Cette brève histoire de l’impérialisme et de l’anti-impérialisme à l’époque contemporaine laisse un goût d’inachevé.

S’éloignant des terres orientales pour un temps, Henry Laurens, titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, propose une étude sur la notion d’impérialisme, non pas « dans l’histoire », comme le dit le sous-titre, mais dans celle que connaît Henry Laurens, l’histoire contemporaine. L’objet du livre est de montrer à quel point les détracteurs de l’empire ont échoué à décrire le projet impérial au cours des différentes phases impérialistes du XIXe et du XXe siècles. Mais, ce faisant, l’auteur a davantage tendance à décrire l’évolution du projet impérial qu’à confronter cette évolution au discours des anti-impérialistes.

Si, dès son introduction, Henry Laurens prend le soin de différencier l’empire de l’impérialisme, c’est, malgré le titre de son ouvrage, à la seconde de ces notions qu’il consacre son étude, en rappelant fort utilement les définitions que Schumpeter et Schmitt lui donnaient. Une partie de l’argument de cet essai repose sur les tensions et les interactions entre impérialisme et capitalisme, en raison de la critique léniniste selon laquelle la guerre impérialiste est le stade suprême du capitalisme. L’impérialisme du libre-échange tel qu’il se développe dès le milieu du XIXe siècle se fonde une politique de force au profit d’intérêts économiques, ce qui ne nécessite pas de conquête territoriale ; les facteurs primordiaux sont les réseaux de transport (et leur sécurité) et la gestion locale. Mais à côté de cet impérialisme existe une colonisation non fondée sur des principes économiques, mais culturels.

Ainsi, la fin de l’expansion coloniale, qui correspond à la Première Guerre mondiale, se caractérise par l’apparition d’une élite locale, le renforcement de l’appareil sécuritaire colonial et le renforcement de la cohésion nationale de la métropole où les différences juridiques sont estompées, alors qu’elles sont encore bien présentes dans les colonies. Du côté des peuples colonisés, la colonisation a fourni une base identitaire, mais à partir de grilles de lecture erronées puisqu’européennes. Celles-ci divergent par ailleurs selon que la colonisation est britannique ou française. La première impose une vision raciale aux rapports sociaux, sous l’argument d’un respect de la différence. La seconde, inspirée par le discours du colonisateur civilisateur, implique une assimilation culturelle (mais pas juridique). Mais ni l’une ni l’autre ne sont à l’origine du totalitarisme, et sur ce point Henry Laurens s’oppose à la pensée d’Hannah Arendt.

Le développement de l’anti-impérialisme (d’origine américaine, à la fin du XIXe siècle) correspond à la période de déclin de l’hyperpuissance européenne puis à la phase de décolonisation. Il s’appuie sur l’idée du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, affirmée déjà lors de la partition des empires allemands et austro-hongrois. Ce droit aurait pu être banni du droit public international, au vu de son application par le régime nazi. Pourtant il a été réaffirmé dès 1941 par F. Roosevelt et constitue l’un des axes principaux de la Charte des Nations Unies. La résolution 1514 de décembre 1960 rappelle la nécessité de mettre fin au colonialisme sous toutes ses formes, tout en rappelant le principe de l’uti possidetis : les frontières issues de la colonisation sont intangibles.

La fin du colonialisme n’est pas la fin de l’impérialisme : la guerre froide est encore interprétée comme une guerre impérialiste. Alors que les empires coloniaux sont désignés par les Etats-Unis comme responsables de la guerre en raison du protectionnisme qu’impliquait leur modèle économique (comme si les Etats-Unis n’avaient pas développé une politique protectionniste dans les années 30), la puissance américaine soutient une autre position impérialiste, celle qui correspond à une extension de son domaine d’action dans le monde. Le discours anti-impérialiste explore donc une troisième voie et constitue un « instrument de disqualification du compétiteur local ».

À ce point du récit, l’ouvrage d’Henry Laurens abandonne la simple synthèse de travaux déjà bien connus pour développer une courte démonstration qui fournit une grille de lecture extrêmement intéressante sur les sociétés occidentales. Dans les derniers temps de l’emprise coloniale, les métropoles ont ouvert leur empire à la libre circulation, de façon à favoriser la circulation de main-d’œuvre ; c’est ce qu’Henry Laurens appelle la citoyenneté d’empire, selon le modèle de la loi de Caracalla édictée en 212 apr. J.-C. accordant la citoyenneté romaine à tous les habitants de l’empire. Cette liberté de circulation intervient au moment où les volontés décolonisatrices sont les plus fortes. La décolonisation correspond chez les puissances coloniales européennes au début de la construction de la communauté européenne. Celle-ci implique une liberté de circulation plus importante à l’intérieur des frontières européennes, mais également une fermeture progressive de ces frontières aux nouveaux décolonisés, un processus qui ne fait que s’accentuer aujourd’hui. Mais cette fermeture est postérieure à la création de communautés originaires des anciennes régions colonisées, qui sont à l’origine d’un multiculturalisme permettant d’intérioriser l’histoire impériale. Cette intériorisation demeure néanmoins une reproduction biaisée : le multiculturalisme s’inspire du modèle américain, alors que l’histoire n’est pas la même ; par ailleurs il s’appuie une unification juridique qui s’oppose à la diversité des statuts existant à l’époque de la colonisation.

La description que fait Henry Laurens de l’évolution sociale dans les anciennes métropoles permet de mieux comprendre les politiques menées à destination des communautés : alors que le Royaume-Uni a poursuivi la mise en œuvre du principe de respect des différences liées à l’origine ethnique, avec une politique communautariste, la France conserve le principe colonial de l’apport civilisateur qui tend à une unification culturelle (mais avec des différenciations liées à la position sociale). Elle est donc confrontée à une difficulté qui n’existait pas à l’époque coloniale : l’égalité des statuts, qui impose une égalité totale (culturelle et juridique).

Les pages qui suivent, concernant les impérialismes américain et russe, paraissent plus convenues. Elles n’en contiennent pas moins d’utiles rappels géopolitiques concernant les modèles proposés par les deux grandes puissances (exportations technologiques et importance du capital pour les Etats-Unis ; industrialisation étatique et refus des investissements privés étrangers pour l’URSS), le rôle de l’aide internationale en tant que réparation historique due par les anciennes puissances colonisatrices aux nouveaux pays, le poids du marché du pétrole qui accorde aux ressources naturelles une place primordiale dans la géopolitique…

Le dernier chapitre insiste sur l’identification des Etats-Unis à une république impériale, qui ne fonctionne pas par annexion mais par alliances militaires et implantation de bases militaires et qui nécessite l’existence d’un ennemi pour maintenir son système hégémonique. Cette description appelle une comparaison absente de l’ouvrage d’Henry Laurens : un parallèle avec la ligue de Délos dont Athènes était l’hégémon, et qu’elle contrôlait par le biais d’un tribut (utilisé en fait par la cité pour son propre développement) et par l’implantation des clérouquies, installation hybrides entre colonies et bases militaires, pour mieux contrôler les alliés ayant tenté de se soulever contre l’autorité athénienne.

Henry Laurens rappelle également que la politique impérialiste américaine a un rôle régulateur en Asie et perturbateur au Moyen-Orient, qui se fonde sur un sentiment d’exceptionnalité (caractère de l’empire romain, selon P. Veyne) et celui de sa propre puissance (non fondée sur des modes de production, comme le relevait déjà R. Aron dans sa définition de l’impérialisme). Sans être véritablement un empire, les Etats-Unis sont donc bien décrits comme une puissance impérialiste, créatrice d’idéologies qui lui sont étrangères : « la réalité humaine fait que les impérialismes ont été les moteurs de l’universalisation de l’humanité tout en produisant les nouveaux nationalismes qui la combattent »   .

Le sous-titre de l’ouvrage d’Henry Laurens laissait espérer des développements sur une histoire comparatiste des empires et de leurs dénonciateurs. Mais l’histoire considérée est uniquement contemporaine, à tel point que les quelques exemples comparés (avec Rome presque uniquement) sont plutôt décevants, car trop limités. Une fois cette déception dépassée, l’ouvrage rassemble utilement une description distanciée du fait colonial et impérialiste, même si, parfois, l’objectif du livre (démontrer que les critiques portées contre les empires sont en porte-à-faux avec la réalité impérialiste) semble avoir été oublié par son auteur au profit d’une description un peu linéaire. On retiendra surtout les quelques pages inspirées sur les origines du multiculturalisme et les processus de construction de l’image de l’autre ; c’est là qu’Henry Laurens retrouve ses domaines de prédilection, où il excelle