Pour une Europe sociale, le volontarisme politique ne suffit pas ; un rappel utile à l’approche des élections européennes, mais à la formulation déroutante.

"Et maintenant, l’Europe sociale !" en juin 2004, "l’Europe sociale passe par le oui" au référendum de 2005 : depuis un certain temps déjà, à chaque consultation électorale européenne, le Parti socialiste fait de "l’Europe sociale" son mot d’ordre. Un slogan en guise de promesse, comme si après l’Europe économique, l’Europe sociale devait nécessairement être la prochaine étape de la construction européenne, une étape à portée de la main. Pourtant, il y a tout lieu de croire que cette promesse relève pour l’heure du mirage aux alouettes et que "l’Europe sociale", faute de se concrétiser, ne finisse par susciter plus de déception que d’engouement chez des électeurs las d’attendre son avènement. En effet, pour des raisons que Jean-Claude Barbier identifie d’abord comme culturelles, la marche est encore longue avant d’atteindre une "Europe sociale" qui serait plus qu’un simple slogan. Tel est l’objectif principal que l’auteur assigne à son livre : nous faire prendre conscience des nombreux obstacles qu’il nous faudra encore dépasser si nous voulons construire l’Europe sociale, et que ni l’incantation ni le volontarisme politique ne peuvent suffire à effacer.

Mais là n’est pas le seul intérêt de ce livre. Jean-Claude Barbier, sociologue et directeur de recherche au CNRS, nous livre en même temps ici la somme de recherches et de réflexions qui courent sur une vingtaine d’années, y compris sur un plan plus méthodologique ou épistémologique. Tout un pan de son ouvrage est ainsi consacré moins aux systèmes européens de protection sociale en eux-mêmes qu’à une discussion critique des outils et perspectives jusqu’alors mobilisés par les chercheurs en sciences économiques et sociales pour analyser ces systèmes. Il en résulte un livre dense qui, même s’il semble parfois manquer d’unité, intéressera sans doute un public large et hétéroclite, allant des chercheurs aux simples citoyens en passant par les décideurs politiques.



L’Europe sociale : un modèle inachevé ?


L’apport majeur du livre de Jean-Claude Barbier réside sans nul doute dans le tableau clair et précis qu’il offre de l’état actuel du système de protection sociale européen, tant au niveau communautaire qu’au niveau national. C’est là l’objet principal de sa première partie. L’Europe sociale a déjà connu des formes de concrétisation au cours de la construction européenne (les principales avancées datant de la fin des années 1980), tant sous la forme de directives et d’accords-cadres qu’au travers d’institutions ou de principes de coordination : doublement des fonds structurels en 1988 et création du fonds de cohésion en 1994, Charte communautaire des droits sociaux des travailleurs en 1989 puis Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne en 2000, création de la méthode ouverte de coordination au sommet de Lisbonne (dont la première mise en oeuvre fut la Stratégie européenne pour l’emploi), "activisme juridique" de la Cour de justice des Communautés européennes en matière de législation sociale, etc. L’Europe sociale, sous une certaine forme et dans une certaine mesure, existe donc bel et bien. Elle aurait même déjà connu, selon Jean-Claude Barbier, son "âge d’or" sous la présidence de Jacques Delors de 1985 à 1994.

Pour autant, ce serait un abus que de parler d’un "modèle social européen" car, dans le même temps, subsiste une très grande diversité des systèmes de protection sociale qui continuent de fonctionner de manière autonome. La protection sociale semble aujourd’hui devenue "le thème majeur des débats électoraux contemporains" et, dans chaque pays européen, s’organisent autour des systèmes de protection sociale à la fois un contrat social et des controverses politiques. Car ces systèmes sont bâtis sur des principes de justice sociale qui sont propres à chaque pays et profondément ancrés dans ce que Jean-Claude Barbier nomme des "cultures politiques", correspondant selon lui à "des représentations collectives quant à la justice sociale et la solidarité, non pas en général, mais en lien indispensable, immédiat et historique, avec des pratiques collectives et des institutions nationales". C’est là la clé de son analyse, car dans ces multiples "cultures politiques" nationales, irréductibles les unes aux autres, réside la principale résistance à une plus grande convergence européenne en matière de protection sociale. Plus encore depuis l’élargissement de l’UE à douze nouveaux membres en 2004 et 2007 et le "non" irlandais de 2008, "c’est donc la variété nationale qui domine, et qui dominera encore longtemps la scène d’une solidarité européenne en gestation".



En réalité, si progresser dans l’uniformisation des systèmes de protection sociale en Europe semble pour l’heure une mission quasi-impossible, c’est que nous font défaut un véritable espace public transnational et une langue commune dans lesquels débattre des modalités concrètes de cette uniformisation. L’obstacle culturel prend ainsi souvent la forme d’un obstacle linguistique. Les enjeux et les significations attachés aux "mots" mêmes de la protection sociale ne sont que trop rarement les mêmes d’un pays à l’autre, tant et si bien que la plupart du temps "les mêmes mots ne signifient pas les mêmes politiques", ou que des mots différents s’avèrent parfois très difficiles, si ce n’est impossibles, à restituer correctement dans une autre langue. La liste des exemples que propose Jean-Claude Barbier est assez édifiante : le welfare state qui n’est pas l’"État providence" ; la "Sécurité sociale" – avec son S majuscule – bien française, qui correspond en Grande-Bretagne plus au National Health Service qu’à la social security ; la soziale Frage allemande qu’on ne peut confondre avec notre "question sociale" ; ou bien encore la notion de "rapport salarial", cruciale en France mais intraduisible en anglais.

Ces difficultés linguistiques expliquent la prolifération au niveau communautaire d’expressions formulées dans un anglais international qui peinent à trouver une signification dans les arènes politiques nationales. Les débats autour de la notion néo-libérale d’"employabilité" en offrent un bon exemple : à l’époque du sommet du Luxembourg, Dominique Strauss-Kahn, alors ministre de l’Économie, parlait bien à Bruxelles en anglais international d’employability, mais dès lors qu’il s’exprimait en France, il utilisait l’expression de "capacité d’insertion professionnelle" et non pas celle d’ "employabilité", afin d’éviter de froisser les syndicats et de choquer l’opinion publique. L’idée, elle, restait la même... à en croire Jean-Claude Barbier, la notion danoise de "flexisécurité" est elle aussi, pour les mêmes raisons, vouée à n’être dans les autres pays européens "rien d’autre qu’un slogan politique".


Les cultures politiques : un obstacle indépassable ?


L’Europe sociale n’est donc pas qu’un mot. Mais elle n’est pas non plus beaucoup plus. Et Jean-Claude Barbier n’a de cesse de le répéter : un volontarisme politique fondé sur des généralités abstraites et des formules creuses ne parviendra jamais à instaurer un contrat social et une solidarité à l’échelle européenne. Pour les décideurs politiques, il est à la fois urgent et impératif de prendre sérieusement la mesure des écarts et des divergences qui perdurent entre les différents systèmes nationaux de protection sociale ayant cours en Europe. Mais les outils nécessaires pour cela, qui sont ceux des sciences sociales, semblent en réalité eux-mêmes contaminés par un biais universaliste et généralisant. Les sociologues, tout autant que les économistes, à force de procéder à des comparaisons internationales abstraites et de raisonner à partir de typologies (en particulier celles d’Esping-Andersen   ), seraient devenus aveugles à la diversité culturelle qui fait la richesse des nations européennes.

C’est pourquoi Jean-Claude Barbier semble convaincu que redonner à la politique sa puissance d’action en Europe passe d’abord par une réforme des outils sociologiques qui servent à informer cette action. Dans cet esprit, il consacre la deuxième partie de son livre presque exclusivement à une réhabilitation de l’approche "culturaliste" en sociologie qui, particulièrement en France, a rarement été considérée avec bienveillance. Ses efforts pour doter cette approche d’une démarche et d’un contenu rigoureux sont marqués d’un souci louable d’éviter les écueils d’un culturalisme qui verserait dans l’essentialisme, tel qu’on a pu le repérer et le critiquer chez un Philippe d’Iribarne attribuant aux Français une "logique de l’honneur" immuable   . L’approche culturaliste en faveur de laquelle plaide Jean-Claude Barbier se veut moins intemporelle et plus contextualisée. Elle a pour principale vertu d’empêcher les chercheurs de faire mine de croire, pour réaliser leurs grandes enquêtes par questionnaires (tels l’Eurobaromètre ou le World Values Survey), que tous les Européens comprennent la même chose quand on leur pose la même question traduite dans différentes langues, ou que le mot "social", par exemple, est perçu de la même manière en France que dans les ex-pays du bloc soviétique. En outre, il est probablement juste de vouloir contrecarrer les effets néfastes d’une influence sans cesse croissante des modes de raisonnements économiques tant dans l’analyse sociologique que dans la prise de décision politique : les abstractions mathématiques qui vont avec, si elles ne sont pondérées par d’autres méthodes, rendent sans le moindre doute aveugle aux détails et aux particularités.



Malheureusement, dans tous ces développements, Jean-Claude Barbier tend quelque peu à perdre de vue l’objet même de son analyse, qui donne à l’ouvrage son titre : l’Europe sociale. À suivre ces considérations, pour le coup très générales, sur la place de l’universel, du national et du particulier dans les sciences sociales, on s’en trouve même parfois très loin. Ainsi, il faut bien le dire, la pertinence et l’utilité pour l’argumentation générale du livre d’un détour par des réflexions mi-personnelles mi-épistémologiques ne ressort pas toujours très clairement : le lecteur profane pourra très certainement s’y sentir perdu tandis que le lecteur spécialiste y trouvera souvent des motifs d’insatisfactions, voire d’agacements.

Le principal d’entre eux est sans conteste la propension de l’auteur à se citer lui-même (plus d’une page de la bibliographie est consacrée à ses propres publications) – ce qu’explique sans doute la volonté de rendre compte de vingt ans de recherches – tout en commettant dans le même temps des oublis de références difficilement compréhensibles. On peine par exemple à saisir comment, étant donné l’importance qu’accorde Jean-Claude Barbier au concept de "culture politique", il a pu omettre de citer l’ouvrage publié en 2001, lui aussi au PUF, sous la direction de Daniel Cefaï, et précisément intitulé Cultures politiques   ! De même, on ne peut que regretter l’absence d’une discussion des analyses proposées par Sophie Duchesne et André-Paul Frognier qui, à partir des mêmes questions de l’Eurobaromètre que celles utilisées par Jean-Claude Barbier pour étayer la prégnance de l’identification des citoyens à la nation plutôt qu’à l’Europe, aboutissent à des conclusions plus nuancées   . On pourrait d’ailleurs se demander si ce n’est pas là l’indice d’une tendance, quelque peu fâcheuse chez un pourfendeur de la généralisation, à passer rapidement sur les travaux des chercheurs ne partageant pas ses vues méthodologiques, et à critiquer sans distinction les autres. Ainsi, lorsque l’on lit que "rares sont les chercheurs qui prennent en compte cette dimension [celle de la mise en œuvre des politiques publiques], surtout en France, où, pour caricaturer, la conception gaullienne de "l’intendance suivra" a une forte influence", on se demande tout bonnement si l’auteur a déjà entendu parler de L’État au concret de Jean-Gustave Padioleau   .


Le plurilinguisme européen : une condition préalable ?


Jean-Claude Barbier s’attache d’abord et avant tout à creuser son sillon et à suivre son idée. Puisqu’il considère que le principal obstacle à l’essor d’une Europe sociale est d’ordre culturel, il plaide logiquement dans sa troisième partie pour la mise en place d’une politique culturelle européenne plus ambitieuse. L’Europe culturelle serait la condition préalable et sine qua non d’une véritable Europe sociale. Et puisque les cultures nationales s’enracinent dans des langues, politique culturelle bien ordonnée commence par une politique linguistique. Jean-Claude Barbier nous fait ainsi remarquer de façon très pertinente que les institutions européennes n’ont jusqu’ici que très peu cherché à développer les compétences linguistiques des citoyens européens. Et lorsqu’elles l’ont fait, c’était avant tout pour des raisons économiques : "Si l’UE se préoccupe des langues, c’est d’abord parce que l’éducation linguistique peut avoir des conséquences sur la mobilité et la liberté de circulation des personnes, ce n’est pas, a priori, pour la valeur culturelle des langues en elles-mêmes, et encore moins pour les humanités." Il s’agit là d’une conception utilitariste des langues, qui voit en elles plus un outil de travail que le réceptacle d’une culture, et qui a abouti en Europe à une diffusion d’un anglais international purement fonctionnel. Or, parce qu’il existe et existera semble-t-il toujours des mots qui résistent à cette langue et d’autres qu’elle utilise sans qu’on puisse leur attribuer un sens dans les cultures nationales, cette langue-là ne peut pas être la langue commune européenne.



"La langue d’une véritable politique démocratique, qui autorise la participation de tous les citoyens et toutes les citoyennes ne peut être unique, il lui faut être un idiome pluriel (une pluralité de langues, variables selon les situations)." Point de salut, donc, en-dehors d’une promotion ambitieuse du plurilinguisme européen. Jean-Claude Barbier joint d’ailleurs en quelque sorte le geste à la parole : bien qu’il signale lui-même les profondes disparités existant actuellement en termes de compétences linguistiques parmi les Européens, il semble préjuger que ses lecteurs maîtrisent plusieurs langues, et s’abstient ainsi de traduire des citations en anglais, allemand ou italien – ce qui n’est peut-être pas le moyen le plus sûr de garantir un accès démocratique au contenu de son livre. Mais bien que Jean-Claude Barbier ne cache rien de "l’investissement considérable" que son projet suppose, il reste malgré tout assez évasif sur ce que pourrait être demain les modalités concrètes de mise en œuvre d’un plurilinguisme européen. L’ouvrage se clôt ainsi sur ce qui ressemble fort à des imprécations et des exhortations : "on n’échappera pas à la nécessité de faire communiquer entre elles les cultures politiques", le plurilinguisme européen   est un "immense besoin", "il faut des "passeurs" partout", "les priorités sont à inverser", etc. Et l’Europe sociale dans tout ça ? On vous l’a dit : la marche qui y mène est longue. Et même si Jean-Claude Barbier nous présente avec la plus grande clarté les obstacles qui nous éloignent du but, il n’est pas évident que les détours qu’il s’évertue à vouloir nous faire prendre en chemin soient toujours de nature à nous en rapprocher