Pour restituer aux images leur portée critique, l’historien de l’art propose une théorie du montage par le biais de deux œuvres de Brecht sur la guerre.

* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.

 

Comment se jouent dans l’image les liens entre esthétique et politique ? Peut-être que la problématique du dernier ouvrage de Georges Didi-Huberman pourrait tenir dans cette question. Difficile à garantir néanmoins tant les problèmes soulevés sont divers : Les images peuvent-elles contribuer au savoir historique? Conduire à un engagement politique ? Comment comprendre le rôle de l’iconographie dans l’histoire de la pédagogie ? De quelle manière l’expérience du corps (drogues, hallucinations, etc.) permet-elle d’accéder à la connaissance ? Comment comprendre l’œuvre poétique de Bertold Brecht en regard de la doctrine léniniste de la littérature ? Dans quelle mesure le montage peut-il introduire une synthèse entre plaisir esthétique, production d’un savoir historique et engagement politique ?...  Les registres s’enchevêtrent : la réflexion sur le statut épistémique et esthétique de l’image, les considérations historiographiques sur la valeur de l’archive, la monographie sur Brecht, les rappels pédagogiques sur la conception marxiste de l’art, le manifeste revendiquant la valeur critique des images… Autant de pistes esquissées, autant d’interrogations passionnantes, autant d’efforts de lecture pour suivre la piste d’un jeu intellectuel parfois ardu.

Avec le premier tome de ce qui s’annonce comme une série intitulée L’œil de l’histoire, l’historien de l’art Didi-Huberman met en scène comme dans la plupart de ses ouvrages le frottement entre lecture des images et construction de l’histoire   . Quand les images prennent position s’attarde sur la Deuxième guerre mondiale, considérée par le biais de l’itinéraire brechtien, entre combat anti-nazi et engagement communiste.


Imaginaire politique et politique de l’imagination

Quelle meilleure incarnation historique que le dramaturge allemand pour examiner les relations troubles entre art et politique ? Georges Didi-Huberman impose un pied de nez à la postérité partielle du travail de Brecht pour extirper d’une œuvre complexe les nuances qui lui sont dues. En cherchant à déterminer comment les images "prennent position", dans l’histoire et face au politique, Didi-Huberman évide les clichés d’un Brecht dogmatique. Dans cette optique, il va le chercher au fond de son exil politique, qui s’étend des années 1930 aux années 1950. L’exil, impliquant une distance géographique, induit un recul intellectuel précieux à l’écrivain pour penser la guerre, l’histoire, la politique. De ses diverses retraites, Brecht produit deux œuvres majeures qui expriment cette distance opportune : l’Arbeitsjournal – littéralement "journal de travail", qu’il rédige de 1938 à 1955 – et le Kriegsfibel – "Abécédaire de la guerre", publié en 1955. Une large part de l’ouvrage de Didi-Huberman est consacrée à décrire ces créations hybrides, photographies de planches à l’appui.  Ces deux montages imaginatifs mêlent éléments documentaires – photographies, coupures de presse… – et mouvements lyriques – les photographies sont suivies d’épigrammes poétiques.



L’analyse de ces matériaux atypiques se justifie à la fois par leur forme singulière : une image documentaire indissociable d’un texte littéraire, et par leur objet, la guerre, ou l’histoire en train de se faire. Ces deux éléments permettent à Didi-Huberman d’envisager les conditions d’une politique des images – objectif explicite de Quand les images prennent position. Soulevant des problématiques qui entrent en résonance avec certains aspects de notre temps, comme la prolifération iconographique et son détournement , cette politique des images est introduite par une réflexion en acte sur les rapports entre l’esthétisation de la politique et la politisation de l’image. Le Journal de travail et L’Abécédaire de la guerre de Brecht invitent en définitive à examiner l’ensemble des "appareils à voyance" : le collage, la photographie, le cinéma, ou la télévision. Une même perspective réunit l’analyse de ces médiums : la technique du montage élevée au rang d’instrument philosophique, au service d’un même objectif, l’élaboration d’une portée critique de l’image.

Le montage : de la prise de parti à la prise de position

Pour pointer les contradictions de l’œuvre brechtienne, prise entre positions esthétiques et  militantisme politique, Didi-Huberman fait appel à ses illustres commentateurs. La source "secondaire" est omniprésente : Ernst Bloch, Louis Althusser, Roland Barthes, Théodor W. Adorno, Hannah Arendt... Ces interprètes éclairés émaillent le texte, mais c’est Walter Benjamin qui incarne aux yeux de Didi-Huberman le maître herméneute. C’est par lui que les contradictions apparentes se résolvent, que les paradoxes s’envolent, pour formuler la clé d’interprétation décisive : la dialectique.

Le raisonnement dialectique permet de saisir dans la démarche brechtienne la valeur critique des images. Dépassant à la fois le statut de simple objet esthétique, et celui de pur reflet d’une "prise de parti", le montage de l’image apparaît comme une "prise de position". Il s’agit d’aller au-delà du vain dilemme entre le propagandiste et l’artiste, car "là où le parti impose, la position suppose une dialectique des multiplicités entre elles". Le rôle médiateur du montage, moteur de la dialectique, s’explique  par la "dys-position" qu’il implique entre les images. Contre l’assignation d’une thèse (prise de parti), la prise de position, en tant que style de pensée critique, introduit une brèche, en disloquant les doctrines jusqu’à les désagréger. Le montage déconstruit les modèles de récit en créant entre les images des vides, des suspensions. Le "poète dans la cité" se fait ainsi à la fois "producteur" et "destructeur" ; la synthèse entre esthétique et politique est résolue.

La solution dialectique déborde la question du montage, point nodal de l’ouvrage, pour embrasser les paradoxes qui façonnent toute l’analyse de Didi-Huberman, binômes conceptuels apparemment irréconciliables : poésie allégorique antique vs montage photo de la plus brûlante actualité ; compassion vs distanciation ; émotion vs réflexion ;  création artistique vs engagement politique ; corps vs esprit.... La réflexion s’énonce sous la forme constante d'un mouvement dialectique fécond, en  rapprochant des éléments qu'une confrontation simpliste rendrait stériles.



Le raisonnement dialectique, toujours hautement satisfaisant pour la gymnastique de l’esprit, sait garder justesse et pertinence grâce aux nombreuses illustrations qui à la fois donnent chair au texte et fournissent des preuves concrètes à l’abstraction. Mais la perfection intellectuelle de la construction dialectique finit par inspirer une légère lassitude quant à l’achèvement rigoureux du système. Alors que sont abordés les aspects  "épistémo-magiques de l’imagerie politique"   , on aimerait aussi voir pointer la joie de l’inachèvement, là où une rêverie "scientifico-fantastique" pourrait commencer.


"Connaissance par les gouffres"    : la vérité en question


Selon l’historien de l’art, le montage met au jour et la puissance "épistémo-désirante" de l’image, entre delectio et lectio, entre plaisir poétique et apprentissage historique. Mais Didi-Huberman ne tire pas toutes les conséquences philosophiques impliquées par sa théorie du montage. En confiant aux images le soin de créer des "correspondances  critiques", la connaissance par le montage équivaut à une connaissance par "l’hallucination", qui polarise les dimensions documentaires et hallucinatoires. Au plan politique, l’enjeu de l’image consiste à complexifier la compréhension du monde en désorganisant la vérité linéaire du discours conceptuel. Parce qu’il s’agit pour Brecht non pas de "rendre le réel", mais de "rendre le réel problématique", la vérité est assimilée à une "fusée", une "bribe", une connaissance avant tout des failles et des désordres.

Avec le montage, Didi-Huberman met en avant une certaine conception de la connaissance, et partant, du statut de la vérité. La réflexion d’ordre esthétique et politique conduit à une affirmation philosophique, faisant l’éloge de l’aporie, de la faille du discours, du chaos comme matrice d’une vérité singulière. Maurice Blanchot est convoqué, plusieurs formulations invitent à une relativisation du concept de vérité, mais on regrette que Didi-Huberman n’assume pas explicitement tout le retentissement de sa théorie du montage. Car c’est bien d’une métaphysique lourde d’héritage philosophique   qu’il s’agit en dernière instance dans ce texte.

Cette carence dans l’explicitation des enjeux résulte peut-être en partie de l’injonction interdisciplinaire. À force de croiser les perspectives (esthétique, historique, politique…), dans une grande richesse heuristique, le risque est encouru de ne pas formuler toutes les incidences des différents points de vue. La psychologie est par exemple déçue d’une définition floue de l’enfance pourtant au cœur du projet   ; la littérature est privée d’une analyse stylistique des épigrammes de Brecht ; le cinéma est insatisfait car les théories fondamentales du montage ne sont que très peu convoquées   , et surtout, la philosophie est frustrée d’une conception excitante de la vérité. Mais le texte de Didi-Huberman, modèle de travail transdisciplinaire, a les défauts de ses qualités, et réciproquement : c’est bien parce que le trait n’est qu’ébauché que les différentes trames peuvent interagir. De ces corrélations s’esquisse le dess(e)in d’ensemble, enrichi du croisement des regards.



Parce que pour l’historien de l’art, le discours se brise devant l’image   , son dernier ouvrage ne se construit pas comme un traditionnel essai sur le pouvoir de l’iconographie. Le travail classique du logos semble se réduire à l’état congru : on ne trouve ni introduction, ni conclusion, ni explicitation d’une problématique ou annonce de plan. L’analyse fait l’impasse sur les topos du genre universitaire, et l’idée est d’emblée séduisante de trouver dans ce livre, au-delà d’une forme novatrice, une pensée originale. L’organisation du discours dans la table des matières s’énonce sous la forme de substantifs ; au fil des six parties, les chapitres s’intitulent "Exil", "Journal", "Lisibilité", "Légende", "Étrangeté"… Surgissements de concepts dans l’image : voilà en quelques mots la patte Didi-Huberman. Mais la force de l’ouvrage tient à ce que la formule condense aussi bien la forme du texte que la thèse qui y est défendue.

Quand les images prennent position se donne finalement comme un plaidoyer pour restituer aux images les conditions d’une portée critique. Cette thèse s’extirpe difficilement de l’ouvrage, tant il est foisonnant d’enjeux. La lecture s’apparente alors à une enquête, dont l’objectif est de découvrir pas à pas les indices qui divulgueront le point de croisement entre l’esthétique – l’image –, l’histoire – le savoir –, et le politique – la prise de position. Si l’imbrication entre ces trois éléments peut paraître obscure, son dévoilement procure un réel plaisir de l’entendement, une satisfaction quasi esthétique face à une intrigue théorique rondement menée