Un livre d'exercices de détermination de l'intentionnalité en contexte où l'on voit l'auteur suivre les traces de Merleau-Ponty.                                                                                    
 

Nul doute que la querelle entre une certaine philosophie dite "continentale" et une certaine philosophie dite "analytique" se soit définitivement éteinte ces dernières années, pour le plus grand soulagement de tous. Nul doute aussi que le mérite en revienne dans une très large mesure, en France, à Jacques Bouveresse, mais aussi à celles et ceux, innombrables, dont il a encouragé, inspiré et stimulé les travaux. Nul doute qu’un espace commun d’interlocution ait émergé depuis quelque temps déjà, où se croisent et se rencontrent philosophes, sociologues, linguistes et anthropologues de part et d’autre de l’Atlantique et de la Manche.

L’ouvrage que publie aujourd’hui Jocelyn Benoist sous le titre de Sens et sensibilité nous paraît de ce point de vue doublement exemplaire, à la fois par le témoignage qu’il apporte de la fécondité d’un tel croisement entre diverses traditions philosophiques, et par la façon si originale qu’a l’auteur d’orchestrer le dialogue, en veillant, pour ainsi dire, à mêler les voix les unes aux autres de sorte à mettre en valeur les différents timbres et tessitures, sans que jamais celles-ci puissent se confondre et se disperser en une cacophonie inaudible.

Ces allers et retours incessants d’une tradition à l’autre expliquent certainement que ses travaux aient pu suivre depuis quelques années un cheminement en lacets, le conduisant d’un bord à l’autre, s’éloignant d’autant plus de l’un qu’il se rapproche de l’autre et inversement – conformément, au reste, à l’une des plus fameuses consignes de Husserl selon laquelle la méthode phénoménologique doit toujours se mouvoir en zigzags.  
     
De la phénoménologie à la philosophie analytique, et retour

Après s’être fait connaître par une série de remarquables articles portant sur la phénoménologie husserlienne, dont un certain nombre ont depuis été recueillis en volume   , l’auteur s’est très tôt intéressé à cet autre courant philosophique majeur de la modernité qu’est la philosophie analytique. De là sans doute la décision de mettre au centre de son attention l’œuvre de Husserl la plus propice à une confrontation éclairante entre ces deux traditions – à savoir, les Recherches logiques publiées en 1900-01 –, non pas toutefois dans le but d’élaborer une synthèse pacifiante visant à faire rentrer à toute force l’intentionnalité dans le moule contraignant de l’analyse logique du discours (ou l’inverse), mais plutôt afin de mettre au jour le sol ou le socle commun de la phénoménologie, à l’état natif, et de la philosophie analytique dans ses problèmes fondamentaux.     




Pour y parvenir, la stratégie adoptée a consisté à rattacher, en amont, la phénoménologie des Recherches logiques à la tradition logique autrichienne, pour mieux montrer comment, en aval, la philosophie analytique pouvait permettre de poser à nouveaux frais un certain nombre de problèmes sur le terrain proprement phénoménologique.

Tel est, brièvement résumé le sens du projet qui l’aura occupé pendant une décennie   . Mais, il semble que, chemin faisant, le sens du projet poursuivi se soit inversé ou du moins considérablement nuancé, car la critique extérieure à laquelle la phénoménologie a ainsi été exposée a eu pour effet, non pas, comme prévu, de réouvrir certaines questions propres de la phénoménologie, mais plutôt de les refermer, en mettant au jour ce que l’auteur a cru pouvoir identifier comme étant les limites essentielles de l’intentionnalité elle-même, et donc de toute entreprise phénoménologique.         

Les limites de l’intentionnalité

Cet indispensable rappel justifie pleinement l’avertissement par lequel s’ouvre le dernier livre de Jocelyn Benoist : "Ce livre est la suite directe des Limites de l’intentionnalité". Mais en quel sens cet ouvrage prolonge-t-il réellement un projet plus ancien ? Est-ce en ce sens où il fournirait les premiers éléments d’une enquête systématique, historique et thématique sur le sens du concept d’intentionnalité et sur ses limites ? Il suffit de lire quelques pages pour s’apercevoir que ce n’est manifestement pas le cas. Est-ce en ce sens alors où il s’agirait de systématiser les intuitions éparses de ses essais antérieurs afin de parvenir à une perspective globale sur le problème examiné ? Pas davantage.

Mais de quoi s’agit-il donc ? Sens et sensibilité présente une succession d’essais qui sont autant d’exercices de détermination de ce que l’auteur appelle "l’intentionnalité en contexte" – et non pas, donc, un ouvrage doué d’une cohérence organique.

Certes le projet avance, les éléments de doctrine présentés dans ce livre sont relativement plus unitaires que dans les livres précédents, le jeu de références s’est pour ainsi stabilisé, les noms de John Austin, de Charles Travis, de John McDowell et d’Hilary Putnam semblent avoir acquis une prééminence dont on voit mal comment ils pourraient être amenés par la suite à la perdre – mais si le projet avance, c’est alors au sens où Heidegger disait qu’"il en va ici comme de l’ascension d’une montagne qui n’a encore jamais été gravie. Parce qu’elle est escarpée et en même temps inconnue, il arrive parfois que celui qui s’y aventure se retrouve parfois devant un précipice ; le voyageur s’est brusquement égaré. Parfois il tombe à pic, sans que le lecteur ne le remarque, car après tout la pagination continue".    
          
Il semble bien que le livre de Jocelyn Benoist mette en scène, d’une certaine manière, une telle mésaventure. Que l’on ne s’y méprenne pas : ce livre ne tient pas lieu de l’enquête systématique dont il a pu faire naguère le projet, il n’en diffère pas non plus le projet, il s’y substitue purement et simplement parce que, de l’aveu même de l’auteur, "il est possible, voire probable, pour des raisons non simplement accidentelles, qu’[un tel projet] soit voué à demeurer chimère".     

L’intentionnalité en contexte

Ce qui ne signifie évidemment pas que les multiples exercices de détermination de l’"intentionnalité en contexte" que proposent les uns après les autres les divers chapitres de Sens et sensibilité ne présentent pas un vif intérêt en eux-mêmes. Bien au contraire, ils nous paraissent renouer avec ce qu’il y a de meilleur et de plus précieux dans les traditions analytique et phénoménologique, à savoir les éblouissantes descriptions qui font tout le prix des écrits de Husserl, de Wittgenstein et d’Austin, qu’ils enrichissent encore du seul fait de prêter attention à des aspects du monde que ces derniers ont parfois eu tendance à négliger ou à traiter séparément les uns des autres.
 
Proposons sans plus tarder un échantillon de ces belles descriptions qui émaillent le livre, en nous efforçant de montrer le bénéfice que l’on peut tirer à analyser des situations sociales, affectives et perceptives ordinaires sous l’angle d’une intentionnalité "externalisée", c’est-à-dire d’une intentionnalité qui intègre comme autant de composantes constitutives de la perception certaines dimensions contextuelles.      




Le baiser de main de M. de Norpois

Jocelyn Benoist consacre quelques-unes des plus belles pages de son livre à une lecture phénoménologique de ce passage remarquable d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust, où le narrateur parvient à arracher à M. de Norpois la promesse qu’il parlera de lui à Gilberte et à sa mère, lui donnant par là même l’espoir d’être bientôt introduit auprès d’elles. Exultant de joie, il ne sait comment témoigner de sa reconnaissance et songe, l’espace de quelques instants, à "embrasser ses douces mains blanches et fripées, qui avaient l’air d’être restées top longtemps dans l’eau". A vrai dire, il en ébauche même presque le geste, ce qu’il se croit alors seul à avoir remarqué. Pourtant quelques années plus tard, on lui rapporte une allusion faite par M. de Norpois selon laquelle celui-ci avait "vu le moment où [il] allait lui baiser les mains".    

Retenons tout d’abord de cette histoire l’assimilation d’une émotion à un geste,  à une attitude corporelle – fût-elle avortée. Retenons également le fait que ce geste ait pu être vu pour ce qu’il est, c’est-à-dire pour l’esquisse d’un baiser.

On objectera qu’il ne s’agit pas, dans les deux cas, d’une véritable perception, mais au mieux d’une inférence. M. de Norpois n’a pas vu, en toute rigueur, une émotion, il a vu bien plutôt un geste, ou une esquisse de geste qu’il a soumise à interprétation. Et lorsque le même individu déclare avoir "vu le moment où…", il est bien évident qu’il parle de manière seulement figurée.

Mais est-ce si sûr ? En vérité, M. de Norpois a bien vu ce qu’il y avait à voir, à tel point qu’il a même vu ce qu’il n’aurait jamais dû voir. Il n’a pas d’abord embrassé du regard un ensemble de signes corporels, auxquels il a donné en un second temps une interprétation morale en se référant au contexte au sein duquel ils se produisaient, il a immédiatement saisi une attitude morale qui se donnait à voir de manière unitaire, et la perception par laquelle cette attitude lui a été révélée est une perception à part entière – une perception morale.

Les circonstances de la perception

Les circonstances de la perception (l’embarras du narrateur à formuler sa demande, la joie inespérée d’obtenir ce qu’il voulait, le désir de manifester sa reconnaissance, etc.) sont autant de composantes constitutives de la perception. Il n’y a aucun sens à dire ici qu’un certain matériau perceptif a servi de support à une évaluation morale –  à dire par exemple, avec Husserl, que les perceptions en vertu desquelles un objet revêt une valeur quelconque (éthique, esthétique ou sentimentale) ne constituent pas des actes autonomes, mais toujours des actes fondés, c’est-à-dire reposant sur d’autres actes, dont ils présupposent l’existence et sur le contenu desquels ils sont édifiés.

Il n’est tout simplement pas vrai de dire, d’un point de vue descriptif, que tel ou tel objet m’apparaît d’abord pour ce qu’il est, pour ainsi dire, dans sa nudité, et que, subséquemment, il puisse se voir attribuer le caractère d’être beau, admirable ou vil, ou qu’il fasse naître en moi une émotion (esthétique ou morale) intentionnellement rapportée à ce même objet. Il est manifeste qu’il s’agit bien plutôt en l’occurrence d’une expérience, concrète et singulière, d’une certaine forme de rencontre, particulière et circonstancielle, avec le réel dont les diverses composantes circonstancielles ne peuvent pas être isolées et  mises les unes à côté des autres.

Ce que M. de Norpois a vu, c’est non seulement un geste ou l’ébauche d’un geste, mais encore une attitude – comme telle absolument indissociable du contexte au sein duquel elle se produit. "Percevoir", écrit Jocelyn Benoist, "c’est entrer en contact avec les choses comme elles sont autour de nous", c’est-à-dire non seulement dans le voisinage des autres choses, mais dans le monde où nous intervenons, dans le monde que nous subissons aussi, que nous transformons à l’occasion et où se nouent nos intrigues et nos drames, "qui constitue la trame même de notre existence".       


D’une phénoménologie à l’autre

Force est donc de compliquer le célèbre énoncé husserlien selon lequel "toute conscience est conscience de quelque chose" – ou plutôt, force est d’en limiter la portée et la pertinence car la perception n’est la pas simple visée d’un sens unitaire (la chose elle-même, en chair et en os comme le disait Husserl), mais elle est fondamentalement une sensibilité au monde tel qu’il est autour de nous.

C’est en ce sens qu’il peut nous arriver de temps à autre de percevoir des attitudes, et cela tout simplement parce que "nous vivons dans  un monde où les adolescents ont de gros secrets transparents et où les êtres humains, au lieu d’être des automates, tremblent, suent et rougissent pour d’autres raisons que la fièvre". Tout cela, conclut l’auteur, "fait partie de la façon quotidienne qu’ils ont de nous apparaître, de l’expérience que nous en faisons".  

Arrivé au terme de cette belle description, le lecteur résistera difficilement à la tentation de réouvrir La phénoménologie de la perception pour avoir la confirmation de l’étrange écho que toutes ces analyses donnent à celles que l’on trouve par dizaines sous la plume de Merleau-Ponty. Mais Jocelyn Benoist nous épargne d’une certaine manière cette peine en se référant de lui-même de manière insistante à celui qu’il nomme – de façon étonnante de la part de quelqu’un qui n’a que fort peu écrit sur Merleau-Ponty – son "éducateur en phénoménologie".  

Le monde en un regard

Faut-il croire que, par une spectaculaire circonvolution, la longue lecture critique de l’intentionnalisme husserlien à la lumière de la philosophie analytique ait fini par ramener l’auteur dans le giron de la phénoménologie – d’une phénoménologie à l’autre ? Mais pourquoi aura-t-il fallu passer de Husserl à Merleau-Ponty par l’improbable médiation de la philosophie analytique contemporaine ? La phénoménologie husserlienne de la perception était-elle réellement impuissante à conduire au même point d’arrivée ?

Tout le problème est bien entendu de savoir ce que l’on désigne du nom de "phénoménologie husserlienne de la perception", et il faut avouer, de ce point de vue, que le traitement que l’auteur en propose dans le premier chapitre ne donne pas entière satisfaction – probablement parce qu’il est impossible d’offrir une présentation synthétique d’une question qui aura occupé Husserl sa vie durant en une trentaine de pages.

Mais par-delà cette difficulté, l’on ne peut manquer de s’étonner de l’absence de toutes références un peu développées, dans le cadre d’une réflexion consacrée aux composantes contextuelles de la perception, à ce que Husserl appelait l’"intentionnalité d’horizon", c’est-à-dire à cette capacité que nous avons d’embrasser – comme l’a écrit récemment Edward Casey dans un livre que Jocelyn Benoist ne cite pas – le monde en un regard.  

Il est remarquable que Husserl n’ait pas seulement voulu designer par là des composantes objectuelles, mais bien aussi des composantes pratiques – des attitudes morales, comme celle qui n’a pas échappé à l’attention de M. de Norpois –, saisies pour elles-mêmes de manière unitaire, dans un contexte historique et social à chaque fois unique, sous les traits de ce que le fondateur de la phénoménologie appelait des figures de moralité.