Laurent Joffrin se fait l'avocat des médias, contre les "paranoïaques" qui en disent du mal. Pourquoi publier un livre là où un éditorial aurait suffi ?

"Voici la description du mal qui mine les démocraties modernes". C'est sur cette promesse de diagnostic que Laurent Joffrin accroche son lecteur. Sa vision d'ensemble est celle du juste, lui qui parle avec sincérité, dénué de tout jargon post-intellectuel. Son art d'expliquer simplement des concepts complexes est admirable. Avec le talent d'un graphiste qui dessine le symbole d'un objet, son image devenant tellement familière qu'elle se substitue à la réalité plus complexe.
Personne ne peut contester l'intention de départ du "Média-Paranoïa" de Laurent Joffrin, qui repose sur le double postulat que la démocratie a besoin de la pluralité de la presse et qu'il faut la soutenir pour qu'elle continue d'exister. Certains faits et arguments, la justesse des définitions, et la transposition au réel des idées qui y sont émises nécessitent néanmoins d'être examinés.

Au premier acte ("Témoignage"), Laurent Joffrin nous raconte sa journée (ou du moins une toute petite partie), en tant que directeur de Libération et ce, pour nous prouver que nul ne l'a manipulé ni influencé dans ses choix rédactionnels. Puis, il fait aussitôt état des "quatre maux" dont souffre le journalisme.

Le premier est "le manque de rigueur (...) la fréquence des fautes [qui] reste trop grande"   . Sa cause ? L'origine même de la presse : le journalisme partisan ("le journal n'était pas un instrument d'information mais une arme de combat" (p. 27)) et le journalisme de sensation ("la vérité était une contrainte"). Pour Joffrin, les journalistes actuels ont "recueilli un héritage empoisonné. La tradition de la presse française, c'est le commentaire, non l'enquête. Ou alors, dans la presse grand public, l'émotion plus que l'information. La vérité n'est pas essentielle". (p.29) S'en suit un cours pour journaliste débutant, où il rappelle la règle des 5 W (why ? what ? who ? where ? when ?), du croisement des sources et du devoir de vérité.

Le deuxième mal est la mauvaise maîtrise des nouveaux moyens de communication à cause de la révolution technologique des années 80. "La télévision et la radio se privatisent ; les chaînes d'information apparaissent dans le sillage de CNN et se multiplient, la télévision émet soudain 24 heures sur 24. Parallèlement, les techniques de marketing changent l'apparence et le contenu des magazines"   . Ce serait donc la "mauvaise maitrise du direct" qui donne de la première guerre du Golfe "une vision déformée et ridicule".

L'auteur dénonce ensuite "la rupture économique" : Joffrin trouve légitime la "logique de l'audimat et celles des ventes dans la presse écrite". Pour lui, les organes d'information doivent être privés, l'unique autre alternative serait sinon de "rétablir une presse d'État, comme en Union soviétique". Il lui semble évident que la privatisation introduit des méthodes de gestion plus efficaces, même s'il reconnaît que cela peut être "dommageable à leur réputation"   .

Enfin, il souligne la perte de confiance dont sont l'objet les politiciens, et par ricochet les journalistes eux-même, car l'opinion publique pense qu'ils sont cooptés, et que les médias font partie du "système". Même si des révélations font chuter une personnalité politique, "l'événement est vécu non comme l'exercice d'un droit démocratique mais comme un règlement de comptes au sein de l'establishment."   .


Puis, Laurent Joffrin se propose de démythifier les quatre paradigmes des "média-paranoïaques"   :

1."Les médias mentent" : pour lui, c'est exagéré. Il reconnaît que les médias, "commettent de graves erreurs, diffusent parfois de fausses nouvelles, en négligent de vraies, accusent à tort et se laissent aller à la futilité"   . Mais les supercheries médiatiques sont dénoncées "par les médias eux-même"   . Le pluralisme des organes d'information fonctionnerait donc selon un "mécanisme auto-correcteur"   .
2."Les médias sont tenus" : "la thèse de la "connivence" presse-classe politique ne résiste pas à l'examen", écrit-il. Pour ensuite ajouter : "Certes un certain nombre de journalistes pratiquent cette complicité malsaine. Ils connaissent trop tel ou tel leader et le favorisent systématiquement"   . Mais il ne citera aucun nom, si ce n'est ceux de ses anciens concurrents. Il enchaîne sur la démonstration qu'un "bon service politique est un service qui retourne les cartes, qui décrypte les stratégies, qui débusque les arrières-pensées. Tout ce que les hommes politiques, précisément, redoutent." (p. 76)
3."Les médias véhiculent une pensée unique" : il égrène les noms des organes de presse et leur tendances politiques très diverses, et nous apprend que leurs tirages disparates dépendent de l'attractivité qu'ils exercent auprès des lecteurs. Sans aucune ironie, il informe celui dont le " courant de pensée se sent maltraité", qu'il peut créer son journal. La loi oblige en effet les Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne (NMPP) à diffuser toute publication "sur tout le territoire à égalité avec les titres les plus puissants"   .
4."Les médias manipulent l'opinion" : pour y répondre, il place un miroir à son lecteur et lui demande "comment un escroc peut-il gruger ses contemporains s'il est tenu pour un escroc avant même qu'il ouvre la bouche ?"   Puis s'en suit un cours d'histoire de la communication (18 pages) dans l'intention de prouver que les médias n'ont pas d'"effets" sur l'opinion publique.

En guise de conclusion, afin de livrer le "combat de l'indépendance de l'information", Laurent Joffrin préconise d'adopter trois réformes essentielles : il s'agirait tout d'abord de généraliser et ajouter dans la convention collective des journalistes les "règles communes simples qui permettent aux journalistes d'approcher de la vérité"   , qui sont présentes dans la plupart des chartes journalistiques existantes au sein d'une majorité d'entreprises de presse. Aussi, de redéfinir la distribution des montants alloués par les subventions à la presse et enfin d'étendre les pouvoirs de la "Commission de la carte" de journaliste en "lui donnant un droit d'expression publique et (peut-être) un droit de sanction sur les manquements les plus criants", avec comme ultime sanction le retrait de la carte professionnelle, sans aller jusqu'à créer un Ordre.  

 


Qui a le droit de critiquer les médias ?


Laurent Joffrin répond que "pour en juger équitablement, il faut évaluer ses méthodes, connaitre ses coulisses, comprendre ses acteurs."   . À priori, le sociologue des médias répond à ces critères. Mais il s'en méfie : "Une grande partie de la sociologie critique, la plus militante, se dispense de cet exercice ou le pratique avec des grilles d'analyse qui se concentrent sur des grilles internes, des "logiques de champs", au risque de manquer d'autres aspects nécessaires à la compréhension des acteurs".

Pour lui, la majorité des universitaires spécialisés dans les médias jugeraient l'influence des médias réelle mais limitée et n'adhèrent pas aux théories des média-paranoïaques. Ceux-ci sont soit issus de la "phalange de sociologues des médias marxistes ou post-marxistes (...) soit ils ne sont pas spécialistes des médias"   . Il remplace astucieusement "Critique des médias" par "Média-Paranoïa", celle-ci étant définie comme la critique du journalisme sous sa "forme nouvelle de poujadisme sémiologique et branché"   . Il peut paraître étonnant que ces trois mots soient associés ensemble. En effet,  "Poujadiste" est de nos jours utilisé pour qualifier ce qui est populiste, corporatiste et démagogique. De plus, et pour les sociologues, la sémiologie (ou sémiotique) est la science qui leur permet d'appréhender le "processus de signification", c'est-à-dire "la production, la codification et la communication de signes" . Notons que ce même mot est utilisé par les médecins pour qui la "sémiologie" est l'étude des signes cliniques afin de poser un diagnostic. Enfin, le tout serait "branché", c'est-à-dire "conforme aux dernières tendances de la mode, particulièrement en matière de comportement" . Pour Joffrin, l'activité critique à l'encontre des médias serait donc une mode populiste, corporatiste et démagogique, qui "a souvent dégénéré depuis une dizaine d'années en rejet indistinct de l'ensemble des organes d'information"   .

Qui sont ces paranoïaques ? Il ne les nommera point, mais pointe du doigt "un certain nombre de chroniqueurs et d'intellectuels qui en ont fait leur sésame vers la notoriété", les "rédacteurs d'articles réguliers de dénigrement de leur propre métier", et " des auteurs universitaires décidés à discréditer une profession concurrente, le journalisme, qu'ils jugent indument visible sur le devant de la scène publique alors qu'ils sont eux-même relégués dans l'ombre", et enfin les "militants" qui détestent la "démocratie bourgeoise" et lui préfèrent une "utopie funeste et répressive, qui n'a rien appris ni rien oublié des anciennes chimères révolutionnaires"   . Quid de l'"ouverture démocratique, avec tous ceux qui le souhaitent" qu'il demande dans son éditorial du 01 Octobre 2008 dans Libération ?

 




Comment noyer un poisson en gardant des œillères


Laurent Joffrin assène parfois ses jugements selon une méthode qu'il réprouve lui-même : "Où, quand, comment ? On ne le sait pas la plupart du temps : la critique est gratuite, intuitive, impressionniste"   . Quand il donne des références précises, certains passages prêtent facilement le flanc à la critique.

Ainsi, il compare au code pénal le "code de procédure journalistique, fondement de la liberté d'informer"   . Or, un tel code n'existe pas, ce sont des "règles" à peine évoquées dans certaines chartes de journalistes et qui ne sont jamais exactement les mêmes pour tous les organes. Ensuite, il estime que Le Monde et Libération sont "les deux seuls journaux" que lisaient en 2005 "les intellectuels, les universitaires, les analystes" (p. 95).

En citant Jean-Marie Charon   , qui écrit que le "public" oublie souvent que les journalistes n'ont pas fonction de dispenser des connaissances, Laurent Joffrin substitue le mot "public" par "universitaires"   . Cela relance à nouveau la "guerre des boutons" entre deux corporations qui ont besoin l'une de l'autre. Laurent Joffrin le reconnaît lui-même lorsqu'il estime que les "connaissances" viennent aux journalistes par le biais "des experts qu'ils interrogent"   .  

La place manque pour relever toutes les incomplétudes dans son histoire de la Communication. Il est hasardeux de vouloir qualifier les "effets des médias" uniquement en terme binaires, et de chercher une réponse absolument positive ou négative à ce postulat comme il le fait   . Pour recourir à une image triviale, remémorons-nous l'histoire de cette âne qu'on voulait tuer en lui tirant dessus avec des figues molles   ; même si effectivement ce procédé n'aura aucun effet sur l'atteinte à la vie de cet animal, il n'en demeure pas moins qu'il sera tâché, éventuellement collant, et qu'il faudra bien le laver.

Enfin, parce que Laurent Joffrin consacre six pages   à Pierre Bourdieu, pour remettre en cause l'originalité et l'objectivité de ses théories, il est utile de rappeler ici qu'un conflit les opposait. Patrick Champagne pense que l'origine de celui-ci n'est qu'un malentendu, puisque Bourdieu a fait campagne contre les "intellectuels médiatiques" et non pas contre les journalistes comme il est généralement admis dans les salles de presse   . Mais cette "rumeur" demeure tenace, puisque Joffrin décrit les universitaires, comme jalousant la notoriété des journalistes et seraient favorables à "toute opinion hostile à la presse et aux médias audiovisuels, quelle qu'elle soit"   .

 




Pourquoi Laurent Joffrin a-t-il écrit ce livre ?


Il répète que l'intervention de l'actionnaire (Édouard de Rotschild) est "inexistante sur l'orientation politique ou culturelle" du journal Libération   . Puis il qualifie l'influence des annonceurs comme "réelle mais faible"   . Et enfin, il avertit que la cabale persistante des média-paranoïaques ne fait qu'"encourager les annonceurs et les actionnaires à mal penser et mal agir. Puisque la dépendance est la règle, se disent-ils, pourquoi devrais-je me gêner ?"   . Ainsi, d'après Joffrin, là serait la cause de la prise en main par Nicolas Sarkozy de la nomination du président de France Télévisions : "les protestations ont été faibles, disparates, résignées (...) on accepte donc la réforme au nom de la fin de l'hypocrisie (...) alors que la seule réforme acceptable aurait consisté à mieux garantir, par une composition moins politique, l'indépendance du CSA"   .
 
Nous avons constaté que même si Le Monde est qualifié de "premier quotidien de référence" (p. 88), il est cité dès qu'il s'agit de dénoncer un travers de la presse (pp. 20, 29, 34, 49, 86), alors que Libération et le Nouvel Observateur (qu'a longtemps dirigé Joffrin) jamais... sauf pour en dire du bien   .

On y verra enfin un plaidoyer pour la révision du dispositif des aides de l'État en faveur de la presse à "vocation politique, culturelle ou civique" (soit celle à laquelle il appartient) au détriment de la "presse de pure distraction ou très spécialisée"   . Cette dernière comprend certes les magazines que l'on pourrait qualifier de racoleurs, mais qu'entend-il par "spécialisée" ?


Le mot "paranoïa" est-il bien pesé ?


Un diagnostic est posé avant tout pour déterminer l'affection dont souffre un patient. Or, la paranoïa est considérée, dans son sens commun, comme un ensemble de "troubles caractériels (orgueil démesuré, méfiance, susceptibilité excessive, fausseté du jugement avec tendance aux interprétations) engendrant un délire et des réactions d'agressivité"   .

Tous les "sujets" ne répondent pas cette description. Il faudra peut-être que Laurent Joffrin écrive un deuxième tome pour le "média-schizophrène", qui pourrait être décrit comme une personne qui "s'assigne un rôle et néglige le fait que les rôles sont déterminés par une relation mutuelle". Ainsi, ce défaut de communication l'empêche de "recevoir correctement des messages et de corriger l'information qu'il possède". Il est alors "un modèle déformé de lui-même et du monde qui le conduit à l'isolement."

Enfin, pour conclure la trilogie, il manque le "média-psychonévrosé", qui inonde les autres de messages et tente de les forcer "à assumer des rôles qu'ils ne veulent pas assumer." Il répète alors "sans arrêt le même message en espérant qu'il sera compris".   .Mais on s'éloigne ainsi de l'essai pour se rapprocher de l'autobiographie