La première biographie intellectuelle de l'une des figures majeures de l'éthique environnementale anglo-américaine.

D’un suicide financier à l’autre

Ludwig Wittgenstein est probablement l’auteur du suicide financier le plus retentissant du siècle dernier. A la mort de son père, riche industriel autrichien à la tête du cartel de l’acier, il hérite en 1913 d’une immense fortune dont il se délestera très vite, d’abord l’année suivante sous forme d’un don réparti par Ludwig von Ficker entre différents artistes viennois de l’époque (entre autres, Rilke, Trakl, Lasker-Schüler, Kokoschka, Loos), puis à la fin de la guerre en renonçant à sa part au profit de son frère Paul et de ses sœurs Hélène et Hermine.  

Moins connue, mais tout aussi spectaculaire, est l’histoire de ce "millionaire for five hours" qui aura attendu patiemment la fin de la cérémonie de remise du prix Templeton décerné annuellement, depuis 1973, à la personnalité ayant le plus contribué au "progrès de la recherche et de la découverte dans le domaine des réalités spirituelles" pour se dessaisir d’un million de livres sterling au profit de l’Université de Davidson, située aux Etats-Unis, en Caroline du Nord, en vue de financer une chaire de recherche en sciences naturelles et en religion. Le beau livre que vient de signer Christopher Preston est entièrement consacrée à la biographie intellectuelle de cet homme extraordinaire : Holmes Rolston III.     

Où l’absence d’eau courante n’altère pas la soif d’apprendre

Aujourd’hui professeur de philosophie retraité de l’Université de Colorado, Holmes Rolston peut bien être tenu pour l’un des pères fondateurs de l’éthique environnementale anglo-américaine telle qu’elle s’est constituée en tant que champ d’investigation philosophique au début des années 1970. En l’absence de la contribution qu’il a apportée et de l’influence immense qu’il a exercé, nul doute que le champ d’éthique environnementale contemporain présenterait un tout autre visage.


Né le 19 novembre 1932 à Staunton, dans l’Etat de Virginie, Rolston est le fils et le petit-fils de ministres presbytériens dont il partage le nom et la religion – raison pour laquelle il est dit être le troisième de la lignée. Selon son propre témoignage, la maison dans laquelle il a passé son enfance, située au cœur de la célèbre Shenandoah Valley, ne disposait ni d’électricité ni d’eau courante, mais a eu l’incomparable mérite d’offrir au jeune environnementaliste sa toute première immersion au sein d’une nature luxuriante et sauvage.

Rolston suit d’abord des études de physique et de mathématiques à l’Université de Davidson – celle-là même à laquelle il confiera le soin de gérer la dotation du prix Templeton – avant de se tourner rapidement vers la biologie. En 1953, il s’inscrit à un cursus universitaire de théologie et d’études religieuses commencé à l’Union Theological Seminary de Virginie et achevé à l’Université d’Edinburgh, où il soutient son Ph. D. en 1958 sous la direction de Thomas F. Torrance.

Pendant la décennie suivante, tout en remplissant l’office religieux de ministre presbytérien non loin des Montagnes Appalaches, en compagnie de sa femme et de ses deux enfants, il parachève son éducation en étudiant la minéralogie, la géologie, la zoologie, la paléontologie, la botanique, l’écologie, il approfondit ses connaissances en biologie (générale et évolutive) par le biais de lectures personnelles et de cours délivrés à l’Université du Tennessee auxquels il assiste en auditeur libre. Il commence également à se faire connaître au titre d’écologiste militant en demandant la conservation de certaines espèces sauvages de la région des Appalaches. Le goût naissant qu’il éprouve pour la philosophie le pousse à s’inscrire à l’Université de Pittsburgh d’où il sortira diplômé en philosophie des sciences en 1968. Son premier poste d’enseignant lui est offert la même année à l’Université de Fort Collins située au Colorado, dans laquelle il exercera durant toute sa carrière.

A la croisée d’une éthique environnementale

Rarement sans doute la formation académique d’un philosophe aura fixé à l’avance avec autant de précision le cadre théorique dans lequel la réflexion de celui-ci se développera pendant les décennies suivantes. L’œuvre volumineuse de Rolston, forte aujourd’hui de plus de deux cents articles et d’une demi-douzaine de livres   , se situe en effet exactement à la croisée de l’épistémologie des sciences naturelles, de la philosophie morale et des études religieuses – au point d’intersection d’une éthique environnementale dont l’élaboration constitue tout à la fois l’invention propre de Rolston et son apport spécifique au renouvellement du dialogue entre la science et la religion initié dès la fin des années soixante par Thomas F. Torrance.


C’est dire par là même la difficulté qu’il y a à présenter, fût-ce dans ses grandes lignes, une œuvre qui demande pour être comprise que soit rigoureusement respectée cette triple polarisation qui lui confère tout son prix et toute son originalité.

L’ambition de Christopher Preston n’est pas à proprement parler de relever ce défi. Plus modestement, l’auteur entreprend de faire tenir dans les limites du même livre deux propos qui, au reste, ont quelque peu tendance à se juxtaposer.
Les sept premiers chapitres sont essentiellement consacrés à la biographie d’un homme dans la carrière duquel – comme Henri Bergson le disait de la sienne – "rien de remarquable, du moins rien d’objectivement remarquable" ne s’est produit   – si l’on accepte de tenir pour peu de choses le grand rayonnement de son œuvre, traduite dans une dizaine de langues, et la reconnaissance académique internationale qui l’a conduit, entre autres, à donner d’innombrables conférences sur les sept continents, et à succéder en 1997 à William James et à Albert Schweitzer dans le cadre des prestigieuses Gifford Lectures de l’Université d’Edinburgh.

Les six derniers chapitres s’efforcent d’offrir une présentation synthétique de quelques-unes des thèses majeures de la philosophie de Rolston (la valorisation de la nature sauvage, l’élaboration d’une esthétique environnementale qui s’inspire librement de celle d’Allen Carlson, les prises de position audacieuses en matière de justice environnementale, l’idée théologique si déroutante d’une "nature cruciforme", etc.), non seulement avec une admirable clarté, mais avec le souci constant de les unifier sous le concept opératoire de "storied residence" que l’auteur tient, à juste titre, nous semble-t-il, pour fondamental dans l’architecture de cette pensée, au point de pouvoir jouer le rôle de ce point unique, infiniment simple, en lequel Bergson voyait se ramasser la pensée des grands philosophes  

L’odyssée de l’évolution

Que faut-il entendre par là ? Commençons par le problème de traduction. Si "residence" ne pose guère de difficultés, l’on sait que "storied", en revanche, peut revêtir plusieurs significations en anglais, pour designer soit ce qui est illustre ou glorieux (on parlera, par exemple, de "the storied journey of the Mayflower"), soit – s’agissant d’une tapisserie ou d’un chapiteau – ce qui est décoré de scènes à personnages, et spécialement de scènes tirées de l’Ecriture sainte (c’est le sens du mot français "historier"). Lorsqu’il emploie le mot – ce qu’il fait très fréquemment, en le déclinant de multiples façons ("storied place", "storied natural history", "storied fitness", etc.) –  Rolston joue toujours avec ces deux significations, auxquelles s’ajoute, pour le lecteur anglophone, l’idée d’une narration, d’une histoire ou d’une romance, au sens d’un récit d’événements réels ou imaginaires (comme lorsque l’on parle par exemple d’une "love story").

Aux yeux de Rolston, l’histoire de l’évolution de la vie sur terre offre une illustration parfaite de ce genre d’"histoire glorieuse" – de "geste" serait-on tenté de dire – parce qu’elle est, dans son ensemble, l’histoire du triomphe de la vie et, en particulier, celui des espèces encore existantes avec lesquelles nous avons coévolué. Il n’est sans doute pas abusif de dire que tout l’effort philosophique de Rolston, de livre en livre et d’article en article, depuis plus de trente ans, a été de déployer pour elle-même, avec un certain luxe de détails, l’histoire évolutive de la vie telle que le darwinisme l’a rendue intelligible, en faisant valoir la formidable créativité qui l’anime de telle sorte à forcer le respect et, par là même, à déterminer en sous-main des comportements normatifs à l’endroit de l’environnement naturel. 

C’est à cette fin qu’il invite ses lecteurs à examiner de plus près le règne du vivant (depuis la forme végétale la plus fruste jusqu’à l’organisme animal pluricellulaire), en leur apprenant à s’émerveiller des phénomènes d’organisation, des processus d’autorégulation et de suppléance fonctionnelle, lesquels attestent partout qu’il y a comme une intelligence de ce qui vit, une plasticité et une puissance de restauration des formes de l’organisme qui croît, qui cicatrise ses blessures, qui résiste à la mort et se reproduit. De ce point de vue, dire d’un être naturel qu’il possède une "valeur intrinsèque" indépendamment de toute conscience humaine qui lui en conférerait une, revient simplement à lui reconnaître la capacité à afficher un projet propre, inscrit en lui par voie de programmation génétique, pouvant se déployer et se réaliser de façon autonome.



La vie comme narration intergénérationnelle  

A terme, l’histoire naturelle, si elle est bien racontée, devra inspirer un sentiment de crainte respectueuse mêlé d’admiration – ce sentiment paralysant d’être dépassé par une puissance créatrice supérieure, qui nous enveloppe en nous assignant une position au sein de la création, en tant que l’espèce humaine constitue simplement l’un des chapitres de l’odyssée de la vie sur terre.

L’importance cruciale du choix du modèle narratif pour comprendre la succession des formes de vie commence alors à apparaître plus clairement. En un sens, il s’agit, dans une large mesure, d’une variation inédite sur le thème du grand livre de la nature : là où Galilée invitait le lecteur à en apprendre la langue intemporelle, celle des mathématiques, sans laquelle il est humainement impossible d’en saisir le moindre mot, Rolston nous invite à suivre le développement et l’enchevêtrement des lignes de vie dans le temps, à retrouver derrière les formes de vie actuelles la longue histoire dont elles sont les héritières, à saisir pour lui-même ce long et lent travail de la vie sur terre qui est un véritable miracle de créativité investissant les êtres qu’il appelle à l’existence d’une dignité qui force le respect.

L’histoire de la vie révèle la nature en tant que nature "projective", laquelle forme des projets, trace des lignes de vie, édifie des équilibres écosystémiques, dans le cadre d’un système où rien n’est laissé au hasard, où tout joue un rôle, aussi discret soit-il, et où pourtant tout peut advenir. Pour peu que les hommes apprennent à admirer pareil spectacle dont ils sont partie intégrante, à s’étonner de la grandeur et de la durée de l’entreprise biotique, ils ne manqueront pas alors d’apprécier comme il se doit le lieu de leur séjour – leur résidence légendaire ("storied residence") – et de se soucier du rôle qu’ils y tiennent en ayant soin de ne plus agir à la façon de vandales