Les ‘nouvelles mythologies’, sans avoir l’intelligence de celles de Barthes, en décrivant nos habitudes contemporaines fournissent l’occasion de futures nostalgies.

Les temps changent. Ce n’est pas si sûr si l’on en croit Jérôme Garcin qui, dans la préface des Nouvelles Mythologies, écrit : "on est simplement passé de la France de Coty à celle de Sarkozy, de Poujade au poujadisme, de l’ancien franc à l’euro, du steak-frites au sushi, de la DS au 4 x 4, et du "visage plâtré de Garbo" au corps huilé d’Emmanuelle Béart." Finement joué, doublement malin : d’abord parce que Garcin exploite lui-même la mythologie que sont les Mythologies (Paris, Seuil, 1970) de Roland Barthes ; ensuite parce que, dans sa prétention, il fait preuve de modestie en dirigeant un recueil collectif – ainsi ne pourra-t-on pas lui reprocher en nom propre de n’être pas à la hauteur de son illustre prédécesseur.

Entre 1954 et 1958, Roland Barthes, auteur du Degré zéro de l’écriture - manifeste d’une nouvelle critique littéraire centrée sur la logique immanente du texte - publie de courts articles décryptant la société contemporaine qui se nourrit de mythes tels que le catch, les martiens, le strip-tease, le bifteck-frites, la sueur des romains dans les films hollywoodiens... Barthes explique la logique de ses textes, réunis en recueil en 1957 : "J’essayais alors de réfléchir régulièrement sur quelques mythes de la vie quotidienne française. Le matériel de cette réflexion a pu être très varié (un article de presse, une photographie d’hebdomadaire, un film, un spectacle, une exposition), et le sujet très arbitraire : il s’agissait évidemment de mon actualité." Cependant, à travers ces "mythologies" des années 50, Barthes ne s’est pas contenté de décrire des attitudes, tranches de vie et rationalisations de la doxa petite-bourgeoise sous la IVè République ; faisant œuvre de philosophe, c’est le phénomène même de mythe qu’il traque à travers des représentations anecdotiques : "Qu’est-ce qu’un mythe, aujourd’hui ?" s’interroge-t-il. Mais ce questionnement vise surtout à dénoncer ce que le sémiologue dénomme "l’ennemi capital" : "la Norme bourgeoise".      

Cinquante ans plus tard, différents rédacteurs – de Nelly Arcan à Arnaud Viviant, en passant par Philippe Sollers, Claude Lanzmann, Laurent Joffrin, etc. –  emboîtent donc le pas à l’auteur unique des Mythologies. Chaque chapitre correspond à un mythe du "bazar des années 2000" : le speed-dating, le patch, la nouvelle chanson française, le SMS, le corps nu d’Emmanuelle Béart, la Smart   , Nicolas Hulot… Cependant ces romanciers, sociologues, et autres philosophes ne poursuivent guère la réflexion de Roland Barthes. En effet, les auteurs réunis par Jérôme Garcin font pâle figure de chroniqueurs quand Barthes construisait un système d’analyse. La sémiologie laisse place alors ici à un journalisme convenu : ces Nouvelles Mythologies ne sont pas aussi subversives que les originales, ni toujours aussi pertinentes.

Les petits bourgeois, cible principale de Roland Barthes, ne sont plus guère croqués que par ceux qui les connaissent le mieux, c’est-à-dire par ceux qui en sont. C’est un livre dénonçant les bobos, rédigé par et pour eux-mêmes. Et après tout, pourquoi pas ? - le livre initial de Barthes étant lui-même devenu un livre pour bobos nostalgiques d’une époque qu’ils n’ont pas vécue. Il y a tout de même quelque chose de plaisant à lire cet ouvrage, recueil de notre modernité : dans vingt ans, peut-être sera-t-il auréolé de cette mélancolie associée au passé, alors on pourra sourire de nos manies qui paraîtront surannées, on aura vieilli, les temps auront changé, mais l’on prisera ce passé qui était notre jeunesse… selon une indigence irréfutable : celle du "c’était mieux avant". Ces Nouvelles mythologies auraient donc pu s’intituler Prochaines mélancolies, et leur lecture n’en sera que meilleure avec le temps : pour une fois, ce sera mieux après. 

* À lire aussi sur BibliObs, trois textes extraits des Nouvelles Mythologies (ici)