Patrick Tudoret se fait le médecin légiste d’une exception culturelle française. Une analyse solide, lucide et engagée.

 Il fut un temps où une émission qui ne parlait que de livres était diffusée en prime time tous les vendredis sur une grande chaîne nationale et réunissait entre 2 et 2,5 millions de téléspectateurs. Entre 1975 et 1990, Apostrophe parvint à s’imposer comme une instance critique incontournable du paysage littéraire, rendit jaloux les intellectuels étrangers et devint même un enjeu d’importance pour l’État. Aujourd’hui, quelle est la place du livre à la télévision ? Dans la longue lignée des études sur les rapports délicats entre culture et télévision, Patrick Tudoret nous livre son observation d’un genre qui a constitué durant de nombreuses années le fer de lance de l’exception culturelle "à la française"   : l’émission littéraire.
Que l’on ne s’y méprenne, si L’écrivain sacrifié débute en déclarant la mort de l’émission littéraire, le propos du chercheur   n’est pas tant de déclarer l’heure et les circonstances du décès, mais plutôt de s’interroger sur l’incompatibilité de deux médias que rien n’aurait dû faire se rencontrer. Dès les premières pages, l’auteur fait le deuil de cette "sorte de pari fou, [ce] mariage impossible entre une économie foncièrement démocratique, marginale, libertaire, contestataire et naturellement centrifuge : celle de la littérature, et une économie de masse, totalitaire, normative, unanimiste, naturellement inféodée aux lois du nombre et du profit : la télévision."  
On pourrait croire que tout est dit, et pourtant, le succès lointain d’une émission comme Apostrophe amène à s’interroger sur l’évolution de la télévision française, qui ne compte plus que quelques rares programmes de ce type   , condamnées à hanter les fins de soirées des téléspectateurs et les nuits des responsables de programme : la littérature dans l’écran n’attirant pas les foules, comme chacun sait.

 
 
Paléo, Néo et Sur-Télévision

Ainsi, et ce n’est pas son moindre mérite, Patrick Tudoret dédie l’ossature de son ouvrage à une analyse aussi ambitieuse que solide des évolutions qu’a connues la télévision française depuis sa création. L’auteur dépeint avec force détails ses mutations, de la  "Paléo-Télévision", média de service public aux "visées humanistes, ouverte, bienveillante, pédagogique, attentive à une large diffusion de la culture, pleine, encore, de révérence pour l’écrivain et son œuvre […]"   , parce que cherchant une légitimité par son biais ;  à la "Néo-Télévision", notion empruntée à Umberto Eco, qui s’impose comme l’instance légitimatrice et sacralisante de la littérature et amène à l’avènement d’une nouvelle caste, celle des journalistes-animateurs   ; jusqu’à la "Sur-Télévision", qui "assied le modèle d’un individualisme absolu"   , pratique l’auto-promotion et sacrifie à "la dépendance des modes [et] l’oubli permanent"   .

Patrick Tudoret profite de l’étude lucide de ce long déclin pour vilipender "le spectacle souvent navrant de ce Barnum médiatico-littéraire"   , coupable d’avoir fait perdre au lectorat ses prérogatives en matière de goût, et stigmatise tour à tour la sophistication du discours à la télévision, la dictature du nombre et des effets d’opinion, l’allégeance à la nouveauté, les logiques marchandes et l’effacement des hiérarchisations, entre autres perversions du système.
 
 
La mort sacrificielle de l’auteur


Cependant, dans cet ouvrage engagé, c’est bien du statut de l’écrivain dont il est  principalement question. Marcel Moreau, l’un des premiers à connaître l’expérience difficile de la caméra, résume bien cette incompatibilité entre le langage de l’écrivain et celui de la télévision : "J’avais le sentiment de trahir à l’oral cette voix qui était la mienne à l’écrit."   Mais la télévision "a horreur du vide comme elle a horreur du silence"   , et l’auteur doit faire face la surexposition médiatique. "Le livre, soudain, […] devient alors prétexte à une promotion des individus"   , et l’auteur se retrouve piégé au cœur du système dont les règles lui sont en tout point antinomiques : "une lumière trop crue en vient à l’anéantir, dans son intégrité même, mais surtout à anéantir ce qui est censé faire corps avec lui : son texte, son œuvre, patiemment machinés, tissés "avec la navette des mots".  

De ce "mariage impossible" pourrait naître des effets vertueux pour la littérature : après tout, le livre à la télévision n’a-t-il pas pour but premier que de se rendre accessible au plus grand nombre ? Patrick Tudoret n’hésite pas à poser franchement la question et y répond tout au moins radicalement : la télévision est bien un outil promotionnel du livre, et "elle n’est même que ça, tandis qu’on a voulu lui faire endosser des habits trop larges, ceux d’une critique traditionnelle largement destituée, d’un juge légitime et patenté de la chose littéraire."   Comme le dit l’académicien Hector Bianciotti, "un passage réussi à la télévision fait gagner beaucoup d’acheteurs et quelques lecteurs…"   C’est pourtant à un homme de télévision amoureux du livre, Bernard Pivot, que reviendra le mot de la fin : "Ceux qui lisent sont certes gratifiés comme téléspectateurs mais ils n’ont pas besoin d’émissions littéraires."   L’oraison funèbre est dite