En décryptant le rôle des émotions dans les mobilisations, les auteurs s'écartent de la vision de l'engagement héritée des thèses d'Olson.

 

Quel rôle les émotions jouent-elles dans les mobilisations politiques ? Quelles sont-elles ?  Quelles sont les stratégies mises en œuvre par les entrepreneurs de cause pour susciter des réactions affectives et, partant, la mobilisation ? En quoi l'étude minutieuse de l'histoire sociale des individus, ainsi que du contexte spatio-temporel, sont-ils indispensables pour comprendre ce qui préside au ressenti d'une émotion et à sa traduction discursive, tant chez les militants que chez les "cibles" des campagnes ? Telles sont les questions qui sont au cœur de cet ouvrage.

Dans le sillage de l'ouvrage de Jasper et Goodwin   , l'objectif est ici de réinterroger le modèle défendu par Mancur Olson, selon lequel l'engagement résulte d'un calcul rationnel en termes de rétributions et de biens privatifs. "À moins de faire preuve d'un aveuglement étonnant, le chercheur ne peut nier que bon nombre de militants paient beaucoup plus, en temps et en argent, qu'ils ne sont rétribués par leur engagement. Il paraît donc pertinent d'affirmer que c'est parce qu'ils se voient offrir la possibilité d'éprouver les "émotions propres à la cause étudiée que les activistes supportent le coût de leur activisme militant", affirme Christophe Traïni.

Ce schéma dichotomique, fruit d'une confusion entre le descriptif et le prescriptif opposant rationalité et émotion, a longtemps freiné la connaissance. C'est la raison pour laquelle l'étude des émotions en tant qu'objet de mobilisation est indispensable pour comprendre ce qui préside à la naissance et au développement d'un mouvement social. "Pour amener les gens à partager les préoccupations des autres, à s'intéresser à un problème qui n'appartient pas à leur univers personnel, il faut être en mesure d'établir un lien spécifique entre le problème en question et leur réaction émotionnelle", souligne George Marcus   .

Dans le travail de sensibilisation qu'ils effectuent, il s'agit pour les militants de répondre à une triple interrogation. D'abord, le "quoi" : quel message veut-on faire passer, quelle(s) émotion(s) veut-on susciter ? Puis, le "comment" : quels types de procédés discursifs et quels outils de communication vont être mobilisés pour faire passer le message ? Enfin, la question des objectifs - le "pourquoi" - complétera le dispositif de sensibilisation : quels résultats sont escomptés grâce à la campagne, tant en termes de retours affectifs que d'engagement concret ?

Ce concept de dispositif de sensibilisation est au cœur des travaux de tous les auteurs rassemblés dans cet ouvrage. Il s'agit selon Traïni de "l'ensemble des supports matériels, des mises en scène, que les militants déploient afin de susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à s'engager ou à soutenir la cause défendue" (p. 13). Ce concept est effectif en ce qu'il permet le recoupement de plusieurs types de données empiriques qui, prises séparément, ne permettaient que des interprétations partielles des mobilisations. Le dispositif de sensibilisation est ainsi le point de connexion entre l'élaboration des cadres discursifs, les rapports aux médias, les biographies et carrières militantes, les propriétés des organisations, les calculs stratégiques, le rapport de force entre les acteurs en présence, et enfin l'évolution des contextes de l'action collective, et des conjonctures politiques.

L'ouvrage est divisé en trois parties. La première s'intéresse aux différentes stratégies de communication mises en œuvre par les militants. La deuxième partie interroge l'articulation entre les émotions suscitées dans le public et celles ressenties par les militants à la lumière des différentes stratégies de sensibilisation. Enfin, la troisième partie, résolument comparative, entend montrer l'importance des contextes historique, spatial et social qui contraignent, autorisent ou disqualifient l'expression de certains sentiments.

Soulignant la dissonance cognitive existant entre la pureté d'une cause d'un côté, et les techniques du marketing utilisées pour sensibiliser le grand public de l'autre   , les auteurs rappellent l'objectif principal de toute campagne de mobilisation : toucher les décideurs politiques, soit directement, soit par l'intermédiaire d'une sensibilisation populaire et médiatique. Pour ce faire, on mobilise différentes émotions. De l'indignation face au mal-logement (chap 3) à la complicité avec les intermittents grâce à une dénonciation ironique des responsables de leurs problèmes (chap 2), de l'enthousiasme désordonné et solidaire du téléthon (chap 4) à la compassion devant le drame vécu par les familles de condamnés à la double peine (chap 1), les émotions suscitées le sont grâce à divers dispositifs de communication correspondant à la « cible » que l'on veut viser.

Avec ses animations dans les villes pour le téléthon, ce que Jean-Philippe Heurtin nomme la "force T" procure à chaque participant, en fonction de ses moyens physiques et financiers, le sentiment de faire partie d'une communauté de destin le temps d'une soirée. De leur côté, les intermittents du spectacle entendent prendre à témoin l'opinion de l'injustice de leur situation, qu'ils comparent à d'autres combats sociaux, désignant de façon presque caricaturale les coupables. C'est pourquoi leur stratégie consiste à envahir des plateaux de télévision en direct à des heures de grande écoute.

Pour faire avancer le combat contre la double peine, les promoteurs doivent imaginer une stratégie de contournement, en raison de l'illégitimité apparente du combat. En témoignent le passage par les voies artistiques et le parrainage de quelques artistes   . Les concerts ont ainsi servi à attirer un public non sensibilisé, qui a pu financer le mouvement tout en se faisant plaisir. La projection du film de Bertrand Tavernier et le débat qui suivit ont également offert à un public plus restreint l'occasion de débattre ; un public dans lequel figurait le député RPR Étienne Pinte, qui, touché par ce qu’il venait d’entendre, cherchera également à sensibiliser le ministre de l'Intérieur… avec succès car ce dernier s’emparera du problème

Enfin, utiliser le témoignage, l'histoire personnelle d'un enfant ou d'une femme comme le fait le Secours populaire, relève de ce que Luc Boltanski nomme la topique du sentiment   , qui identifie la victime, le bienfaiteur, mais pas le coupable. La mise en scène qui l’accompagne engendre un processus d'identification immédiat entre le public et le témoin : on sort ainsi de la description froide porteuse de fatalisme, à un récit de vie qui suscite tristesse et compassion.

La deuxième partie du livre se penche plus en détail sur les militants, leurs émotions et leur articulation avec une vraie stratégie discursive. Christophe Broqua et Olivier Fillieule (chap 6) reviennent par exemple longuement sur la colère des militants d’Act up, une colère au fondement de la mobilisation et du message destiné au public, et sur la violence sincère mais mise en scène pour les besoins de la cause. Les fameux zap montrent ainsi comment le travail émotionnel de la colère se conçoit dans et par le conflit. Elle est par conséquent éminemment politique, et ne résulte pas d'un accès de folie. "Se mettre en colère", affirme une militante, est une performance ; il faut surmonter sa peur, comme avant d'entrer en scène.

Sandra Fayolle (chap 7) met quant à elle en avant une certaine distorsion au sein de l'Union des Femmes Françaises, organisation émanant du PCF. Il s'agissait en effet de pouvoir rassembler au-delà des sympathisantes, en utilisant l'image de la maman, en gommant la rhétorique du parti, en parlant au "cœur" des femmes, en faisant leur éducation politique malgré elles. Mais parallèlement, et dans le contexte de la guerre froide, il convenait de rendre insoutenable, dans l’esprit de ces femmes, l’idée d'envoyer leurs enfants se battre contre l'URSS. Il résulta de cette double stratégie une incompréhension entre les militantes communistes et les promoteurs de l'UFF.

Un autre exemple de ce mariage entre émotions et mobilisation nous est fourni par Anthony Pécqueux (chap 5), qui revient sur la mobilisation autour du château de Lunéville, en Lorraine. Les larmes du maire, effondré devant le monument en proie à un incendie, suscitèrent de très nombreuses lettres de soutien et de nombreux dons. La réussite du mouvement résida cependant dans la transformation de cette tristesse en enthousiasme créatif. Cet exemple suggère qu’il est possible de créer une alchimie entre des émotions sincères et une stratégie de recueil de fonds et de mobilisation (création d'une association, organisation de manifestations sportives et culturelles pour les dons, réalisation de deux DVD sur la reconstruction, nomination d'un haut fonctionnaire de la culture à la tête de l'association etc.).

James Jasper distingue les notions d'"émotions réciproques" et d' "émotions partagées". Les unes sont les émotions ressenties au sein d'un même groupe autour d'une même cause (estime, fraternité, solidarité), les autres sont les émotions que le groupe expérimente à l'égard de l'environnement (indignation, colère, enthousiasme, sympathie). D'après Jasper, ce sont ces émotions qui renforcent l'adhésion des individus au groupe et qui, également, sont au centre de la consolidation et de la désagrégation du mouvement. À cet égard, Pierre-Olivier Salles (chap 11) montre très bien comment l'aspect militant des systèmes d'échanges solidaires en Argentine a disparu sous l’effet d’un afflux massif des plus pauvres. Victime de son succès, ce système parallèle a en effet perdu son identité originelle et a échoué à en fabriquer une autre, plus englobante. Pour sa part, Christophe Traïni (chap 8) souligne, dans son étude sur l'opposition à la tauromachie, que les émotions partagées au sein d'un même groupe peuvent varier en fonction de l'histoire sociale de chacun, mais sans que cela entrave le mouvement. C'est même ce caractère équivoque qui permet aux mouvements sociaux de pouvoir agréger des catégories d'individus aussi diverses. 

La troisième partie du live vise à montrer dans quelle mesure un contexte socio-historique national peut influencer tant les émotions qu'il est socialement acceptable d'éprouver publiquement, que celles qu'il est recommandé d'exprimer ou de réprimer. La contribution de Frédéric Vairel, qui traite de la réforme du code de statut personnel des femmes au Maroc, en rend parfaitement compte. L'auteur souligne que, en dépit de procédés de sensibilisations semblables à ceux observés en France (sit in devant le parlement, campagne d'information, recours aux témoignages de femmes battues ou mariées de force), la contrainte contextuelle s’affirme bien plus au Maroc. À aucun moment en effet, les militantes ne vont remettre en cause le Roi ou la religion. La critique de l'ordre social et politique est contournée. Aussi reste-t-on dans la sphère du privé, où c'est au sort, d'une certaine façon, de décider si telle femme aura un bon mari ou pas.

Au-delà de la diversité des exemples traités, on regrettera cependant que les liens entre émotions et mobilisations soient très souvent supposés plus que démontrés. La question de la mesurabilité reste en effet une sorte d’impensé de la sociologie des mouvements sociaux. Elle permettrait cependant à cette discipline de se détacher définitivement des critiques avancées par les tenants de la psychologie des foules