts entre les écrivains de la Jung Wien, l'ambition d'examiner la vie des grands héros de la culture à la lumière de la psychologie et de la psychopathologie naturalistes, résonnent avec les travaux cliniques et les recherches sur le rêve de façon assez éloquente. On mesure mieux à cet égard le rôle de l'effervescence sexuelle de la Vienne de Freud, l'entrelacement fin des lectures de Schopenhauer, des revendications féministes, de la place des Juifs dans la culture des cafés et de l'université, bref, de toute une atmosphère enfumée et fébrile ou les expérimentations du sexe, de la création violente et du non-conformisme, n'étaient jamais exclusives d'une volonté acharnée de rationalité et même de science.


Makari a cependant le plus grand mal à ne pas re-personnaliser, et finalement à ne pas recentrer sur la personne de Freud cet univers qui alimente le premier développement de la psychanalyse. Puisant abondamment aux minutes de la "Société du mercredi",   Makari remarque ainsi combien Freud pouvait à la fois encourager un certain degré d'hétérodoxie, voire d’hérésie, et, en même temps, s'opposer à toute attaque directe du coeur de sa théorie. On en reste cependant à des considérations sur la logique des groupes. On voit clairement que dans ces fameuses minutes, la psychanalyse résulte d'un effort de plus en plus collaboratif, et que la question de la propriété des idées centrales de la psychanalyse se pose constamment. Mais justement ! Si l'on ne veut pas faire de l'histoire rétrospective, si l'on ne veut pas faire du freudisme la création d'un Freud héroïque, il faudrait parachever ce mouvement de dépossession du monopole des idées authentiquement psychanalytiques : peut-être aurait-il fallu accentuer l'instabilité du contenu de la psychanalyse dans ses premières années. Car cette instabilité a été un moteur fondamental de sa diffusion dans la société, des esprits forts différents pouvant s'en approprier tout ou partie à des fins hétérogènes (libération sexuelle extrême, à la Wittels ou la Soyka, socialisme ou marxisme à la Reich, nouvelles esthétiques, subversion bourgeoise, renouvellement de la psychiatrie à la Bleuler, que sais-je encore ?).

Makari suit ensuite la troupe grossissante des freudiens, dont le centre de gravité se déplace lentement vers Zurich, vers Budapest, vers Berlin, puis vers Londres, et enfin, sous le coup de circonstances de plus en plus tragiques, vers New York. À chaque fois c'est une histoire de dépossession : des viennois par les zurichois, des berlinois par les londoniens, des Européens par les Américains. Ces exils ne sont pas simplement géographiques, ils sont aussi des renonciations intérieures à des idéaux, à des pratiques thérapeutiques, à des clientèles et à leurs milieux. Les proches du maître, qui pensaient avoir puisé à la meilleure source, se retrouvent, comme Kardiner, "déclassé" par les derniers arrivés. Les meilleurs esprits finissent par se taire, voire à dissimuler leurs convictions tant politiques et morales que scientifiques, tellement la montée des dangers les rend dépendants des sociétés psychanalytiques du monde encore libre qui pourraient les accueillir. Revenant sur le congrès de Lucerne en 1934, Makari raconte comment leur communauté se divisa entre les antinazis persuadés de l'imminence de la catastrophe, et ceux qui y par aveuglement ou par calcul jugeaient, avec Jones, que l'essentiel était de préserver la psychanalyse, y compris en Allemagne, fût-ce au prix de pactiser, et d'abandonner à leur sort des Juifs, mais surtout des sympathisants communistes pour qui la psychanalyse était un peu autre chose qu'une forme améliorée de médecine mentale.

Dans le dernier chapitre, intitulé "Psycho-politics of freedom", psychopolitique de la liberté, Makari examine la façon dont les Américains, après avoir fréquenté les formations des Berlinois au milieu des années 20, imposeront à la faveur des circonstances leur conception de la psychanalyse, et notamment l'exigence absolue d'être médecin pour la pratiquer. Le lecteur français qui a gardé à l'esprit les diatribes de Lacan contre l’ego-psychology découvrira avec surprise combien cette forme de technique et de théorie psychanalytique, bien loin d'incarner l'American Way of Life et la distorsion ultime du message freudien, fut en réalité une tentative concertée d'en préserver la teneur contre la dilution de la psychanalyse au sein de la médecine américaine et d’une société dont les exilés méprisaient plus ou moins ouvertement les valeurs. Makari, avec beaucoup de finesse, note une des dimensions essentielles de la tentative de sauver Freud dans un monde si profondément différent de la Mitteleuropa : la traduction. Car l'exil, ce fut d'abord la fin de l'allemand comme langue de la psychanalyse.
Cette fresque élégante, nous la devons à un psychanalyste new-yorkais. S'il n'est pas membre du New York Psychoanalytic Institute, le temple de l'orthodoxie psychanalytique américaine, l'effort de distanciation à l’égard du "mythe freudien", qui s’est forgé dans ce petit monde il y a maintenant soixante ans, n'est pas moins sensible. Il témoigne de l'émergence d'une nouvelle manière d'envisager l'histoire de la psychanalyse, réconciliée avec l'histoire de la culture, avec l'histoire tout court, et qui peut peut-être se pencher sur le passé avec une sérénité nouvelle