Le secteur privé recycle les valeurs d'engagement et de dévouement du public, mais sans l'universalité.

Danièle Linhart   donne avec ce petit livre une interprétation des évolutions du travail. Sa thèse est exposée d’entrée de jeu : la dimension socialisatrice et l’orientation altruiste du travail se perdent, et la faute en incombe aux nouvelles formes de mobilisation du travail qui font appel à la subjectivité des salariés, mais “dans des conditions et selon des modalités contraignantes, d’objectifs très précisément définis.”   . Le sentiment de contribuer à faire exister la société par son travail, qui persistait dans l’univers taylorien au sein des collectifs de travail et dans la volonté de transformation historique de la société, disparaît désormais sous le double effet de la dérive narcissique et de l’assujettissement des salariés à la cause de l’entreprise qui les emploie. L’interprétation est ici proche de celles qu’ont données récemment Vincent de Gaulejac dans La Société malade de la gestion   ou Marie-Anne Dujarier dans L’Idéal au travail   , auxquels l’auteure fait référence. Pour une analyse plus systématique des processus par lesquels le travail fait société, permettant de questionner des interprétations différentes, le lecteur pourra se reporter au livre de Michel Lallement, Le travail. Une sociologie contemporaine   .

Le fait que le travail salarié inclut une part de don est une idée dérangeante, explique Linhart. Elle ne cadre guère avec la manière habituelle de considérer le travail sous la forme d’un contrat (même si l’on prend en compte les règles implicites ou l’engagement subjectif qui le complètent ou l’accompagnent nécessairement). Il s’agit pourtant d’une idée classique en sociologie au moins depuis Durkheim, qui situe “le travailleur dans une relation à la société dans son ensemble”   , tout en montrant que celle-ci prend d’autant plus d’importance que l’individu devient plus autonome   .

La préservation de l’orientation altruiste dans l’univers taylorien et bureaucratique


L’auteure mobilise dans les chapitres suivants à l’appui de cette thèse les nombreuses enquêtes de terrain auxquelles elle a participé. Elle rappelle tout d’abord “l’importance des collectifs de travail dans la régulation du rapport au travail et de son vécu”   dans l’univers taylorien. “Les contraintes du travail, en leur sein, font l’objet d’une gestion clandestine, plus ou moins implicite ; le sens du travail, son utilité, sa valeur, son rôle dans la société sont également pris en charge par ces collectifs qui édictent des règles morales et participent d’une interprétation idéelle à visée universelle de cette réalité de travail.”   . Ce qui explique que des salariés puissent développer une véritable nostalgie de ces ambiances de travail, malgré les progrès réalisés concernant la valorisation des personnes et de leurs compétences et l’amélioration des conditions de travail. Elle l’illustre d’exemples, puisés dans des ambiances très pénibles, de “logiques sociales nourrissant une identité collective, source de fierté, de dignité qui échappent à la domination de l’entreprise et dialoguent avec la société.”   . Elle montre que la modernisation, l’individualisation des salaires et parfois les licenciements “ont fait voler en éclats ce monde de solidarité et de partage de valeurs qui se traduisait dans les actes de travail.”   et parfois dans les luttes   .

Elle s’intéresse ensuite au secteur public. La situation des postiers est a priori meilleure, explique-t-elle, ceux-ci réussissant à préserver une orientation altruiste. Même si celle-ci, “portée par les principes républicains d’égalité, continuité et accessibilité du service”   , est vécue “sur un mode profondément individuel”   dans la mesure où les collectifs de travail ou le métier ne sont guère investis par eux sur le mode identitaire. Les postiers “vivent dans la conscience de la portée fortement symbolique de leur fonction, tout en assumant un rapport individualiste au travail et une forte valorisation de leur vie hors travail.”   , écrit l’auteure. La modernisation de La Poste entre en conflit avec cette position lorsqu’elle privilégie les entreprises par rapport aux particuliers ou promeut une démarche de plus en plus commerciale, pour les métiers en contact avec la clientèle.

L’auteure évoque également trois autres administrations où elle a eu l’occasion d’enquêter. À l’Équipement, les valeurs de service public étatique sont portées par la logique métier et une expertise technique. À la Préfecture, elles le sont, comme dans le cas de La Poste, par le sentiment d’appartenance à l’institution : “le métier n’est pas aussi valorisant, mais on y découvre un sentiment omniprésent de redresseur de torts”   , écrit-elle. Mais là aussi des évolutions en cours sont susceptibles d’affaiblir ces valeurs. C’est le cas de la décentralisation qui implique, pour l’Équipement, le transfert de près de la moitié des effectifs du secteur de l’État à celui des collectivités territoriales, ou encore, s’agissant de la Préfecture, des nouvelles orientations, que définit l’État, qui mettent à mal la notion d’égalité et heurtent les convictions des agents. Au Rectorat en revanche, c’est la logique bureaucratique qui l’emporte, au point d’étouffer toute velléité à s’identifier à ces valeurs et à les porter.

Un dangereux chassé-croisé entre privé et public


On assiste aujourd’hui à un surprenant chassé-croisé autour des valeurs professionnelles, explique l’auteure. Au même moment, où l‘on voit “le secteur public importer en son sein des pratiques individualisantes, des pratiques de mise en concurrence, et éroder ainsi une motivation au travail bien réelle chez ses agents, […] les entreprises privées se lancent […] à la conquête de postures au travail et de motivations calquées sur ce que semble brader le secteur public.”   . Sous le prétexte de guerre économique, celles-ci développent en effet une morale de l’engagement et du dévouement professionnels (comme l’auteure l’avait déjà montré dans un précédent livre   ). “Pour les salariés du privé, il faut désormais se dévouer, se donner, s’identifier (comme les agents du secteur public) à la cause de leur entreprise, mais toutefois avec deux différences de poids : la première est qu’ils ont à le faire au profit d’objectifs auxquels ils n’adhèrent pas nécessairement, qui ne comportent que rarement des dimensions universalistes, et la deuxième est qu’ils doivent accepter une éventuelle dimension éphémère de cet engagement total, car les entreprises du secteur privé n’entendent pas se lier par des engagements de longue durée.”   . A contrario, “c’est lorsqu’elles optent pour une croissance et une rentabilité qui relativisent de fait les valeurs humaines et sociales que les entreprises publiques cherchent à mettre en place des chartes éthiques destinées à motiver, comme dans les entreprises privées, les salariés pour les rendre plus efficaces.”   .

L’adhésion des salariés, que les entreprises souhaitent totale, est, dans un certain nombre de cas, obtenue par la peur, montre l’auteure. “Dans le cadre du travail modernisé, chacun est renvoyé aux seuls objectifs que le management impose, et à ceux qu’il s’impose lui-même. La difficulté à les atteindre se vit alors sur le mode de l’angoisse, de la peur, et avec le sentiment de l’échec.”   . Le sentiment de ne pas pouvoir faire correctement son travail est en effet très répandu. L’autonomie laisse bien souvent le salarié livré à lui-même, sans le soutien du collectif, face à des cadres – qui tournent trop vite – avec lesquels la distance s’est fortement accrue, et faisant l’expérience d’un déni de reconnaissance de plus en plus marqué. “Le travail moderne […] attaque le lien qui unit le sens et le vécu du travail à la société. Il conduit chacun au repli, et à l’incompréhension de ce que vivent les autres.”   . Et si on relie cela à la marchandisation croissante des activités sociales, comme le fait l’auteure, on ne peut qu’être inquiet pour le devenir de notre capacité à vivre les uns avec les autres.

Même s’il est difficile de ne pas donner raison à l’auteure sur ce point, la manière dont le livre est écrit peut générer un sentiment de frustration. L’interprétation proposée n’est à aucun moment confrontée aux autres interprétations possibles, et bien peu nuancée. Les causes des évolutions qu’elle pointe sont à peine abordées. L’auteure lance une alerte, elle donne toutefois peu de pistes pour essayer de remédier à la situation qu’elle décrit. Ce n’est pas tout à fait juste puisqu’elle montre l’importance de préserver les valeurs du service public comme garant d’une orientation universaliste de la société, qui nous apparaît comme le principal apport du livre et qui fait une bonne partie de son intérêt