Un formidable panorama de l’étendue de la réflexion du très controversé Hayek.

Cet ouvrage, qui rassemble des textes écrits entre 1966 et 1976, est la parfaite introduction à l’œuvre de celui qui est souvent plus connu comme le gourou de Margaret Thatcher, la Dame de fer qui un jour, à la Chambre des communes, brandit la Constitution de la liberté en s’exclamant : "Voilà en quoi je crois !" Friedrich Hayek fut l’un des grands penseurs de la tradition libérale, et l’étendue de ses réflexions, la vaste culture dont elles témoignent, ainsi que ses nuances souvent balayées d’un revers de main, s’offriront d’emblée au lecteur des Nouveaux Essais. S’inscrivant dans une démarche épistémologique devant beaucoup à celui qui fut son ami, Karl Popper, dans une tradition qu’il admirait, celle des Lumières écossaises, Hayek fut le grand critique de la "démesure intellectuelle", et c’est dans cet esprit qu’il faut lire ses attaques répétées, et celles dont il fut l’objet, contre cette formidable combinaison d’hybris constructiviste et d’atavisme social qu’il estima constituer le cœur du socialisme de son temps.

Les Nouveaux Essais ont ce grand avantage de rassembler en un livre des textes touchant à l’anthropologie de Hayek, conçue dès l’après-guerre, lors de ses recherches en psychologie théorique et la publication de L’Ordre sensoriel en 1952, à l’épistémologie, qui joue un rôle capital dans l’entreprise de l’auteur, à la philosophie politique, à l’histoire des idées, et bien entendu à l’économie. Quelques pages satisfont une autre curiosité, comme l’essai "Souvenirs personnels sur Keynes", où le portrait de son alter ego maléfique, qui fut pourtant son ami, dépeint un homme plus artiste que scientifique, plus intuitif que rationnel, et surtout, "suprêmement confiant en ses pouvoirs de persuasion"   . Bien entendu, c’est parfois avec amusement qu’on voit Hayek se "souvenir" de son collègue, qui, à l’en croire, aurait été un farouche anti-keynésien si seulement il avait pu voir ce que ses disciples gardèrent de lui en héritage. Le lecteur se retrouve dans ce vaste ensemble : certaines idées-clés balaient les différents champs, certaines convictions aussi. On découvre alors que le fameux anti-étatisme de Hayek, à la réputation sulfureuse, sa défense du marché et de la concurrence, ne se justifient pas toujours par les raisons qu’on croit.



"Les erreurs du constructivisme"

Parmi ces idées qui balaient toute la réflexion, on trouve la grande dénonciation du "constructivisme", sur laquelle s’appuient les attaques vigoureuses de Hayek tant contre le socialisme et la planification que contre une certaine idée de l’État. Cette idée à l’origine de tant d’erreurs intellectuelles est simple : "Puisque l’homme a créé par ses propres moyens les institutions de la société et de la civilisation, il doit également être en mesure de les modifier à volonté afin de satisfaire ses désirs ou ses souhaits."   C’est ici que notre auteur vient puiser dans la tradition des Lumières écossaises, celle de Hume, d’Adam Smith et de Ferguson, qui énonça la nécessité d’une théorie des phénomènes qui "résultent de l’action humaine, mais non d’un dessein humain". Une grande part de nos institutions n’est pas le résultat de l’action planifiée, et la grande découverte des Lumières écossaises, et avant eux de la scolastique espagnole (Hayek vise principalement le jésuite espagnol Luis de Molina) fut de reconsidérer la distinction héritée des Grecs entre le "naturel" et l’ "artificiel", et de remarquer, comme tout anthropologue constate que les membres de la société qu’il étudie n’ont aucune idée de la raison pour laquelle ils observent des règles particulières, que nos institutions sociales pouvaient être décrites à la fois comme naturelles – ne relevant d’aucun dessein particulier – et comme artificielles – résultant des actions humaines . Nous avons tendance à considérer qu’il n’existe qu’un seul type de justification de nos institutions : elles sont justifiées par le but qu’elles servent et qu’on leur a fixé. C’est dès lors à la lumière de leur rationalité instrumentale qu’elles sont pensées, évaluées, modifiées. Et voici Descartes louant Sparte, en raison de la perfection de ses lois tirée d’un dessein unique : "n’ayant été inventées que par un seul, elles tendaient toutes à une même fin"   ; voici Voltaire témoignant encore de cette foi en l’image planificatrice de la rationalité : "Voulez-vous de bonnes lois ; brûlez les vôtres, et faites-en de nouvelles"   .

Cette erreur, qu’Hayek verra aussi à l’origine de nombreuses critiques du marché, repose finalement sur l’idée que l’ordre social est dû au fait que les hommes sont guidés dans leur action par la prévision, par une perception des rapports de cause à effet, alors qu’ils sont toujours aussi guidés par des règles de conduite – dont ils sont rarement conscients – qui s’imposent parce que la manière d’agir de ceux qui réussissent a été imitée, et s’est imposée. C’est l’hybris de l’intelligence que d’imaginer que nos règles ont été créées pour servir nos fins, que nous pouvons ajuster nos institutions pour parvenir à un but, et l’idée socialiste de l’État n’est pour Hayek que la continuation d’une telle démesure. En réalité, dans l’ordre des choses humaines, le résultat de nos actions est sans commune mesure avec le résultat prévu. Si un ordre social est rendu possible, c’est en raison des règles dont nous héritons, et qui n’ont jamais fait l’objet d’une délibération, mais qui ont été sélectionnées par le temps, les groupes les plus efficaces remplaçant les moins efficaces, les règles se modifiant peu à peu dans la succession des réussites et des échecs. Hayek se fait alors le défenseur de "la sagesse des ancêtres", si souvent tournée en ridicule : nos règles sont bien conservées parce qu’elles sont utiles, mais ce n’est pas nous qui fournissons la démonstration de cette utilité, mais le temps, la résistance et l’expansion progressive de l’ordre social qu’elles rendent possibles. Cette thèse sur les institutions rejoint les réflexions de Hayek sur la psychologie : l’esprit ne fonctionne pas en sélectionnant des buts déterminés, mais en essayant des règles plus abstraites, attendant de l’expérience l’élimination des comportements insatisfaisants.



"Le simulacre de connaissance" et la concurrence, méthode de découverte

C’est par un heureux hasard – en réalité, l’évolutionnisme social est aussi peu hasardeux que l’est le darwinien – que la sélection naturelle nous fournit nos règles. Car l’épistémologie de Hayek a pour axiome principal que nous serions bien incapables de nous forger délibérément de telles règles : "Dans l’étude de phénomènes complexes comme le marché, qui dépendent de l’action de nombreux individus, toutes les circonstances qui déterminent le résultat d’un processus ne pourront jamais être connues dans leur ensemble, ni être mesurables."   Nous trouvons dans les Nouveaux Essais les arguments les plus fameux de la défense hayekienne du marché, notamment dans le fameux discours de réception du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques, intitulé "Le simulacre de connaissance". Les raisons pour lesquelles Hayek défend le marché sont au moins autant épistémologiques que politiques. Hayek dénonce dans le "scientisme" l’illusion nous faisant croire que nous comprenons le marché, pouvons le reproduire, prévoir ses résultats, et finalement, l’améliorer, voire lui substituer une meilleure institution. Dans une grande partie de la recherche en science économique, Hayek ne voit en réalité que des Prométhée cherchant à reproduire les effets du marché au moyen de ce qui s’assimile finalement à un plan. Mais le véritable problème, pour la science économique, n’est pas la formulation de théories économiques expliquant les phénomènes observés. Hayek ne doute pas qu’avec de formidables ordinateurs, des modèles théoriques intelligents et la récolte de l’ensemble des faits particuliers conduisant à un équilibre, on puisse établir des prédictions, et les tester. Mais "la véritable difficulté, à laquelle la science ne peut guère remédier, et qui est parfois insoluble, consiste à établir les faits particuliers"   . Hayek rappelle ses collègues à l’humilité, et prévient son lecteur des désillusions que ne manqueront pas de provoquer les "faux prophètes" : "Aussi longtemps que le grand public en attend davantage [de la science économique, et de ce dont elle est capable], il s’en trouvera toujours pour prétendre – et peut-être le croiront-ils sincèrement – qu’ils pourront faire plus qu’il n’est possible en réalité pour satisfaire les demandes du peuple."   Le grand adversaire est alors bien entendu la macroéconomie, dont Keynes fut l’un des plus grands artisans, reposant sur la croyance, erronée selon Hayek, en des relations fonctionnelles relativement simples et constantes entre des agrégats "mesurables". Mais Hayek ne se satisfaisait pas non plus d’une ambition trop vite affichée de la microéconomie. Si cette dernière avait sa préférence, il n’en estimait pas moins ses pouvoirs prédictifs limités à des propriétés de structure, ne pouvant énoncer des événements ou des changements précis au sein de ces structures.

On peut signaler encore l’aversion de Hayek pour l’aspect non pas formel ou mathématique de l’économie, mais bien quantitatif. L’exigence de formulation des théories économiques en termes mesurables limite arbitrairement certains faits qui sont pourtant des causes possibles des événements. Ainsi, alors même que nous connaissons de nombreux faits entrant en compte dans la formation des événements, le fait que nous ne puissions les mesurer et que nous ne disposions que d’une information imprécise à leur sujet les exclut arbitrairement de l’analyse. Apparaît l’illusion que les facteurs mesurables sont les seuls pertinents. Mais c’est le thème de la concurrence qui reçoit chez Hayek un traitement plus original. Dans l’article "La concurrence comme procédé de découverte", l’auteur rappelle que la condition de la concurrence est une situation d’imprévisibilité. Comme pour son anthropologie, où aux antipodes d’une idéologie de la rationalité, le marché est justifié par les faiblesses de l’entendement humain, Hayek prend de court les critiques de la concurrence. Ces dernières oublient trop vite que la concurrence est un procédé de découverte qui n’a de sens  que dans les situations où les résultats sont imprévisibles et que des attentes particulières seront déçues. Elle n’est pas un procédé que l’on peut comparer à un plan, comme s’il s’agissait de deux procédures différentes pour parvenir aux mêmes faits.

C’est pourquoi la notion de "concurrence parfaite", comme situation, témoigne selon Hayek de l’incompréhension générale qui règne sur ce concept, même parmi les économistes. On s’imagine la concurrence comme le procédé d’ajustement permanent des ressources rares à un certain ordre de fins. Mais cette image de la concurrence est l’image d’une organisation qui n’a plus rien à voir avec le marché, mais avec un plan. La concurrence n’est pas le procédé d’allocation des ressources en fonction d’une rareté : "Quels biens sont rares, ou quelles choses sont des biens, telles sont précisément les choses que la concurrence doit découvrir."   Là où le plan est l’agencement délibéré des actions en vue d’une fin unitaire, nécessitant une centralisation (impossible) de l’information, l’ordre spontané du marché est la découverte-production d’un équilibre des fins diverses – celles des individus – où l’information est utilisée à un niveau toujours individuel. La critique de l’État et de l’ "atavisme social" peut se lire chez Hayek comme la volonté de garder toujours à l’esprit la distinction entre ces deux types d’ordre. Contrairement à la vision que peuvent s’en faire les défenseurs de l’État et de la "justice sociale" (sur laquelle Hayek a des pages très dures), le marché n’est pas une institution qui satisfait plus ou moins bien un but, parce qu’il n’a pas de fins particulières. L’optimum atteint par l’ordre du marché n’est pas assimilable à un résultat désiré et poursuivi : il vise à "produire des conditions dans lesquelles les chances de tout individu pris au hasard d’atteindre ses buts le mieux possible seront les plus élevées, même si nous ne pouvons prédire quelles fins particulières seront favorisées et lesquelles ne le seront pas"   .

La concurrence, comme activité typique d’un certain ordre social, est alors reconduite à sa dimension politique : elle est au fondement du libéralisme, et de la croyance des libéraux selon laquelle les meilleures solutions aux problèmes de la société ne peuvent être découvertes que si nous ne nous fions pas seulement à la mise en œuvre des connaissances d’un certain individu, mais encourageons le processus impersonnel de l’échange des opinions. Nous retrouvons à nouveau cette conviction fondamentale de Hayek : l’infirmité de notre condition individuelle peut être dépassée par la garantie du processus impersonnel de la sélection et de la concurrence des idées et des actions, qui s’apparente à une Raison impersonnelle. La concurrence est facteur de progrès matériel, mais aussi de progrès moral : permettre la variété des manières de faire et de penser, c’est rendre possible la sélection de celles qui permettront au mieux de poursuivre les buts humains.



Hayek, penseur politique

Les Nouveaux Essais présentent encore au lecteur la dimension politique de l’œuvre de Hayek, où ce dernier s’inscrit de manière assez classique dans la tradition des penseurs libéraux. Ses textes sur la démocratie, ses critiques du positivisme juridique, sa réflexion rigoureuse sur la "loi", ses essais de Constitution : tous jettent un nouvel éclairage sur l’aspect souvent diabolisé de l’anti-étatisme de Hayek. Il est bien évident que Hayek a une position souvent très radicale, qu’on ne voudrait pas ici minimiser : les impôts sont ici assimilés à "l’accord d’une majorité pour se partager le butin extorqué à une minorité non consentante"   , l’idée d’un traitement différencié des individus dans le but de rapprocher leurs situations matérielles est simplement qualifié d’ "extrêmement immoral"   . Mais en cette matière, Hayek laisse toujours une porte ouverte : son refus d’une conception interventionniste de l’État est avant tout un refus fondé sur les buts prétendus de cette intervention, jugés impossibles et inatteignables, et en contradiction avec d’autres valeurs fondamentales de nos sociétés. Son opposition avec les socialistes n’est pas, rappelle Hayek, une opposition de valeurs, mais bien une opposition sur les méthodes et les prétentions, "non des différences de valeurs, mais des désaccords sur les effets de mesures particulières"   . Et à l’occasion, témoignant d’une honnêteté intellectuelle assez rare, l’auteur n’hésite pas à signaler qu’en "la matière, les deux parties doivent souvent admettre honnêtement qu’elles n’ont pas de preuve irréfutable"   .
   
Qu’est-ce alors que cet anti-socialisme hayekien ? C’est une opposition à toute intervention directe de l’État sur le marché, n’interdisant en rien toutes les autres formes possibles d’intervention. Ce n’est jamais un laisser-faire   car Hayek est tout à fait conscient de la nécessité de l’État et des règles permettant le fonctionnement du marché. Mais ce que l’État ne peut pas faire, c’est mélanger les ordres de coordination. Tout d’abord, en intervenant sur le marché, il fausse les prix, et donc la coordination, pour satisfaire les exigences de rémunérations plus justes, ce qui est contradictoire avec la volonté simultanée de préserver le fonctionnement des marchés, et surtout, constitue l’hybris rationaliste par excellence. Ensuite, et cette fois-ci plus directement dans la tradition des penseurs libéraux, l’État agit alors comme un pouvoir arbitraire. C’est le grand thème hayekien de la "démocratie illimitée" : nos démocraties ont perverti l’idéal libéral de séparation des pouvoirs, et de limitation du pouvoir arbitraire, celui de "l’empire des lois et non des hommes" (James Harrington), en pensant qu’il suffisait, pour qu’une loi soit juste, qu’elle émane d’une autorité. La philosophie politique se fait alors sociologie politique, et aux antipodes d’une imagerie française voyant dans l’État le bras armé du peuple, Hayek dénonce dans l’État ce tiers qui, loin de déterminer la distribution des revenus selon les mérites, utilise un pouvoir arbitraire au service des groupes les plus  pressants. Ce grand thème a le mérite, dans le traitement qu’en propose Hayek, de reconsidérer l’opposition souvent reprochée à la tradition libérale, entre une liberté magnifiée et une justice sacrifiée, et que Hayek reconduit à ses origines mémorables, dans cet épisode rapporté par Xénophon dans ses Helléniques, lorsque l’Assemblée athénienne se donna l’autorité de châtier des individus précis et que : "La foule se mit à crier qu’il était fort étrange de ne pas laisser le peuple faire ce qui lui plaisait… Les prytanes effrayés consentirent à la mise aux voix, à l’exception du seul Socrate, fils de Sophroniscos, qui déclara qu’il ne ferait rien que de conforme à la loi."